L’écotourisme comme facteur d’ethnicisation de la société kirghize post-soviétique

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La "marque" de l'écotourisme @ Mathilde Goanec
La "marque" de l'écotourisme @Mathilde Goanec

Juin 2010… Des émeutes ébranlent le Kirghizstan, petit pays montagneux situé en Asie centrale. Les images des nomades souriants vivant en harmonie avec une nature préservée, jusqu’alors diffusées par l’industrie touristique, laissent place à des scènes de massacres, de pillages…

La « Suisse d’Asie centrale », comme aimaient la présenter les organisations internationales, paraît à la lisière d’une « guerre civile ».
Prolongeant le climat d’incertitude lié au renversement de l’ancien gouvernement du président K. Bakiev (le 7 avril 2010), les troubles qui ont embrasé le sud du pays interpellent fortement la « communauté internationale ».

Les Ouzbeks sont les principales victimes de ces affrontements violents : dans la nuit du 10 au 11 juin 2010 les régions de Osh et de Djalalabad sont le théâtre de heurts particulièrement sanglants. Les premiers articles des médias occidentaux dressent le bilan des émeutes et évoquent une épuration ethnique. Aux termes de « nettoyage ethnique» ou encore de « génocide» sont associées des images de corps calcinés, de maisons incendiées, de quartiers démolis. Comment expliquer un tel revirement ? Encensée comme « l’îlot démocratique » d’une région autoritaire par la « communauté internationale », la République Kirghize dévoile un autre visage.

A cet égard, le détour par l’examen du secteur touristique kirghize peut apporter un éclairage pertinent de cette crise. En effet, l’ethnicisation de celui-ci n’est pas sans rappeler celle des émeutes. L’enjeu de cet article sera de  montrer comment l’apparente idéologie de préservation culturelle, portée par les ONG, s’inscrit dans le contexte kirghize post-soviétique et participe à l’ethnicisation de cette société.

Le Kirghizstan, pays des Kirghizes ?

Ancienne république fédérée de l’URSS, le Kirghizstan accède à l’indépendance lors de la dissolution de l’Union soviétique en 1991. Il s’agit alors pour le gouvernement de revendiquer la légitimité de l’indépendance en Carte du Caucaseaffichant une identité commune à même d’édifier les bases d’un Etat-nation à construire. Comment légitimer des frontières artificielles au regard de la diversité des nationalités qu’elles regroupent ?

En effet, si étymologiquement le Kirghizstan est le pays des Kirghizes (le suffixe « stan » signifiant en persan « pays de »), du point de vue démographique, le Kirghizstan est multiethnique. Les Kirghizes, qui représentent en 1999, 64,9 % de la population, cohabitent avec de multiples nationalités dont 12,5 % de Russes et 13,8 % d’Ouzbeks.

Il importe ici de souligner la distinction entre la nationalité et la citoyenneté, constituant un des legs soviétiques. Si cette distinction est difficile à saisir en France, où nationalité et citoyenneté sont indissociables, cela est différent au Kirghizstan : la catégorie de nationalité [nacional’nost’] renvoie à une définition ethnique de l’appartenance. Les citoyens sont, dès lors, différenciés en fonction de leur origine présumée et de leur appartenance à un groupe culturel donné. C’est ainsi qu’à l’époque de l’URSS, chaque habitant de l’Union avait, sur son passeport, à la fois la citoyenneté soviétique et une nationalité (ouzbèke, russe, ukrainienne, kirghize, etc.).

Les aléas de la construction de l’identité nationale :
de la cohésion nationale à la fragmentation sociale au stade ethnique

En accédant à l’indépendance, le gouvernement kirghize s’est attelé à construire une identité nationale susceptible de rassembler les différentes nationalités. En témoignent les discours du premier président, A. Akaev, martelant « Le Kirghizstan – notre maison commune». Pour autant, le maintien de cette catégorisation citoyenneté/nationalité, concourt à l’ethnicisation des rapports sociaux. L’identité nationale au Kirghizstan s’est construite à travers la présentation d’une image devant servir de socle à la cohésion nationale : Celle-ci a été construite autour de la figure du Kirghize et des symboles du nomadisme.

