Au Yémen, une jeunesse déçue et en colère

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A Sanaa le parvis de la nouvelle université a été rebaptisé “Place du changement”. Depuis le 20 février, elle est le coeur du rassemblement de tous ceux qui appellent au départ immédiat du Président Saleh et à la chute de son régime. Chaque jour, lorsque retentit l’hymne national, des orateurs défilent au pied de l’obélisque de la sagesse. Politiciens, soldats, figures populaires, tous s’emparent du micro pour expliquer leur “révolution”, pour esquisser ce Yémen de demain qu’ils ébauchent et qu’ils espèrent. Voici deux mois qu’a commencé la “révolution de la jeunesse”. Ces milliers de personnes n’en démordent pas, ils resteront là jusqu’au départ du chef de l’Etat. Ali Abdallah Saleh l’a pourtant promis. Il est prêt à transférer son pouvoir, au peuple, d’ici la fin de l’année. Mais Place du changement, il n’est pas question d’un transfert progressif du pouvoir. Encore moins d’un dialogue.

Mohammad, Hassan et Adel sont les enfants de l’unité yéménite. Une unité laborieuse, scellée le 22 mai 1990 au terme d’un patient processus de négociation entre un nord pro-occidental et un sud satellite du bloc soviétique. Ils ont 23, 24 et 29 ans et ils sont aujourd’hui au coeur de la “révolution”, de leur “révolution”, qui s’organise toujours sans leader ni patron. Pour pénétrer sur le parvis de la nouvelle université, il faut franchir plusieurs contrôles de sécurité.

Le foyer des opposants est maintenant placé sous la surveillance attentive des membres de la 1ère brigade de blindés du Général Ali Mohsen. Le demi-frère du Président, l’influent commandant militaire, a rejoint, comme beaucoup d’autres, le camp des révolutionnaires. il faut ensuite se faufiler au milieu de centaines de tentes de toile dressées les unes contre les autres. Le long de la Dairi, jusqu’à l’obélisque de la sagesse, les étudiants font bloc. Mais aussi les chômeurs, les laissés pour compte, les victimes de cheikhs despotiques. L’esplanade de l’université est garnie de motivations autant politiques que sociales, nourries par la crise budgétaire, l’inflation et la présidentialisation du régime.

Ils sont des milliers, ils ont organisé leur petite ville avec buvettes, infirmerie et marchands ambulants. La décoration donne le ton. C’est un défilé de portraits du chef de l’Etat barrés d’une croix rouge. L’image d’Ibrahim al Hamdi est partout présente. Président du Yémen du nord de 1974 à 1977, al Hamdi s’était attelé à a la réforme de la société yéménite, quitte à réviser le poids des tribus pour mieux consolider un Etat moderne. “Il était proche des citoyens” précise l’un de ceux qui brandit la photo de la personnalité probablement la plus aimée des yéménites. Le son donne l’ambiance. “Aden révolte toi !”, scandent des milliers d’étudiants à l’adresse de leurs collègues de la grande métropole du sud. Et les mélodies d’Ayoub Taresh, le populaire compositeur, envahissent l’esplanade. Elles célèbrent l’unité et l’amour de la patrie. Loin de tout cela, Mohammad, Hassan et Adel sont accroupis au milieu d’une tente. Affairés. “Nous préparons la diffusion sur internet de nos manifestations”. Adel, 29 ans, montre maintenant à tous sa “révolution”, chaque jour de 14 heures à 17 heures. Car pour l’étudiant en communication, il s’agit bien d’une révolution, “pour obtenir une vraie démocratie”. “Aujourd’hui les gens n’ont plus peur. Les événements en Tunisie nous ont réveillé”.

La démission de Moubarak, en Egypte, les a galvanisé. Au soir de ce 11 février, les étudiants ont voulu y croire. Neuf jours plus tard, ils débutaient leurs manifestations, désormais quotidiennes, dans la capitale. Mais aussi à Taez, à Aden. Pas une province du Yémen n’échappe aujourd’hui aux mobilisations. Elles sont d’autant plus fortes qu’elles puisent dans une redoutable source. “Depuis toujours mon pays me déçoit. Mais je sens que je commence aujourd’hui à l’aimer”, et Adel d’énumérer la “corruption, la mainmise de quelques uns sur les ressources énergétiques, la concentration des fortunes”.

