L’autorité performative de la diplomatie Nobel – L’Union européenne, prix Nobel de la paix 2012

0
217

Drapeau de l'Union européenneDans son discours de proclamation, le président du Comité Nobel, Thorbjorn Jagland, a déclaré notamment que « L’UE et ses ancêtres contribuent depuis plus de six décennies à promouvoir la paix, la réconciliation, la démocratie et les droits de l’Homme en Europe ».

Le bruit et la fureur autour d’un malentendu 

 Cette décision a été immédiatement saluée par les principaux représentants de l’institution lauréate. Ainsi, Martin Schulz, le président du Parlement européen, s’est-il déclaré profondément « ému » et « honoré » se félicitant que l’UE ait « remplacé la guerre par la paix et la haine par la solidarité ». Quant au Président du Conseil européen, Herman van Rompuy, il a exprimé sa fierté, tandis que le président de la Commission, José Manuel Barroso qualifiait cette attribution de « grand honneur ». Catherine Ashton, la représentante de l’UE pour les Affaires étrangères a vu pour sa part dans ce Nobel une « reconnaissance » du travail de l’Union « pour la réconciliation, la démocratie, la promotion des droits de l’Homme et l’élargissement de la zone de paix et de stabilité sur le continent ». S’agissant de Michel Barnier, le commissaire au Marché intérieur, il a considéré que ce prix « récompensait tous ceux qui ont eu l’audace et le courage de participer à ce projet de paix et de progrès » car selon lui, « il n’y a pas d’autre exemple de continent qui s’organise ainsi pour mutualiser son destin, exister et continuer à peser dans le monde ».

D’anciens responsables qui ont exercé au cours des dernières décennies d’éminentes responsabilités dans le processus de construction européenne se sont montrés tout aussi enthousiastes. Ainsi en est-il de l’ancien ministre Maurice Faure, dernier signataire français du traité de Rome (1957) encore vivant, qui estime que l’UE doit profiter de ce prix pour faire « un pas vers la fédération, indispensable à la survie de la construction européenne ». De la même façon, l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, y discerne « un message à la fois moral et politique [qui] montre que les valeurs de solidarité, de confiance réciproque et autres peuvent amener un monde meilleur ». Enfin, l’ancien président de la république française, Valéry Giscard d’Estaing, favorable à une Europe fédérale et qui présida la Convention sur l’avenir de l’Europe, à l’origine du traité de Rome II  s’est réjoui « que l’effort des Européens vers la paix soit reconnu et récompensé [car] L’Europe reçoit le Prix Nobel de la Paix parce qu’elle a fait la paix en Europe ».

Quant aux réactions officielles des États membres, rappelons simplement celles du fameux couple franco-allemand dont l’accueil fut tout aussi positif. En effet, le président français, François, Hollande, a déclaré : « cetteLes prix Nobel récompense nous engage tous à poursuivre vers une Europe plus unie, plus juste, plus forte et porteuse de paix », tandis que la chancelière allemande, Angela Merckel, a salué « la décision formidable » d’attribuer le prix Nobel de la paix à l’Union européenne, en mentionnant l’euro qui incarne, selon elle, l’Europe pacifique. Elle y voit certes une monnaie, mais plus encore la matérialisation même de l’idée d’Europe comme communauté de paix et de valeurs. Enfin, nul ne s’étonnera que le président de la Fondation Schuman participe de ce concert laudatif ; Jean-Dominique Giuliani évoquant « une distinction qui aurait dû être attribuée depuis longtemps, car le projet européen a apaisé un continent l’UE a inventé quelque chose qui n’existe pas dans l’histoire de l’humanité, l’unification pacifique d’un continent ».

Cependant, que n’a-t-on entendu et lu dans le même temps comme critiques acerbes, sarcasmes et moqueries stigmatisant aussi bien l’Union européenne que le Comité Nobel, lorsque ce n’était pas l’existence du prix lui-même dénigrée et qualifiée de « farce » ou d’« escroquerie ». En l’occurrence, les réseaux sociaux ont déployé une activité d’une rare intensité où la violence l’a constamment disputé à l’ignorance. Dès le 12 octobre, une déferlante de considérations passionnelles marquées au sceau de l’inexactitude s’est répandue sur Internet et dans tous les médias pour dénoncer le « cynisme » d’une « décision invraisemblable » « ridicule » et « d’une rare hypocrisie ».