De la même façon, l’épopée de Manas, personnage légendaire considéré comme le père du peuple kirghize, est devenue l’un de ses piliers. Or, faire de Manas l’une des principales références patrimoniales a généré un sentiment d’exclusion pour les citoyens ne pouvant pas s’y rattacher. Le recours progressif à cette image ethnique « authentique » s’est, par la suite, vue instrumentalisée par l’industrie touristique, notamment pour répondre à la nouvelle dimension culturelle présentée comme incontournable par les acteurs internationaux.

L’écotourisme : relais d’une politique pro-kirghize ?

L’affluence massive d’organisations internationales et d’ONG dans le pays a introduit une nouvelle forme et gestion d’activité touristique : l’écotourisme. Articulé autour de trois dimensions (économique, sociale/culturelle et écologique), l’écotourisme vise, entre autres, la « participation des populations locales à la préservation de la culture du pays considéré ». A partir du milieu des années 1990, il va alors participer à la reformulation de l’image et de l’identité culturelle kirghize. L’importation de cette idéologie de préservation culturelle vient donc s’inscrire dans le contexte du Kirghizstan post-soviétique et multiethnique.

Si dans les premières années qui ont suivi l’indépendance, l’imagerie kirghize et l’offre touristique se restreignaient aux montagnes des Tien Shan [une chaîne de montagnes traversant le pays] comme terrain de pratique de l’alpinisme et du trekking, à partir du milieu des années 1990, la dimension culturelle est mise en avant dans les brochures touristiques.

Sous l’impulsion de nombreuses organisations internationales implantées dans le pays (Banque européenne de reconstruction et de développement, 1994 ; Banque mondiale, 1996 ; OMT, 1997, etc.) diverses recherches exploratoires incitent les acteurs touristiques à développer un tourisme dit culturel. Or, le nouvel intérêt porté à la culture kirghize n’est pas neutre : Il s’inscrit dans le processus de nationalisation des héritages culturels matériels et immatériels (épopées, mythes, héros, etc.) engagé par le gouvernement de l’époque.

Cette réécriture du passé, niant les quelques décennies de soviétisme et privilégiant la culture kirghize, se réalise au détriment des autres cultures (ouzbèke, russe, ouïghour, tatare, etc.) constitutives de cette nation. Cette relecture du passé insistant sur les critères ethniques du « groupe kirghize » s’accentue en 2001 à l’occasion de l’Année du tourisme décrétée par le président de l’époque A. Akaev. Centrées sur le Kirghize et son mode de vie (décrit comme du nomadisme alors qu’il s’agit de transhumance), les images projetées dépeignent le pays comme un territoire de steppes dans lequel vivent des tchaban [bergers], coiffés de l’ak-kalpak [chapeau traditionnel en feutre] qui boivent du koumys [boisson traditionnelle à base de lait de jument fermenté]. En attestent les différents éléments rassemblés sur la place centrale de Bichkek (la capitale) lors d’une manifestation touristique : les yourtes et leur tündük [orifice situé au sommet de la yourte qui se retrouve sur le drapeau du pays], les shyrdaks [tapis en feutre], les exposants affublés de costumes aux tissus chamarrés, coiffés de jooluk [foulard], les musiciens accoutrés du gilet kirghize traditionnel [tchapan] et jouant du komuz [cithare à quatre cordes], semblent constituer un tableau vivant du patrimoine culturel kirghize.

Ces images mythifiées par le secteur touristique envahissent, peu à peu, les brochures touristiques. Les paysages de montagnes et de steppes valorisés durant la période soviétique puis au moment de l’indépendance, laissent progressivement la place au jaïloo [pâturage] et à la figure unique du nomade kirghize. Et le nomadisme kirghize, avec son histoire et son héros emblématique Manas, inonde majoritairement les prospectus touristiques.

Simultanément, tout en soutenant la « diversité culturelle » dans le pays (Projet de l’Unesco de tourisme sur la Route de la Soie, 2006 ; festival de la diversité culturelle, 2005), les ONG et les organisations internationales qui implantent l’écotourisme, se focalisent sur l’objectif de préservation de la culture kirghize en recourant prioritairement aux citoyens de nationalité kirghize [soit du « groupe ethnique kirghize »]. C’est en cela que ces acteurs, défenseurs des droits de l’homme et de la diversité culturelle, avalisent et entérinent une politique pro kirghize implicite.

