Pour une autre grammaire de la Méditerranée

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Mon accompagnateur me l’assure, il y a beaucoup moins de bateaux dans le port de pêche de Zarzis ces jours-ci, et joignant le geste à la parole, il me désigne les nombreuses places vides à quai près de la capitainerie. La météo, très clémente dans ce coin de Méditerranée au sud de la Tunisie, n’y est pour rien. Il faut chercher ailleurs la raison de ces départs : dans la disparition des services de police, envolés avec la révolution, et dans l’opportunisme de quelques « entrepreneurs » locaux qui savent calculer vite. Et qui ont compris comment s’enrichir en investissant environ 60 000 dinars (soit 30 000 euros) dans un bateau de pêche d’occasion en l’affrétant pour une destination unique : l’île de Lampedusa, à dix-huit heures de Zarzis.

Le rêve européen est à prix fixe : il coûte 1 300 euros au voyageur tunisien, 2 500 pour les migrants d’autres pays comme pour le journaliste italien. Le nombre de passagers est limité : au-delà de deux cents personnes, il convient d’attendre le prochain départ et un nouveau bateau, l’ancien s’échouant sur les rivages italiens. Chaque trajet rapporte ainsi à son affréteur entre 100 000 et 150 000 euros.

En un mois, près de 6 000 personnes ont fait la traversée, principalement des jeunes Tunisiens. Ils voulaient expérimenter leur liberté toute neuve, mettre le pied de l’autre côté, simplement pour voir, ou pour rejoindre un parent. Quelques-uns y ont laissé leur vie.

Les chiffres des départs sont forts éloignés de l’exode biblique promis par le très extrémiste ministre italien des affaires étrangères Franco Frattini, et de l’hystérie de quelques médias parisiens toujours prompts à conjuguer les peurs migratoires avec le quotidien. Des sorties qui ont le don de susciter l’incompréhension voire la colère de tous mes interlocuteurs à Zarzis comme à Tunis : « l’avenir de la jeunesse est ici » m’assurent-ils, « il y a tant à faire ! »

Sans doute, mais pour l’instant l’économie peine à repartir, le tourisme patine et l’issue de la crise en Libye rend l’avenir encore plus incertain. Les 50 000 travailleurs tunisiens qui ont fui en toute hâte la Libye, viennent désormais grossir le flot des chômeurs qui réclament une indemnisation à Tunis. Depuis la mi-février, dans le camp de Choucha, à la frontière tuniso-libyenne, quelque 160 000 personnes ont été accueillies par une société civile tunisienne exemplaire de solidarité. Mais Égyptiens, Bangladais, Chinois, Maliens, Ghanéens, Nigériens, n’aspirent qu’à une chose : retrouver leur famille, celle qu’ils soutenaient à distance avec le produit, modeste, de leur travail au pays de Kadhafi. Tous veulent rentrer chez eux. La plupart y sont parvenus, ou y parviendront. Sauf ceux qui ne peuvent ou ne veulent retourner dans leurs pays dévastés par la guerre, comme les Érythréens, les Somaliens ou les Soudanais. Et beaucoup parmi ceux-là sont éligibles à une protection internationale, comme vient encore de le rappeler António Guterres, le patron du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés.

Pour donner effectivité à cette protection, le HCR et les ONG de protection de réfugiés demandent aux Etats membres de l’Union européenne, mais aussi au Canada et aux États-Unis, de se répartir l’accueil de quelques milliers de personnes. Quelle sera la réponse européenne ? On peut légitimement se le demander, si l’on se souvient que le 6 octobre dernier, l’Europe abandonnait ses valeurs fondatrices en suivant le mauvais exemple italien et en confiant au colonel Kadhafi, moyennant 50 millions d’euros sur la période 2011-2013, le soin de contrôler les flux migratoires en provenance de l’Afrique subsaharienne et la surveillance des frontières.

Et quelle sera la réponse d’une France en guerre, tout engoncée dans la gestion d’une séquence xénophobe que le chef de l’Etat a lui même contribué à faire prospérer ?

Choucha, camp d’urgence et de transit, va-t-il se transformer en structure durable ? La Tunisie ne le peut ni ne le veut.

L’enjeu est essentiel. La responsabilité de protéger les populations réfugiées ne peut être laissée à la seule jeune et encore hésitante démocratie tunisienne. À moins de vouloir lui faire jouer à terme le rôle que l’Union européenne avait attribué à la Libye : celui de prison pour Subsahariens.

Le refus de la France et de l’Europe d’assouplir la politique des visas et de prendre une juste part à un accueil organisé de réfugiés ne fera que favoriser l’activité des petits artisans qui prospèrent sur la misère et l’ouverture de nouvelles routes migratoires. Il alimentera de surcroît le sarcasme, la frustration, et la méfiance dans l’opinion publique arabe soucieuse de liberté, mais aussi de dignité et de respect.

Penser l’Europe forteresse, c’est penser une Europe sans Méditerranée. Et cela est l’exact contraire de l’intérêt de nos peuples. Voilà pourquoi nous devons appeler à une révision de nos politiques de sécurité, migratoires, mais aussi énergétiques, alimentaires et environnementales. Réfléchir au monde de demain et à la place que nous y prendrons c’est assurément construire la région Méditerranée et ses circulations en co-responsabilité avec les peuples de la rive sud. Il faut apprendre à dire « nous ».

Pierre Henry

Pierre Henry

Pierre Henry est Directeur général de France terre d’asile.