Ne comprenant pas plus cette attribution qu’il n’avait compris celle accordée au président Obama[1], le prix Nobel de la paix (1983), Lech Walesa, persiste dans l’erreur, se disant « surpris et déçu ». Pour conforter son propos, le leader historique du syndicat polonais Solidarité, ajoute : « Certes, l’Union européenne tente de changer l’Europe et le monde de manière pacifique, mais elle se fait payer pour cela alors que les activistes s’engagent dans leur action juste pour défendre une idée ». Dans le même registre, l’ex-dissidente soviétique et militante russe pour la défense des droits de l’Homme, Lioudmila Alexeeva regrette, quant à elle, que le jury Nobel n’ait pas préféré récompenser des défenseurs des libertés, tels que « des prisonniers politiques iraniens » ou les « défenseurs des droits de l’Homme » en Russie.

Déjà à Oslo, dans la ville même où siège le Comité Nobel et où le prix est remis chaque année, la polémique prend de l’ampleur. Le Conseil norvégien pour la paix, un organisme fédérant 23 organisations militantes, va jusqu’à
demander la démission de Thorbjorn Jagland : « Alfred Nobel voulait récompenser quelqu’un qui, l’année précédente, avait œuvré pour la paix! », s’exaspère Hedda Langemyr, sa directrice, « C’était peut-être vrai il y a cinquante ans, mais aujourd’hui, l’UE est en crise profonde, et la confiance entre ses membres est très fragile. […] Ce prix est politique : le comité a déshonoré la mémoire de Nobel ». Ce faisant, elle oublie un peu vite qu’il ne suffit pas d’être Norvégienne pour avoir raison et qu’il ne suffit pas d’invoquer Alfred Nobel pour présenter des contre-vérités comme arguments d’autorité. Leader du mouvement « non à l’UE », Heming Olaussen, ne décolère pas davantage : « Cette décision est absurde ! », s’insurge-t-il, « L’UE n’est absolument plus un projet pour la paix: ni pour le tiers-monde, ni même pour ses propres citoyens […] elle laisse 25 millions de personnes au chômage sans rien faire! Allez donc voir dans les rues de Madrid ou d’Athènes si les gens pensent que l’UE mérite un prix Nobel…». Naturellement, les eurosceptiques ont particulièrement brocardé la décision du Comité Nobel. Pour le coprésident du Parti de gauche, Jean-Luc Mélenchon, elle mérite « le prix de l’humour noir » et certainement pas « le prix Nobel d’économie, tant sa politique aggrave la crise et le chômage » a-t-il ironisé, ajoutant, « certes, l’Union européenne a garanti la paix aux marchés financiers, aux spéculateurs et aux profits bancaires, mais ne mène-t-elle pas une guerre contre les peuples qui la composent et leurs droits sociaux ? ». Autre ancien candidat à l’Elysée, à afficher son hostilité, Nicolas Dupont-Aignan a moqué un « prix Nobel à titre posthume pour l’Union européenne », considérant qu’elle « a recréé des tensions et rouvert les plaies que l’Europe de la paix avait refermées ». Enfin, la responsable du Front National, Marine Le Pen, a estimé, pour sa part, que l’attribution du Nobel à l’UE marquait « trois ans après Barack Obama, l’homme de toutes les guerres, la faillite totale du Comité Nobel ».

L’Union européenne ne mérite ni « cet excès d’honneur ni cette indignité ». on constate ici que ses thuriféraires comme ses détracteurs s’épuisent en un interminable malentendu fondé sur une complète méconnaissance du système Nobel. Ce faisant, ils partagent une même incapacité à appréhender convenablement la signification de ce prix. Pour dépasser ce dialogue de sourds aussi normatif que vain, revenons sur la genèse de ce système global.

Sociogenèse d’un système international de gratifications

Dans son testament du 27 novembre 1895, le chimiste, industriel et philanthrope suédois, Alfred Nobel, a jeté les bases d’un système international de gratifications résolument pacifiste et cosmopolite. Dans ses dispositions
testamentaires, il a souhaité la création de cinq prix annuels qui devaient tous concourir à pacifier la scène mondiale[2] : physique, chimie, physiologie-médecine, littérature ainsi qu’un prix de la paix dont il a exigé que l’attribution en soit confiée au Parlement norvégien. À l’époque, cette précision a suscité une profonde réprobation en Suède car la Norvège se trouvait alors placée sous l’autorité de Stockholm [3]. Mais, outre le fait que la Chambre d’Oslo était dans ces années-là une des rares assemblées à être réellement démocratiques en Europe, l’activité qu’elle avait déjà déployée en faveur de la paix parut à l’inventeur de la dynamite plus déterminante que le conflit au sein de l’Union suédo-norvégienne, pourtant très vif. Libéral et démocrate, Nobel a donc désigné expressément le Storting[4], pour assurer la gestion de ce prix, estimant qu’elle était l’institution la plus qualifiée et la plus légitime.