D’un objectif de préservation culturelle
au favoritisme d’une franche de la population : les Kirghizes

Au regard de la composition ethnique des membres d’un réseau écotouristique implanté par une ONG étrangère au milieu des années 1990, on est en mesure de s’interroger sur la « parité ethnique » de la population locale participant à ce programme de développement. Un entretien avec la responsable apporte un début de réponse: « Notre approche est la suivante : par l’écotourisme, on cherche à ce que les gens deviennent autonomes. (…) Notre conception est la suivante : il faut que les Kirghizes reprennent en main leur destin et qu’ils ne soient plus victimes de leur situation.

Par le tourisme, nous approchons du but. On aide les villageois car c’est à eux qu’appartiennent les terrains, ce sont leurs ressources » (Directrice d’une association de tourisme communautaire, Bichkek, septembre 2009).

Questionnée sur l’appartenance ethnique des bénéficiaires du programme, la responsable poursuit : « Il y a 95% de Kirghizes et 5% de minorités ethniques (principalement des Ouzbeks) dans les membres du réseau ». Elle continue en affirmant que « ce sont les Kirghizes qui connaissent le mieux leurs traditions nomades». (Directrice, Bichkek, septembre 2009).

Ainsi, l’objectif de « conservation de la culture » que se fixent les organismes internationaux ou les ONG présentes dans le pays est déterminant et justifie le principe de ciblage des bénéficiaires de leurs projets. Au fil des années, les organisations internationales et ONG promouvant l’écotourisme dans le pays, ont ainsi, souvent à leur insu, érigé le « groupe ethnique » kirghize au rang de bénéficiaires privilégiés de leurs projets.

Mais cette ethnicisation du secteur touristique n’est pas le seul fait des promoteurs de l’écotourisme dans le pays. Par exemple, faisant suite à d’autres textes législatifs, un projet de loi voté par le parlement en 2009 indiquait la nécessité d’être de nationalité et de citoyenneté kirghizes pour diriger une agence locale de tourisme. Face à la vindicte populaire qu’il a suscité, sa promulgation a été ajournée à la suite du recours au droit de veto sollicité par le Président K. Bakiev. Ceci dit, révélant les lignes de faille d’une société multiethnique, le discours politique affiché tendait à réaffirmer une distribution inégale du pouvoir.

Du fait de cette politique ethnique partagée par l’Etat et ses partenaires internationaux, les autres groupes ethniques (Russes, Ouzbeks, Ouïghours, etc.) se disent marginalisés, bien qu’ils aient toujours vécu sur le territoire de la république kirghize. Ce fait pose la question de de frontières pensées, imposées à l’époque soviétique et maintenues depuis l’indépendance.

Conclusion

L’objectif affiché de l’écotourisme qui vise la « participation des populations locales à la conservation d’un patrimoine culturel » est donc ici interrogé par le fait qu’il ne s’adresse qu’au seul « groupe ethnique » kirghize titulaire et majoritaire au détriment des autres minorités.

Ce processus de favoritisme des Kirghizes s’inscrit dans un contexte plus large de « kirghizification » de la société, laquelle constitue la ligne idéologique dominante depuis la formation de cet Etat-nation. Aujourd’hui, l’instrumentalisation politique et économique d’une identité ethnonationale kirghize atteint des limites sociales aux conséquences inquiétantes.

Cette réflexion sur l’ethnicisation de la société civile, contribue à révéler les contours de la crise de 2010 par le prisme de l’écotourisme et de rejeter les images caricaturales des Kirghizes et citoyens du pays dépeints à gros traits de groupes ethniques, d’exterminateurs ou de réfugiés. Les habitants du Kirghizstan ne sont ni cela, ni simplement les nomades souriants qu’affiche l’industrie touristique.


Johanne Pabion Mouriès

Johanne Pabion Mouriès

Johanne Pabion Mouriès, docteur en anthropologie sociale de l’EHESS, a travaillé sur l’émergence de l’écotourisme au Kirghizstan. Elle s’est intéressée aux recompositions politico-sociales et identitaires qu’alimente cette activité touristique inédite dans le pays. Les appropriations locales de ce tourisme global sont autant d’éléments d’analyse de la société kirghize contemporaine face au changement social depuis le régime soviétique. Johanne Pabion Mouriès intervient par ailleurs au sein des modules de formation « Anthropologie du développement » et « Tourisme responsable, solidarité et développement » dispensés par l’association Humacoop (Institut de formation à l’action humanitaire et à la solidarité internationale) basée à Grenoble.

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