Les opérations de gestion de crise à Alep pendant la guerre : de nouveaux acteurs et une nouvelle organisation de la société civile

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Cet article observe l’évolution du rôle des groupes naissant de la société civile syrienne qui participent à la gestion des urgences dans les zones de conflit à Alep. Nous analysons cette nouvelle forme de gestion et la coordination entre les différents groupes, informels au départ, qui ne font toujours pas partie des organisations officielles syriennes.
Une attention particulière est portée au futur rôle de la société civile qui s’est constituée pendant cette période de guerre. À noter que cette notion du bénévolat et d’assistance civique était très limitée avant mars 2011.
Nous poserons également la question sur le rôle du Croissant Rouge Arabe Syrien, le principal acteur ayant des activités importantes sur le terrain avant et pendant la guerre.

Alep avant la guerre : un contexte socio-économique difficile

Depuis le 8 mars 1963, date marquée par la révolution du Parti Baath, la Syrie a vécu une période de stabilité politique et sociale. La progression excessive de l’urbanisation est devenue un phénomène général dans les grandes villes syriennes. La répartition de la population est très hétérogène et disparate, puisque 70 % des habitants occupent la partie ouest du pays partant du gouvernorat d’Alep au nord jusqu’au gouvernorat de Deraa au sud, sur une superficie qui représente environ 33 % de la superficie totale de la Syrie (Ross et Diab, 2009). Durant les années 1980, la croissance urbaine annuelle était de l’ordre de 5 % pour les grandes agglomérations. Ensuite, elle a baissé à 3 % dans les années 1990 (Sakkal, 2009). Les deux grands « pôles urbains » d’Alep et de Damas ont vécu un processus de croissance urbaine anarchique qui a engendré un accroissement incontrôlé des quartiers précaires et/ou informels (Hajjar, 2014).

Ce dynamisme et ce développement ont été renforcés depuis 2005 avec l’adoption d’une nouvelle logique économique, l’économie sociale de marché (Balanche, 2009).

Le contexte d’Alep

À Alep, deuxième ville de Syrie, marquée par ses activités industrielles, l’accroissement de l’habitat informel est associé à un fort étalement urbain des périphéries en « tache d’huile » autour du centre historique, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1986, ainsi que le long des principaux axes routiers intégrant des « villages » proches dans sa structure spatiale.

Le fleuve Queiq divise la ville en deux, ce qui a engendré un fort impact sur l’usage du sol, la production de logements, l’organisation des services urbains et la répartition des populations. Des inégalités socio-spatiales et environnementales entre l’est et l’ouest de la ville ont été constatées (Hajjar, 2014).

Dans l’est, se trouvent, en grande majorité, les quartiers informels et précaires qui hébergent souvent les familles immigrées en provenance de la campagne proche, ainsi que les secteurs d’activités industrielles. En revanche, la partie ouest comporte les beaux quartiers bourgeois, les quartiers mixtes et les nouveaux quartiers résidentiels à faible densité. Il faut noter que la ville d’Alep depuis la guerre est scindée en deux parties : l’est est sous le contrôle de l’opposition, et l’ouest sous le contrôle du gouvernement syrien. Nous avons relevé que cette fracture de guerre recouvre les limites de l’écart social historique (Diab et Hajjar, 2014).

Actuellement ce découpage évolue aussi en fonction de l’importance stratégique des différents quartiers. La guerre a changé l’organisation spatiale du conflit. Désormais, la cause de la guerre est loin et nous sommes plus dans une guerre urbaine désorganisée qui s’est propagée dans toute l’agglomération.

La genèse de la société civile à Alep

La complexité du contexte socio-économique aurait dû permettre le développement d’une société civile efficace et agissante. En réalité, son rôle est resté souvent marginal dans la société syrienne et surtout sous le contrôle étroit du Gouvernement à travers des lois spécifiques et des demandes d’accréditation souvent compliquées à obtenir. Seules quelques associations défendant des enjeux liés à la protection du patrimoine, de l’environnement, ainsi que quelques organismes humanitaires ont été reconnus (Ruiz de Elvira, 2013).