Paradoxalement, c’est donc en Norvège, l’un des pays aujourd’hui les plus eurosceptiques, qu’a été décerné le prix Nobel de la paix à l’Union européenne[5]. En effet, depuis 1901 – date de la remise des premiers prix – un comité émanant du parlement norvégien récompense à Oslo une personnalité ou un organisme qui a particulièrement œuvré en faveur de la paix.

Chaque année, les membres des six comités adressent en septembre un questionnaire à de très nombreuses personnalités réparties dans le monde entier et habilitées à proposer des candidats. Ces nominateurs, anciens lauréats des prix Nobel, professeurs, directeurs de laboratoire, présidents de société de littérature, membres d’organisations internationales, membres des Parlements et des gouvernements (pour le prix de la paix), sont invités – sous le sceau du strictly confidential – à proposer, sans les classer, leurs trois candidats pour le Nobel de l’année suivante avec une description de la recherche ou de la mission de paix susceptible d’être primée. Les impétrants – jamais plus de trois – doivent impérativement figurer dans cette première liste.

Les comités étudient ces propositions qui doivent leur être parvenues avant le 1er février. Pour ce faire, ils requièrent le plus souvent l’aide et la compétence de plusieurs groupes d’experts. Puis, à l’issue de cette étape longue et minutieuse, ils établissent une short list comptant rarement plus de cinq noms et proposée ensuite au choix final de chaque institution concernée. Traditionnellement, cette dernière entérine la proposition, se bornant tout au plus à modifier le classement avant que sa décision définitive ne soit annoncée à la mi-octobre. Toutes les délibérations des instances d’attribution des prix demeurent secrètes et interdiction est faite aux membres du jury de les divulguer (le délai est de cinquante ans pour l’ouverture des archives).

Le montant de chaque prix décerné est variable suivant les intérêts du capital, mais jusqu’à présent les lauréats recevaient environ un million d’euros [6], exempt d’impôts, à partager s’il s’agit de colauréats. En 2012, il est passé de 10 à 8 millions de couronnes norvégiennes, soit environ 923 000 euros. Pour l’Union européenne, cette somme demeure toutefois négligeable au regard de son budget annuel (142 millions d’euros en 2011). Il se pourrait donc que ses responsables s’inspirent du geste de certains lauréats[7]. Récemment Barack Obama (2009) l’a reversé à une dizaine d’associations caritatives, telles que le Fonds Clinton-Bush pour Haïti par exemple.

Rappelons que ces règles valent pour tous les prix car chacun devait, aux yeux de Nobel, – quelle que soit la spécialité honorée – servir le bien-être de « l’humanité tout entière ». Mais revenons à ses dispositions testamentaires. S’agissant du prix de la paix, le philanthrope suédois n’a pas indiqué de critères de sélection bien précis. Il s’est contenté d’esquisser trois grandes orientations : « Il faut avoir œuvré pour la fraternité entre les nations, pour l’abolition ou la réduction des forces armées et pour la tenue et la promotion des conférences pour la paix » a-t-il écrit. En revanche, il a tenu à préciser expressément que le ou les lauréats devraient être sélectionnés, sans aucune considération de nationalité.

Après plus d’un siècle d’attributions, il est désormais permis de dégager quatre grands types-idéaux de lauréats de la paix qui ont participé à l’émergence et à la mise en place d’une diplomatie Nobel.

          Le militantisme pacifiste et humanitaire. Dès l’origine, le Comité norvégien s’est efforcé de respecter à la lettre les volontés testamentaires d’Alfred Nobel. Ont donc été tout naturellement récompensés, et en premier lieu, les militants pacifistes : n’avaient-ils pas su rallier l’industriel suédois à leur cause ? Jusqu’au début des années vingt, les nobélisés sont d’ailleurs des familiers des congrès pacifistes qu’il aimait lui-même à fréquenter. Parmi eux, l’économiste et parlementaire Frédéric Passy (1822-1912), si proche d’Alfred Nobel dans ses analyses, et qui reçut, avec Henri Dunant, le premier prix décerné en 1901.

Pour encourager le courant pacifiste, le Storting a tenu, dès les débuts, à gratifier aussi des personnes morales de droit privé ou des organisations internationales de droit public, soulignant ainsi que la réussite du combat pour la paix relevait autant d’une mobilisation collective qu’elle procédait d’une démarche individuelle. Prévalait également dans cette doctrine le souci implicite de marquer la reconnaissance d’une division du travail : aux individus, le travail d’éducation pacifiste ; à ces organismes, le soin de réaliser un travail de terrain, voire d’intendance souvent ingrate[8]. De cette logique, découle encore aujourd’hui des effets de synergie : gratifier l’un revient à inciter l’autre.