Mohammad, 23 ans, étudiant en informatique, ajoute à la liste des griefs “le chômage, la mafia, les libertés de façade”. Adel a “lentement rêvé de tout cela”. Mohammad n’a “plus peur du régime maintenant”. Et Hassan, 24 ans, a “patienté 33 ans. Alors je ne suis plus à un jour près”. Hassan, étudiant en droit, bat le pavé yéménite aux côtés de ses frères, âgés de 6, 17 et 18 ans. La dialogue avec le pouvoir ?. Il n’y croit plus, “il y a des martyrs, alors le Président doit partir”. Loin de les apeurer, la violente répression qui s’est abattue sur les manifestants a au contraire renforcé leur motivation. La journée du 18 mars marque sans aucun doute le tournant décisif de cette “révolution”. Ce vendredi 18 mars, la grande prière à peine achevée, des snipers embusqués sur les toits d’immeubles avoisinants avaient ouvert le feu sur la foule. 52 manifestants y avaient trouvé la mort. Plusieurs fidèles du Président avaient alors décidé de rejoindre le camp des opposants, diplomates, politiciens, cheikhs tribaux et militaires.

Depuis cette date, les négociations entre le régime et l’opposition sont au point mort. Et pour la jeunesse, les “martyrs du 18 mars” ont désormais encore plus rendu impossible un transfert progressif et pacifique du pouvoir qu’Ali Abdallah Saleh appelle de ses voeux.

Dès lors, le chef de l’Etat brandit la menace du chaos et de la sédition si son régime devait brutalement s’effondrer. Et il accuse l’opposition d’être incapable de pouvoir gouverner le Yémen. L’avenir ? “Mais le pays regorge d’hommes honnêtes, mais qui sont marginalisés ou emprisonnés. Un nouveau Yémen est possible”. Quant à citer le nom de celui qui pourrait succéder à Ali Abdallah Saleh… Silence. “Le pays n’est pas prêt pour cette révolution” avance finalement Adel. “Nous sommes là pour poser les fondations, les premières bases d’un changement”. Si la question du “qui” pourrait succéder à Ali Abdallah Saleh demeure pour l’instant sans réponse, les manifestants tentent d’esquisser le profil du nouveau Yémen. Mais entre eux des divergences apparaissent.

Certains plaident pour un Etat laïc, pour d’autres il sera religieux. Place du changement, chacun s’accorde sur un point : le Président Saleh doit partir. Mais aucune vision commune ne vient définir ce fameux “jour d’après”.

Tout le monde, ou presque, s’est promptement rallié à la jeunesse yéménite. Au point de former un groupe de protestataires particulièrement hétéroclite, par sa composition comme par ses demandes. Des rebelles chiites dans le nord, des séparatistes dans le sud, les socialistes, les islamistes, des cheikhs tribaux… Et le pouvoir de placer sous le label unique des saboteurs de l’unité de la patrie cette coalition a priori contre nature. Une accusation que réfute la jeunesse yéménite, violemment opposée à une nouvelle partition territoriale. Les étudiants ont du patienter avant de recevoir le soutien des partis de l’opposition parlementaire. Ils observaient, prudemment, les contours et les destinées de l’embryonnaire soulèvement.

Aujourd’hui, Adel, Mohammad et Hassan partagent un même sentiment, qu’al Islah, le parti islamiste, veut pirater “leur révolution”. Et les divergences, finalement, d’apparaître entre eux sur la place que pourraient occuper les savants religieux dans le Yémen de demain. “On refuse tous les partis, toutes les tribus. Nous ne leur faisons pas confiance. Mais les Ulémas pourraient former un conseil de transition, non ? Ils ne sont pas tous islamistes, il y a aussi des chiites ?” s’interroge Mohammad. “Non !” lui réplique sèchement Adel, “moi je veux un Etat libre, pas religieux ! Je veux une sorte deTunisie mais avec des libertés !”.

Adel est longtemps resté persuadé que les islamistes pourraient à terme contrôler le pays. Aujourd’hui, il a la conviction que le peuple pourrait reprendre le contrôle de sa révolution, pour peu qu’il apparaisse uni et qu’il se tienne à l’écart des querelles et des tactiques politiciennes. Les trois amis concèdent que le mouvement de la jeunesse discute beaucoup et débat, et que quelques divergences “se font naturellement entendre”. Sans pour autant remettre en cause l’objectif final, unique, fédérateur : l’instauration d’une démocratie yéménite. Par une “révolution pacifique”, uniquement pacifique.

François-Xavier Trégan

François-Xavier Trégan

François-Xavier Trégan historien, spécialiste du Proche-Orient est aujourd’hui journaliste (Yémen).

François-Xavier Trégan

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