Les racines de la contestation sociale en Israël

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Avec l’éclatement du printemps arabe, début 2011 loin de ses frontières et de son continent, le gouvernement israélien n’avait rien pour être rassuré, lui qui reste persuadé que tous les Arabes veulent encore jeter tous les Juifs à la mer et qui craint pour l’existence du pays. En effet, le premier Ministre Benjamin Netanyahou savait bien que la sécurité du pays pourrait être rapidement remise en cause si le mouvement se poursuivait au Machrek. Ce fut le début d’une sérieuse inquiétude, en premier avec l’agitation égyptienne sur la place Tahrir au Caire le 25 janvier dernier, puisque le pays est le seul avec la Jordanie à être en paix avec l’Etat hébreu.

Mais jamais Benjamin Netanyahou n’aurait cru que la grogne viendrait de l’intérieur même d’Israël. En effet, la révolution égyptienne n’avait pas encore porté ses fruits, la révolte s’étant tassée en Jordanie après les premières réformes économiques du roi Abdallah II, et Bachar Al Assad encore au pouvoir massacrant son peuple, qu’une poignée d’israéliens plantait ses tentes à Jérusalem et Tel Aviv à la manière des Indignés des pays occidentaux pour protester contre le coût de la vie en Israël. La démocratie semblait renaître en Israël alors que le gouvernement faisait passer encore au début de l’été des lois discriminatoires contre les organisations pacifistes de gauche qui voyaient leurs subventions supprimées.

L’erreur des politiques successives en Israël a été de croire que le danger ne pourrait venir à chaque fois que de l’extérieur. Or, il n’en est rien, et le mouvement était prévisible. En effet, près d’un tiers des Israéliens se trouve en dessous du seuil de pauvreté, alors que la cohésion des 7 millions d’individus qui vivent au cœur du pays se fissure doucement mais sûrement. Jamais la politique de défense et l’orientation massive du budget national à destination de la sécurité n’a été remise en cause alors que même en 2008, le débat autour de la revalorisation des pensions des rescapés de la seconde Guerre mondiale dans les camps faisait rage à la Knesset, après la parution d’un rapport du Contrôleur de l’Etat en 2007, accablant pour les gouvernements successifs. Selon l’association israélienne Latet, 80 000 rescapés des camps vivent en dessous du seuil de pauvreté.

La politique de défense pouvait encore moins être remise en cause avec l’enracinement d’un gouvernement de droite et d’extrême droite au pouvoir depuis maintenant dix ans. Et cela tient aux racines profondes dans la conscience et l’inconscient israélien de la perception sécuritaire de l’espace national sanctuarisé. Avec la « situation » palestinienne, l’avènement du « hamasthan » à Gaza, la poursuite de la construction du Mur, et du dôme d’acier destiné à protéger les ressortissants israéliens des roquettes tirées par le Hamas de Gaza et le Hezbollah du Liban Sud, le gouvernement israélien a largement négligé sa politique sociale. Et personne ne l’a contesté à part quelques franges gauchistes et ce qui reste du parti travailliste qui, il faut bien l’avouer, n’ont plus aucun poids en Israël depuis l’échec des négociations de Camp David II en 2000.

Tout vint de l’intérieur

Mais à partir de juillet dernier, les manifestations ont commencé à se multiplier partout en Israël pour protester contre ces choix, à tout le moins stratégiques, mais suicidaires pour la propre société que le gouvernement coalisé administre. Tout a commencé par la grogne contre la hausse du prix du fromage « cottage », à la base de la nourriture israélienne, et dont le prix avait doublé en quelques jours sur décision du syndicat des producteurs. On parla de révolution du « cottage cheese » dans la presse.

Puis les étudiants entrèrent dans la bataille pour contester partout dans le pays, le prix des loyers devenus inaccessibles. En un an, les loyers ont bondi de 30% à Tel Aviv et près de 20% à Jérusalem. On contestait ainsi à Jérusalem par exemple, la politique des bas taux d’emprunt et d’accessibilité à la propriété pratiqués par les banques et soutenu par des mesures gouvernementales et qui fit exploser le nombre de propriétaires loueurs. Devenus plus puissants, ils pratiquèrent alors des prix de plus en plus prohibitifs et certains n’ayant même plus besoin de louer pour amortir leur achat, l’offre se réduisit cruellement face à la demande. Enfin, et probablement le plus important, les « indignés » israéliens furent rejoints symboliquement et politiquement par toute une frange de la population qui contestait vivement les choix du gouvernement en matière de protection sociale et de subventions diverses.

Un pays riche de pauvres

Le paradoxe dans ce pays est qu’il détient une économie florissante mais qui n’est contrôlée que par une trentaine de familles. Le reste de la population se paupérise, à commencer par les ultra-orthodoxes, pourtant soutenus par l’Etat, mais qui ne travaillent pas, ne font pas de service militaire, et sont devenus une caution morale et religieuse pourtant contraires aux principes originels du sionisme laïc.

Puis les manifestants qui furent près de 400 000 début août dans tout le pays poursuivirent leur contestation en dénonçant également le financement de la colonisation dans les Territoires, qui n’a eu de cesse de se poursuivre et de faire reculer un peu plus chaque jour, l’aboutissement d’une négociation concertée pour une paix juste et durable avec les Palestiniens. Depuis 1967 et la guerre des Six Jours, un colon des territoires coûte deux fois plus cher à l’Etat qu’un Israélien vivant dans les frontières : coût économique lié à la construction des implantations, aux systèmes d’infrastructures de défense, de construction de route de contournement, et de sécurisation de l’espace par les militaires de Tsahal.

Depuis, Netanyahou a créé une commission spéciale rattachée au gouvernement destinée à prendre des mesures d’urgence en matière sociale. Mais la déstabilisation de la frontière égyptienne, les attaques à Eilat fin août, et la reprise du cycle attentat/ représailles dans le sud du pays et à Gaza pourrait bien donner raison aux membres sécuritaires de l’establishment qui ne voudront rien lâcher du budget de la défense, comme si cette reprise de la violence tombait à point nommé.

En attendant, les Israéliens poursuivent leurs manifestations, mais trouvent moins d’écho dans les tribunes des journaux que ceux qui défendent férocement la sécurité du pays. Comme s’il ne pouvait y avoir de juste milieu. L’avenir proche devrait déterminer l’avenir du gouvernement israélien s’il reste autiste, mais Netanyahou ne semble pas décider à faire de choix. Le plus important est ailleurs. Le Printemps et l’été arabe ont eu un impact énorme au cœur de l’Etat hébreu: les Israéliens se sont enfin dits, après dix ans ou presque de quasi-disparition de l’opposition que si les Arabes peuvent changer leur destin, eux aussi pouvaient en faire autant, et qu’il n’y a plus de fatalité à l’impasse sécuritaire et économiquement dramatique dans laquelle ils vivent. Si la droite coalisée à l’extrême-droite ne prend pas bien le virage, une nouvelle force d’opposition pourrait enfin faire renaître l’espoir chez les gens de gauche et permettre ainsi un retour d’une politique plus modérée : un espoir avant tout pour l’amélioration du niveau de vie des Israéliens dans leur ensemble et un espoir externe également pour la relance du processus de paix avec les Palestiniens. Il en va de la bonne santé de la démocratie israélienne.

 

 

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).