C’est ainsi qu’il faut comprendre les prix attribués à l’Institut de droit international de Gand (1904), au Bureau international de la paix (1910), au Comité international de la Croix-Rouge (1917, 1944-45, 1963), à l’Office international Nansen pour les réfugiés (1938), aux Friends Service Council et American Friends Service Committee (1947), au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (1954 ; 1981), à l’UNICEF (1965), à l’Organisation Internationale du Travail (1969), aux Forces des Nations Unies (les fameux casques bleus, 1988), aux Nations Unies et à leur Secrétaire général, Kofi Annan (2001). Plusieurs ONG ont été également récompensées, telles Amnesty International en 1977, l’année même que cette organisation dédiait au « prisonnier d’opinion ». Le prix couronnait ainsi la réussite de son combat, tout en lui permettant de conforter son indépendance financière. Dans le même esprit, en 1997, l’année où fut signée la Convention d’Ottawa, le réseau mondial d’ONG, ICBL (Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel) fondé en 1992, sera lui aussi gratifié de cette récompense, conjointement avec sa coordonnatrice, le professeur américain, Jody Williams ; le jury d’Oslo les ayant distingués pour avoir œuvré inlassablement en faveur de l’éradication des mines antipersonnel et armes à sous-munitions. Enfin, cette ligne doctrinale conduira aussi en 1999 le Comité à gratifier du Nobel de la paix, l’ONG, MSF (Médecins sans frontières).

          La paix par le droit. Cette catégorie renvoie à des personnalités, juristes ou hommes politiques qui se sont illustrés dans les conflits comme facilitateurs ou médiateurs, et n’ont cessé de contribuer à un renforcement significatif du droit international public. À cet égard, l’Américain, Nicholas Murray Butler (1931), l’un des principaux inspirateurs du Pacte Briand-Kellogg de renonciation générale à la guerre (27 août 1928), représente certainement l’archétype du croisé de la paix.

En effet, au cours de sa longue carrière, ce juriste s’est constamment montré soucieux de redéfinir sur une base juridique les principes constitutifs des relations internationales. Quels que soient l’époque, la nationalité ou le domaine de compétence, ces adeptes de la paix par le droit ont tous œuvré à une sacralisation du droit public. Ils comptent à ce jour parmi eux de très nombreux lauréats ; citons simplement Léon Bourgeois (1920), Aristide Briand et Gustav Stresemann (1926), René Cassin (1968), et, plus près de nous, l’ancien président de la république finlandaise, Martti Ahtisaari (2008).

          Le bénévolat missionnaire. Loin de tout projet politique explicite, le jury d’Oslo tient également à encourager les œuvres caritatives, le dévouement envers les plus démunis inspirés par le souci proclamé d’aider son prochain. Cette orientation doctrinale paraît la plus évidente et compréhensible aux opinions publiques, la mieux acceptée et la plus valorisée : elle satisfait les mauvaises consciences. Tout se passe comme si, avec ce prix prestigieux au montant substantiel, l’institution Nobel donnait le spectacle ostentatoire permettant de racheter toute la misère du monde et dédouaner les citoyens comme leurs gouvernants de n’avoir rien entrepris. L’attribution du Nobel de la paix aux Américains Jane Addams en 1931, Emily Greene Balch et John Raleigh Mott en 1946, comme au dominicain belge, Georges Pire en 1958, relève de cette orientation.

Pourtant, malgré la grande popularité de ce type de choix, il convient de noter que le Comité y a eu très peu recours. Cette faiblesse quantitative étant souvent compensée, il est vrai, par le poids charismatique des lauréats au point que leurs images réussissent à s’imposer durablement dans les mémoires et à faire oublier la faible fréquence de ces gratifications. En l’occurrence, le mythe du docteur Schweitzer (1953) a très bien rempli cette fonction, tout comme la figure emblématique de Mère Téresa (1979) pour laquelle le Nobel ratifiera l’ensemble de ses récompenses reçues tout au long de son combat contre la misère et jouera ainsi comme canonisation laïque.