En effet, les notions de bénévolat et de solidarité, très limitées dans le modèle social des villes syriennes, n’ont été prises en considération que dans les actions du Croissant-Rouge Arabe (CRAS). En 1994, un comité de jeunes bénévoles a été mis en place. À Alep, ils ont réussi durant les années 2000 à attirer un nombre important de jeunes diplômés ayant la volonté de réaliser des activités qui servent la société locale. Ils organisaient des campagnes d’aide humanitaire dans les quartiers précaires et informels (distribution de produits alimentaires et de vêtements).

Toutefois, le schéma était différent dans les années 2000. Des intellectuels syriens (le printemps de Damas) avaient fait entrer la « société civile » (Moujtamaa madani) dans l’espace politique. Ainsi, plusieurs initiatives prises à l’échelle nationale justifient une ouverture à l’égard de la société civile. Le 10e plan quinquennal (2006-2010) a défini officiellement la « société civile » et son rôle dans le développement économique et social du pays (Fioroni, 2011). L’idée était de donner plus d’espace à la société civile tout en identifiant une structure de société locale (Moujtamaa ahli).

Cette ouverture a donné lieu à une première conférence internationale sur la société civile à Damas en janvier 2010. De nombreuses associations syriennes et agences internationales se sont réunies pour définir le champ d’action des différentes structures : fondations, société civile (Moujtamaa madani) et société locale (Moujtamaa ahli). Le rôle des différents ministères, en particulier celui du Ministère des Affaires Sociales, dans ces démarches restait à clarifier. Mais, cette réflexion n’a pas porté ses fruits, car en dehors de divers obstacles, le pays s’est retrouvé en mars 2011 face à une crise politique qui s’est rapidement transformée en guerre.

L’épreuve de la guerre

Malgré son entrée tardive en guerre urbaine (fin juillet 2012), la ville d’Alep a été gravement touchée par les événements actuels. Pour le moment, il n’existe que des articles de presse et des dossiers d’observations de l’ONU pour évaluer les dégâts en résultant. L’UNITAR (United Nations Institute for Training and Research) a publié un dossier donnant un aperçu de la situation dans la ville d’Alep le 6 novembre 2014, à partir d’une analyse approfondie d’images satellitaires. Les informations reçues indiquent une concentration de dégâts dans les quartiers informels et précaires de la ville (UNITAR, 2014).

Depuis août 2012, nous assistons à un accroissent excessif du nombre de réfugiés et de déplacés internes. Pour faire face à cette situation, de nouveaux modes d’intervention ont vu le jour. Des actions d’aide aux réfugiés et aux déplacés internes sont menées par « une nouvelle génération » de groupes de gestion de crise. Notre analyse a permis de classer les différents groupes en quatre catégories :

