Les médias tunisiens après la Révolution…

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En perte de boussole

Après le départ du président Ben Ali et le basculement dans le vide de son système sécuritaire, le monde des médias a vécu un volte face des plus étonnants.

D’une information imprégnée de propagande quasi-stalinienne, les organes de presse et les dispositifs audio visuels changent de cible. Ils se font désormais les porte voix des martyrs de la Révolution et les justiciers partis en guerre contre les frasques de la Famille.

Les dérapages se multiplient, ici et là, depuis l’après 14 janvier, un traitement en deçà de la hauteur des évènements et des enjeux a été remarqué, une tendance à mettre en avant le sensationnel, l’immédiateté et la frivolité au détriment de l’investigation et du travail sur terrain, des réminiscences de rigidité autour de la circulation de l’information, des cas de censure. Un débat de fond agite aujourd’hui toutes les sensibilités de la société civile tunisienne. Un même combat contre le retour de la loi du silence, qui a bâillonné les journalistes le long des vingt trois ans de règne sans partage de l’ex-dictateur tunisien.

Trois jours avant le déclenchement de la tempête révolutionnaire tunisienne, dont l’étincelle a éclaté à Sidi Bouzid, gouvernorat enclavé du centre ouest du pays, des milliers de jeunes affrontaient, à cœur ouvert, poitrine à l’avant, les balles réelles de la police. Toute de noir vêtue, la brigade d’ordre public (BOP), les Ninja, selon l’appellation populaire, armée de ses bombes lacrymogènes (périmées, a-t-on affirmé) et de ses grosses matraques, semait la terreur dans tous les quartiers des villes et des villages.

Trois jours avant le 14 janvier 2011, les militants des droits de l’homme et les observateurs étrangers enregistraient la mort de plus de deux cent personnes. Les disparitions et les arrestations se multipliaient à n’en plus finir. Sur Internet et les réseaux sociaux, en temps réel, pleuvaient à torrent les images et les vidéos clandestines, prises par de simples téléphones portables, montrant les « raisins de la colère » d’une population qui n’avait plus peur de crier ses revendications et ses slogans anti Ben Ali Baba et ses quarante voleurs au nez des milices du pouvoir.

Autisme et schizophrénie

Au même moment, les médias officiels et pseudo-indépendants, faisant fi de la règle – élémentaire- de la proximité journalistique, ouvraient leurs unes et le sommaire de leurs journaux radio et télévisés par les cinq victimes ayant été emportées à la suite des inondations en…Australie ! Aurait-on pu imaginer un cas d’autisme aussi prononcé ? Une pire schizophrénie ? Jusqu’à la veille de la fuite du dictateur, le journal La Presse de Tunisie a gardé ses formules pompeuses, de Pravda de la meilleure époque, pour parler du dernier discours de l’ex président, le si fameux « Je vous ai compris tous, je vous ai tous compris ».

Sur un ton faussement lyrique, le directeur du quotidien écrivait dans la livraison du 14 janvier 2011 : « Hier donc, la Tunisie a écrit une nouvelle page de l’Histoire et Ben Ali a fait une nouvelle entrée triomphale dans l’Histoire, inscrivant en lettres d’or les traits distinctifs d’un modèle sociétal, qui a toujours su faire face aux plus dures épreuves… ». Une logorrhée insipide, qui vous pollue l’âme, les yeux et les oreilles…

Dès le lendemain de la Révolution, les transformations sont spectaculaires dans l’univers des médias. Certaines équipes de journalistes, comme celles de La Presse, forment un nouveau comité de rédaction, se réappropriant leur ligne éditoriale et dirigent leur journal comme ils l’ont toujours rêvé. Dans une autonomie totale par rapport aux instructions et directives, que distillaient les conseillers de Ben Ali à partir du palais de Carthage.
L’euphorie, qui gagne le secteur après tant d’années de bâillonnement de la parole ne limite en rien les dégâts collatéraux. Les dérapages.

Hier courroie de transmission de la propagande officielle, la presse et tous les dispositifs audiovisuels changent de cible. Ils s’avancent désormais en justiciers, avocats de la veuve et de l’orphelin, ils n’arrêtent plus de déballer le linge sale de la Famille, de révéler ses frasques, l’étendue de ses richesses, la somptuosité des bijoux de Leila Trabelsi, l’ex première dame, le racket organisé au sommet de l’Etat. Est-ce une manière de se déculpabiliser par rapport à un passif très lourd, notamment pour la presse populiste dont le registre de prédilection était jusque là la diffamation des militants des droits de l’homme ?