    L’expertise au service de la paix. Avec cette doctrine qui vise à distinguer le savant plutôt que le politique, il s’agit avant tout pour le Comité de rendre hommage à une technique ou à un savoir-faire et ce faisant, de consacrer un instrument au service d’une politique. Cette disposition qui constitue, depuis les premières années, l’une des modalités d’attribution du prix Nobel de la paix, apparaît assez audacieuse. Elle vise en effet à encourager des dispositifs pacificateurs, autrement dit des cheminements pragmatiques fondés sur une expertise extérieure au champ politique. Ceux-ci conduisent à appréhender le politique autrement ; non avec le regard et le langage des professionnels, mais avec celui du profane averti d’une urgence sociale. Concrètement, il s’agit d’édifier la paix sans trop s’inspirer de doctrines ou de projets d’ensemble excessivement vastes.

Ainsi, l’attribution du prix à l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen (1922), à l’éducateur français Ferdinand Buisson (1927), au syndicaliste français Léon Jouhaux (1951) à l’économiste britannique sir John Boyd-Orr (1949), au spécialiste de génétique agricole, le professeur américain Norman Ernest Borlaug (1970)[9] s’inscrit dans cette logique. Les Nobel de la paix respectivement offerts à l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (1985), au physicien britannique Joseph Rotblat, Secrétaire général et colauréat du mouvement Pugwash (1995), ou bien encore à la biologiste et écologiste kenyane, Wangari Muta Maathai (2004), à l’Agence internationale de l’énergie atomique colauréate avec son directeur, Mohamed El Baradei (2005), à Mohamed Yunus et à la Grameen bank (2006) ; à Al Gore et au colauréat, le GIEC (groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) (2007), relèvent principalement de cette orientation doctrinale même si, bien sûr, il entre à la marge d’autres critères dans le choix de chaque cas d’espèce,.

Dès lors, quelle signification accorder au prix conféré cette année à l’Union européenne ? Relève-t-il de l’une de ces quatre catégories qui ont formaté plus d’un siècle d’attributions ? Si l’on se contente de se pencher sur son bilan en termes normatifs et que l’on prête plutôt attention à telle ou telle réalisation ou à tel ou tel échec, on tombe immanquablement dans l’approbation ou bien au contraire la stigmatisation. Bref, on s’enferme dans le cercle vicieux dans lesquels thuriféraires et détracteurs s’affrontent aujourd’hui en un combat stérile. En effet, à l’évidence le processus de construction européenne actuellement en cours n’a jamais été un long fleuve tranquille et il a connu incontestablement nombre de vicissitudes et d’échecs qui ont parfois terni d’incontestables et remarquables succès.

L’Union européenne entre succès et vicissitudes

Comme l’a souligné le Comité norvégien, la principale réussite de l’Union européenne aura été de transformer l’Europe « un continent de guerres en un continent de paix ». Ce faisant, il lui a adressé « un message […] pour qu’elle fasse tout ce qui est en son pouvoir pour préserver ce qu’elle a réalisé et pour aller de l’avant ». En effet, l’Europe communautaire peut se prévaloir d’avoir construit la paix et la prospérité[10], sur la réconciliation franco-allemande : « la France et l’Allemagne se sont fait trois fois la guerre en 70 ans. Aujourd’hui, une guerre entre ces deux pays est tout simplement impensable » souligne le Comité.

À juste titre, l’UE se pose en instance protectrice de la démocratie dont des institutions comme la CEDH demeurent garantes. Dans le cadre d’une négociation asymétrique, la Grèce, l’Espagne et le Portugal n’ont par exemple pu l’intégrer qu’à la condition expresse de souscrire à ses valeurs et à ses règles. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale qui l’ont rejointe après la chute du Mur de Berlin, ils ont dû s’engager au préalable dans une transition démocratique pour être autorisés à adhérer. L’Union européenne fascine d’ailleurs toujours les démocraties émergentes d’Europe orientale ou des Balkans comme foyer d’espoir et de prospérité.

S’agissant des droits de l’Homme et de l’impératif humanitaire, rappelons que depuis dix ans, l’UE a déployé près de 23 missions en Afrique, en Asie et en Océanie. Par ailleurs, elle a su négocier en 2008 le cessez-le-feu entre la Russie et la Géorgie. Elle a aussi envoyé une force de 1900 policiers au Kosovo, déstabilisé par les minorités serbes. Par le biais d’ECHO (Office Humanitaire des Communautés Européennes), elle représente aujourd’hui le premier contributeur mondial en matière humanitaire, fournissant à elle seule plus de 50% de l’aide humanitaire dans le monde entier. Même s’il est vrai qu’elle n’a pas obtenu de résultats substantiels sur ce dossier, elle reste toutefois engagée dans la résolution du conflit israélo-palestinien, versant chaque mois, plusieurs millions d’euros d’aide à la population de Palestine.