  • Organisations humanitaires syriennes : le Croissant-Rouge Arabe Syrien (CRAS) est l’une des premières organisations humanitaires syriennes. Elle a été créée en 1942 et reconnue par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève en 1946. Elle bénéficie d’une indépendance financière et administrative. À l’exception des organisations appartenant aux différentes églises, le CRAS reste la seule organisation syrienne qui pourrait collaborer avec des ONG et des organisations internationales, ce qui lui donne, surtout pendant cette crise, plus de compétences techniques et financières (Abou-Seif, 2015).
  • Comités de bienfaisance des congrégations chrétiennes : leurs actions humanitaires (soutien aux familles à bas revenus) remontent à très longtemps. Grâce à leurs listes de bénéficiaires, ils ont assuré une intervention rapide pendant la guerre d’Alep. En revanche, la capacité de ces comités a été très limitée à cause de l’accroissement du nombre de familles réclamant une aide financière. Chacun de ces comités trouve ses sources financières. Plusieurs églises locales ont appelé des associations catholiques européennes à soutenir financièrement leurs actions. En France, l’association de l’Œuvre d’Orient organise des campagnes de dons en faveur de chrétiens syriens. Ainsi, les églises arméniennes d’Alep ont reçu à plusieurs reprises des aides alimentaires et financières en provenance de l’Arménie et des organisations arméniennes à travers le monde (Fondation Calouste-Gulbenkian, la Croix Bleue des Arméniens, etc.). Nous notons que, depuis début 2014, l’Œuvre d’Orient est un acteur majeur de la coordination des aides en France et présente l’avantage de la transparence des comptes et des aides, ce qui fait actuellement défaut dans l’aide humanitaire à la Syrie. Ce constat s’applique aux quartiers sous le contrôle du gouvernement et de l’opposition.
  • Groupes humanitaires d’ordre religieux : deux groupes s’inscrivent dans cette typologie. Il s’agit de Jesuit Refugee Service (JRS) et de Maristes Bleus (MB). Malgré leurs identités chrétiennes, leurs actions de secours s’effectuent indépendamment de l’affiliation religieuse et politique des bénéficiaires. Le JRS a été créé en septembre 2008 afin de répondre aux besoins croissants de réfugiés iraquiens arrivant à Alep après la guerre d’Irak. Depuis septembre 2011, toutes leurs activités se déroulaient dans le couvent de Saint-Vartan, situé dans un quartier populaire (El-Midan). Ce couvent s’est transformé en lieu d’accueil pour les familles déplacées en provenance de Homs, mais il avait fait l’objet de violents combats, ce qui a obligé les dirigeants à chercher d’autres locaux (Abo-Seif, 2015). Quant aux MB, ils sont présents depuis longtemps dans les locaux des frères Maristes situés dans un quartier « bourgeois » à l’ouest. Leur périmètre d’intervention était le quartier précaire de Djabal Al Sayde situé à l’interface entre les quartiers informels à caractère kurde (Sheikh-Maksoud, Achrafiyeh) et les nouveaux quartiers chrétiens (Jalaa et Syriane). Pendant la guerre, les activités de secours des Maristes Bleus se poursuivent intensivement dans ce quartier gravement impacté par le conflit. Ces deux groupes ont défini un plan d’action qui vise à soutenir les familles dans le besoin. À titre d’exemple, le JRS a établi une cuisine servant 15 000 repas chauds par jour aux différentes associations. Les Maristes bleus distribuent des paniers alimentaires mensuels à 300 familles (Antaki, 2014). Ainsi, des activités éducatives et psychosociales sont offertes dans les locaux de JRS et de MB. Les dirigeants de ces groupes essayent d’acquérir une visibilité internationale à travers des conférences et des communiqués de presse afin d’assurer le soutien financier nécessaire.
  • Associations locales de solidarité : la création de ces associations s’effectue par des initiatives locales. Elles visent à proposer des services à tous ceux qui sont dans le besoin. Elles se multiplient peu à peu à Alep depuis la guerre (Al-ihssan, Ahel el-kher, etc.). Les bénévoles sont impliqués dans ces associations, y compris financièrement. Mais, elles s’appuient souvent sur des fonds octroyés par le CRAS afin d’assurer la continuité de leurs activités de solidarité (Abo-Seif, 2015).

Les opérations d’urgence : un changement de la logique officielle syrienne

Tous les groupes mentionnés ci-devant ont rapidement tenté de mettre en place une stratégie de gestion de guerre. Le CRAS joue le rôle de « chef d’orchestre », car il a ouvert des voies de coordination entre les différentes associations. Il a créé deux comités de gestion à Alep, il s’agit du comité de secours et du comité des affaires urgentes.

Le comité de secours regroupe des représentants de toutes les associations. Son rôle principal consiste à définir une bonne répartition des services de solidarité couvrant l’ensemble du territoire alépin. L’idée était de programmer une coordination territoriale entre les différents groupes. Nous avons observé deux temps de coordination : répartition par écoles et répartition par secteurs. En effet, avec l’intensification des combats, les écoles sont devenues un refuge pour les déplacés. Mais, la Direction de l’éducation nationale a pris une décision d’évacuation pour reprendre les activités des enseignants à la rentrée scolaire 2013/2014. Plusieurs lieux alternatifs ont été proposés pour héberger les familles concernées. Des immeubles de la cité universitaire ont été mis à la disposition du CRAS comme plusieurs immeubles vacants du quartier des « 1070 logements », faisant partie du secteur d’Al-Hmadaniyeh dans le sud de la ville.