Les médias ont-ils tout d’un coup perdu la boussole, la censure étant devenue le seul repère, le seul code à suivre pendant vingt trois ans de règne du président déchu ?

La société civile s’engage pour la liberté d’expression

Très peu d’enquêtes d’investigation sont menées. La course au scoop, l’obsession de la rapidité, de l’immédiateté ainsi qu’une tendance à la frivolité et au simplisme conduit les uns et les autres à multiplier les erreurs, à compiler les contradictions, au grand dam du récepteur. Les talk show non stop de l’ex TV 7, rebaptisée Télévision Nationale après la Révolution, choquent plus d’un, notamment lorsqu’un citoyen appelle en direct au meurtre du premier ministre Mohamed Ghannouchi, qui démissionnera le lendemain.

La brutalité de certaines images des heurts entre la police et la population à la suite de la nomination de certains nouveaux gouverneurs, accusés de connivence avec le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali, révèle beaucoup plus l’amateurisme de certains producteurs qu’une recherche pure de la vérité. Les reportages réalisés à chaud et diffusés sans aucun recul et surtout sans passer par le montage ni un indispensable travail d’élaboration et de traitement de l’information s’inspirent de l’effet Face Book, le réseau social le plus populaire en Tunisie (2 millions d’utilisateurs).

Tout le monde est conscient aujourd’hui que la liberté d’expression vit un tournant de son histoire. Des débats quotidiens sur les chaines de radio et de télévision, des pétitions pour les médias indépendants (censurés par la presse), des happenings devant les sièges de journaux, où des citoyens avancent portant des masques de mort vivants pour dresser sur des cordes à linge des journaux mêlés à des chaussettes sales agitent l’actualité du pays. Très bénéfique : la société civile s’organise en groupes de veille, boucliers contre le spectre de la censure, pour percer à jour le masque des réminiscences d’une information sécuritaire.

Tout le monde est conscient de l’influence et de la force de contre pouvoir des médias, dispositif central dans toute démocratie, ainsi que de leur extrême fragilité face aux puissances de l’argent, de la pression des gouvernements et des extrémismes religieux et politiques.

« A bas le Code de la presse ! »

Parallèlement, une Instance nationale indépendante de réforme de l’information et de la communication a été formée. Sa mission essentielle : réguler le paysage médiatique. D’un autre côté, le Syndicat national des journalistes tunisiens vient d’installer un Observatoire de la déontologie journalistique. Les deux structures ont d’ores et déjà dressé les urgences et les besoins en termes de formation, tant technique (reportage TV, reportage radio, investigation, interview, journalisme politique…) que déontologique.

Une réflexion sur la réorganisation totale des médias est également en cours. Les discussions portent actuellement sur le projet des comités de rédaction élus et des chartes particulières à chaque organe de presse permettant aux journalistes de s’impliquer à fond dans les grands choix stratégiques de leurs entreprises. La suppression totale du code de la presse tunisienne, un des plus liberticides à travers le monde, est au centre de toutes les polémiques.

Naji Bghouri, président du Syndicat national des journalistes tunisiens et Riadh Ferjani, sociologue des médias, obnubilés comme tant d’autres professionnels de l’information par toutes ces années de confiscation de la parole au nom de la loi, se présentent comme les fervents apôtres d’une Tunisie sans code de la presse.

Pour les deux hommes, l’arsenal juridique tunisien, Code pénal et le Code civil, parait suffisant pour protéger les citoyens contre les possibles dérapages des médias. Ils vont plus loin en appelant à la mise en place de textes de loi garantissant le droit du journaliste à l’accès à l’information, à sa protection et à sa sécurité. Des textes qui devraient être mentionnés dans la nouvelle Constitution tunisienne.

Il serait salutaire pour toute la profession, vu les graves préjudices subis, que les commissions d’enquête instaurées par le gouvernement pour établir la vérité sur les malversations, la corruption et les dépassements commis par le système Ben Ali, fassent aussi la lumière sur l’état de l’information de ces vingt dernières années. Ce fut probablement une des époques les plus sombres de l’histoire des médias contemporains. Il est urgent de faire le point sur cette chape de plomb, qui a étouffé les journalistes. Révéler, dévoiler et dénoncer les diverses stratégies fomentées dans les alcôves des palais par l’ex président de la République et ses conseillers pour qu’un métier d’expression devienne un métier de silence est aussi une manière de nous prémunir contre un retour de manivelle.

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La rédaction de Grotius International.

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