Mais l’Union européenne a enregistré aussi de sévères échecs témoignant de sa fragilité, comme l’a bien montré son impéritie face à la guerre des Balkans. Au début des années 90, l’Allemagne a contribué à la dislocation non contrôlée de la Yougoslavie en soutenant la Croatie dans sa marche forcée vers l’indépendance. Quant au président français, François Mitterrand, il a invoqué l’amitié historique franco-serbe, pour refuser de contrer l’expansion nationaliste et belliciste des Serbes, pourtant marquée par nombre de crimes de guerre. Surtout, l’Union européenne a manqué à tous ses devoirs en étant incapable pendant 9 ans de mettre un terme à cette guerre sur son propre continent qui a fait 200 000 morts, un million de déplacés et un génocide, celui de Srebrenica[11].

Enfin, depuis que la crise financière a gagné ces dernières années le continent européen et que celui-ci connaît un chômage de masse[12], l’endettement de ses États et la paupérisation de larges couches sociales, l’Union européenne est dénigrée, voire vilipendée par nombre de ses 500 millions de citoyens dont le sentiment d’appartenance reste bien souvent plus national ou local qu’européen. Ainsi, dénoncent-ils fréquemment « une institution bureaucratique qui impose l’austérité et laisse se développer la pauvreté, au risque de mettre en danger la paix sociale ». En effet, la majeure partie des Européens ploient sous la récession ; assistant dans certains États membres à une remise en cause des retraites, du droit du travail, de l’État-providence. Bref, ils craignent de perdre tout ce qui a contribué à définir un modèle social européen aussi généreux que spécifique et impute à l’UE la responsabilité d’une telle situation.

Signe de cette désaffection citoyenne, la disparition de la monnaie unique partagée par 17 Etats membres est régulièrement envisagée depuis quelques années, notamment sous la pression des marchés financiers, doutant de la détermination des autorités européennes à conserver l’euro. Sans compter que l’image de l’Union européenne pâtit sérieusement de la crise sans fin des dettes souveraines qui alimente de nombreux sentiments anti-européens, de l’extrême droite nationaliste à la gauche souverainiste. On a beau répéter que ce sont bien les gouvernements nationaux – et non l’Europe – les responsables des déficits budgétaires, des endettements excessifs, des bulles immobilières ou des politiques de crédit facile qui ont convergé pour aboutir à la crise des dettes souveraines ; la dernière enquête Eurobaromètre montre cependant que la confiance dans l’Union est à présent tombée à son plus bas niveau, soit 31%, contre 57% en 2007 (avant l’explosion de la crise financière).

Devant ce bilan mitigé, comment dès lors analyser la nobélisation de l’Union européenne ? À l’évidence, elle n’entre dans aucune des quatre catégories que nous avons présentées et qui structurent pourtant depuis plus d’un siècle la politique d’attribution des Nobel de la paix. En fait, avec ce prix, pointe une tout autre ligne doctrinale où se confirme une ambition grandiose qui avait déjà été esquissée avec le prix 2009 accordé au président Barak Obama[13]. Désormais la diplomatie Nobel est en effet suffisamment puissante sur le plan symbolique pour être en mesure d’affirmer en toute autonomie, son autorité performative[14]. En l’occurrence, la question n’est donc pas ici de savoir si le lauréat mérite ou ne mérite pas le prix car nous ne sommes pas là dans le registre de la morale et des bons sentiments, mais bien dans celui de la politique, celle de la diplomatie Nobel.