Le comité des affaires urgentes vise à élaborer des passerelles de négociation entre le Gouvernorat d’Alep (instance locale de l’État central) et les groupes de l’opposition. Ce rôle de médiateur a permis de résoudre certains problèmes quotidiens (trêves provisoires, cessez-le-feu pour assurer la circulation des véhicules du CRAS, négociations pour remettre en activité la centrale électrique, etc.).

Dans un premier temps, tous les services proposés par les groupes de solidarité ont été mis en œuvre par des bénévoles faisant partie des communautés locales. Leurs rapports directs avec la population locale avaient permis d’atteindre ceux qui se trouvent dans le besoin. Cependant, ils sont passés du bénévolat à la notion « d’assistance civique ».

Les différents groupes sont amenés à augmenter leurs effectifs rémunérés pour faire face à l’accroissement constant du nombre de réfugiés et de déplacés à Alep.

Il est évident que cette nouvelle génération de la société civile a joué, et joue toujours, un rôle important dans la gestion de « guerre ». Mais, comment cette société civile formée dans un contexte chaotique va-t-elle évoluer pour la phase post-guerre ? C’est une question qui mérite d’être posée. Cet article se trouve au commencement d’une réflexion sur les forces et les faiblesses de la société civile qui doit à l’avenir faire l’objet d’un débat avec les pouvoirs en place. Par ailleurs, la mobilisation actuelle en faveur des réfugiés chrétiens d’Alep est très importante. Nous notons le dîner caritatif organisé à Paris par des notables chrétiens d’Alep le 9 avril 2015 qui a permis de collecter plus de 160 000 euros en faveur des enfants d’Alep. Il est surprenant que ce type de mobilisation ne soit pas identifié par les médias.

 

Bibliographie 

Abo-Seif M. (2015). Entretien avec Monsieur Mourad Abo-Seif sur les associations civiles. Responsable jésuite du JRS à Alep, réalisé le 23 mars 2015. Paris.
Antaki N. (2014). Lettre de Nabil Antaki pour les Maristes Bleus. Article consulté le 10 mars 2015 sur Syrie : « quitter ou ne pas quitter ».
Balanche F. (2009). L’habitat illégal dans l’agglomération de Damas et les carences de l’ÉtatRevue Géographique de l’Est, vol: 4, n° 49. Consulté en ligne le 21 novembre 2010.
Diab Y. et Hajjar A. (2014). Alep, de la ségrégation socio-spatiale à la guerre urbaine. La Revue urbanisme, n°39, pp. 24-29.
Fioroni C. (2011). « Société civile » et évolution de l’autoritarisme en Syrie. Graduate Institute, Genève. Consulté le 3 avril 2015.
Hajjar A. (2014). La construction d’un cadre méthodologique pour l’élaboration de projets urbains durables en Syrie. Thèse de doctorat de l’université Paris-Est en « Aménagement de l’espace, urbanisme », p. 314.
Ross P. et Diab Y. (2009). La création des partenariats locaux pour un développement urbain et territorial. Le Centre Territorial du Développement Local Durable. Programme de Modernisation de l’Administration Municipale. Damas, Syrie, p. 540.
Ruiz de Elvira L. (2013). Associations de bienfaisance et ingénieries politiques dans la Syrie de Bachar-al-Assad : émergence d’une société civile autonome et retrait de l’État ? Thèse de doctorat en Études politiques, soutenue en 2013 à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris en cotutelle avec l’Universidad Autónoma de Madrid. Paris.
Sakkal S. (2009). Mobilité urbaine dans l’agglomération d’Alep : évolutions et perspectives. Rapport rédigé pour le Plan Bleu. Faculté d’Architecture. Alep, Syrie, p. 44.

Yousef Diab, Abboud Hajjar

Yousef Diab, Abboud Hajjar

Yousef DIAB, Professeur, et Abboud HAJJAR. Université Paris Est, Marne la Vallée. Lab’Urba.