La nobélisation comme obligation de résultat

  Certes, en nobélisant l’UE, le Comité a récompensé un parcours de paix déjà accompli. De même, a-t-il voulu encourager et soutenir l’Union en lui conférant un atout de poids face aux difficultés et critiques actuels. Le jury a ainsi tenu à rappeler que le prix était consciemment attribué à une Europe en crise et « en proie à de graves difficultés économiques et troubles sociaux ». Par le Nobel et tout l’apparat qui s’y rattache, l’institution a choisi de la distinguer parmi d’autres lauréats potentiels pour lui conférer un surcroît de légitimité mondiale. Désormais, l’Union européenne est dépositaire de l’aura Nobel et de ses valeurs. Elle porte un projet d’universalité qui la dépasse et incarne la diplomatie Nobel au lieu d’être simplement le maître d’œuvre de la construction européenne. À l’heure où elle est tant critiquée et affaiblie, il s’agit là d’un parti pris politique très clair et net en sa faveur, ce qui correspond, à cet égard, très fidèlement aux desseins du grand européen que fut Alfred Nobel. C’est un investissement symbolique et politique qui vient en appui du processus d’intégration. Naturellement, ceci constitue aussi une prise de risque car le système Nobel engage dès lors tout son crédit, tant symbolique qu’institutionnel. Dans un avenir proche, ce coup de force symbolique pourrait par exemple permettre à l’UE de revendiquer un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. De même, cette nobélisation lui confère-t-elle un surcroît d’autorité pour rétablir la paix sociale dans les États membres tentés par le repli et les discours populistes, tout comme elle rappelle implicitement aux opinions publiques, volontiers oublieuses, tout ce que la construction européenne leur a apporté de positif. Enfin, elle accorde à l’Union une précieuse ressource symbolique à l’heure où il est question que la BCE prenne en charge les mécanismes de stabilité et de solidarité financière, la surveillance budgétaire commune, et bientôt l’Union bancaire, voire un budget de relance de la croissance pour la zone euro. Bref, à l’heure où l’Europe est en passe de devenir un ensemble fédéral intégré, la diplomatie Nobel définit l’agenda et avance ses priorités : elle entend ordonner le monde en normant l’Europe. Autrement dit, ce prix est loin d’être une simple récompense, c’est bien davantage un ordre de mission par lequel l’Union, est mandatée par le Comité pour réaliser concrètement et accomplir institutionnellement tout ce sur quoi elle s’est engagée jusqu’ici. C’est pourquoi, ce Nobel peut se lire aussi, à bien des titres, comme un fardeau, une obligation de résultat par laquelle l’institution Nobel fait injonction à l’Union de réaliser enfin le rêve européen[15].

La radicalité de la diplomatie Nobel

 La politique d’attribution des prix Nobel s’applique depuis plus d’un siècle à endiguer la brutalisation du monde[16]. Ce faisant, elle est à l’origine d’une diplomatie cohérente par laquelle le système Nobel intervient globalement sur la scène mondiale pour imposer l’irréductibilité de valeurs telle que la liberté ou la démocratie. Parce qu’il cherche à dire les formes de la paix future, il fait de plus en plus fréquemment irruption dans la High Politics (grande politique) déterminant ainsi un nouveau mode d’énonciation du politique. L’institution et ses lauréats se considèrent, à ce titre, comme les plus solides défenseurs des droits humains contre la Raison d’État. En s’affirmant comme pouvoir universel de critique, ils interviennent de plus en plus souvent dans l’arène internationale, qu’il s’agisse d’aborder des thèmes de société ou qu’il faille traiter plus directement de questions politiques. Ce faisant, ils n’hésitent pas à s’ingérer dans les affaires intérieures des États ou à s’impliquer dans des règlements internationaux. Ils déploient alors leurs actions tous azimuts pour promouvoir une politique qu’ils labellisent au nom d’un savoir ou des biens communs dont ils s’autoproclament les gardiens.

Le système Nobel est un système global qui a mis en place au fil du temps, ce que j’ai appelé, la diplomatie Nobel, à savoir une diplomatie non-étatique qui suscite, appuie, protège et consacre certains processus politiques [17] afin de faire prévaloir ses valeurs et son agenda sur la scène mondiale[18]. Une diplomatie innovante qui forge des normes et se donne les moyens de traiter des questions internationales jugées prioritaires. Une diplomatie interventionniste qui s’ingère le cas échéant dans les affaires intérieures des États ou bien dans les relations interétatiques, les contentieux régionaux ou internationaux. Une diplomatie inédite et suffisamment puissante pour être désormais en mesure d’exercer une autorité performative. Dès lors, comment s’étonner qu’elle s’implique dans les enjeux du siècle en nobélisant l’Union européenne ?

 

[1]. Josepha Laroche, « Une injonction symbolique, le Prix Nobel de la paix décerné à Barack Obama », Passage au crible, (1), 19 octobre 2009,

[2]. Dans le but de perpétuer plus fidèlement les préoccupations du donateur, la banque de Suède créa en 1968 – à l’occasion de son tricentenaire et à la mémoire d’Alfred Nobel – un sixième prix : celui d’économie. Décerné depuis 1969, il apparaît cependant toujours singulier car c’est le seul Nobel qui consacre une science sociale. Il représente même à ce jour la seule distinction internationalement déterminante dans ce champ de la recherche.

[3]. Elle n’accèdera à l’indépendance qu’en 1905.

[4]. Dénomination du parlement norvégien.

[5]. Par deux fois, lors des référendums de 1972 et de 1994, la Norvège a dit « nei » à l’adhésion. À l’occasion de cette proclamation, le Premier ministre norvégien, Jens Stoltenberg, dont le Parti travailliste est très favorable à l’UE, mais dont la coalition comprend des partenaires eurosceptiques, a cru bon de rappeler qu’« une adhésion n’est pas d’actualité ».

[6]. 50% du capital est placé en actions – principalement aux États-Unis – et 20% en obligations. Quant aux 30% restants, ce sont des fonds alternatifs et des biens immobiliers. Ces dernières années, les actions ont enregistré des pertes et affaibli le capital Nobel qui par ailleurs, n’a pas connu de rendements élevés. En raison de la crise financière que traverse le monde entier depuis 2008, le capital (environ 3 milliards de couronnes suédoises, soit 340 millions d’euros) que gère la Fondation Nobel progresse actuellement moins vite que les dépenses engagées, évaluées à plus de 13,5 millions d’euros par an, soit 3,5 à 4% du capital. L’institution a par conséquent décidé en 2012 de réduire de 20% (environ 230 000 euros) le montant des cinq prix qu’elle décerne chaque année, le prix d’économie étant, quant à lui, financé, par la banque de Suède. Quoiqu’exceptionnelle, une mesure analogue avait déjà été prise en 1949 avant de voir le montant des prix progresser à nouveau, notamment au cours des années quatre-vingt-dix et de se stabiliser à partir de 2001.

[7]. Comme par exemple Romain Rolland (Littérature, 1915), Max Delbrück et Salvador Luria (médecine, 1969), Henry Kissinger (paix, 1973) ou Anouar El Sadate (paix, 1978).

[8]. Depuis sa création en 1901, le Nobel de la paix a été remis 18 fois à des institutions dans des domaines tels que la médecine, les droits de l’Homme ou l’aide aux réfugiés.

[9]. De prime abord, cette attribution pourrait surprendre, tant la spécialité du lauréat paraît éloignée d’une action en faveur de la paix. Cependant, le comité norvégien a décidé d’honorer un scientifique dont les travaux ont été à l’origine de la révolution verte, laquelle aura offert une possibilité tangible et opérationnelle de lutter contre la faim dans le monde.

[10]. Rappelons que l’UE est actuellement la première puissance commerciale au monde en intervenant pour près de 20% dans le total des importations et des exportations mondiales.

[11]. Il s’agit du massacre au mois de juillet 1995 de 6 000 à 8 000 hommes et adolescents bosniaques, également appelés « Musulmans », dans la région de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine durant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le TPIY a considéré, lors du procès de Radislav Krstić, que le massacre de Srebrenica était un des actes constitutifs d’un génocide. Le 26 février 2007, la CIJ (Cour Internationale de Justice), organe juridictionnel des Nations Unies, a qualifié indistinctement le massacre « d’actes de génocide  » ou de « génocide de Srebrenica ». Elle a cependant considéré que la Serbie n’était pas responsable de ce génocide, même si elle n’a rien fait pour l’empêcher.

[12]. Soit 25,4 millions de personnes sans emploi, le taux de chômage dans l’Union européenne a atteint 10,5% en août 2012 selon des chiffres publiés le 1er octobre 2012 par l’office européen de statistiques Eurostat.

[13]. Signe de cette ambition aussi grandiose qu’écrasante, à aucun moment pendant la campagne présidentielle, le président Obama n’a fait mention de son prix Nobel de la paix…trop lourd à porter.

[14]. On doit ce concept au linguiste Austin, (Quand dire, c’est faire, trad., Paris, 1972). À la différence d’un énoncé descriptif du type « il pleut », un énoncé performatif est générateur d’effets pratiques car il détient, à lui seul, la possibilité de modifier le réel en raison du statut institutionnel de celui qui le produit.

[15]. La déclaration de Stéphane Hessel : « bravo […], cette nobélisation de l’UE elle est à faire, elle n’est pas faite, c’est une incitation […] merveilleusement appropriée » s’inscrit dans ce cadre d’analyse, tout comme celle du député européen, Daniel Cohn-Bendit, pour qui « l’Union européenne doit prendre ce prix au sérieux et se projeter dans l’avenir ».

[16]. Sur l’explicitation de ce concept, cf., Josepha Laroche, La Brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2012.

[17]. Détente Est-Ouest, Protection des dissidents à l’Est, Lutte anti-apartheid, politiques de démocratisation, protection des droits de l’Homme en Chine.

[18]. Notamment à travers les couples Nobel de la paix qui sont nombreux, mentionnons simplement le dernier en date, celui de 1998 avec les dirigeants irlandais, John Hume et David Trimble.

Chaos International

Josepha Laroche

Josepha Laroche, directrice de Chaos International, professeur au Département de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Auteur de : Les Prix Nobel, sociologie d’une élite transnationale, Montréal, Liber, 2012.
Chaos international : http://www.chaos-international.org/