L’objectif de cette contribution est de proposer un regard humanitaire sur la situation en Syrie à partir de l’expérience de terrain de l’ONG Première Urgence – Aide Médicale Internationale, présente à Damas depuis 2008. Par regard humanitaire, nous entendons ici les questions soulevées par l’application des principes humanitaires à l’assistance en situation de conflit. Tels que rappelés par le code de conduite de la Fédération Internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, ces principes sont l’impartialité (c’est-à-dire une aide distribuée uniquement en fonction des besoins), la neutralité (c’est-à-dire la non-allégeance), l’humanité et l’indépendance.
De ce point de vue, la difficulté première en Syrie est l’accès libre et direct aux populations vulnérables. Pour toutes les ONG internationales, cet accès ne peut se faire sans médiation, que ce soit en zone gouvernementale ou dans les zones rebelles, bien que pour des raisons différentes. Sans information directe concernant la finalité de l’aide, la question de l’impartialité de l’assistance se pose. Comment s’aménagent les compromis autour de cette incertitude ? Nous aborderons cette question en récapitulant d’abord les principales décisions opérationnelles de PU-AMI dans ce contexte.
PU-AMI est présente en Syrie depuis 2008, travaillant depuis Damas. Pour répondre aux besoins humanitaires issus du conflit syrien, elle a développé un dispositif important en Syrie tout d’abord, mais aussi auprès des réfugiés syriens au Liban, en Jordanie et en Irak, pour un nombre de bénéficiaires estimés à environ 1,5 million de personnes. La présente note ne concerne que les opérations menées par PU-AMI en Syrie jusqu’en 2014, donc en zone gouvernementale.
L’objectif initial de cette implantation était de soutenir les réfugiés irakiens présents en Syrie. Les négociations avec les autorités syriennes ont commencé en 2007 et ont abouti en 2008, quand les opérations ont commencé physiquement dans les environs de Damas. Notre interlocuteur, comme celui de toutes les ONG internationales, était le Croissant-Rouge arabe syrien (SARC, acronyme du nom anglais de l’organisation). L’accord s’est matérialisé par un accord-cadre (Memorandum of Understanding – MoU) qui autorisait un travail auprès des réfugiés irakiens mais pas auprès des populations syriennes.
La deuxième décision opérationnelle majeure a précisément concerné cette clause. Le conflit qui débute en mars 2011 se caractérise par une faible intensité jusqu’à l’automne. Le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays reste encore marginal, de même que le nombre de réfugiés, comptabilisé à environ 8 000 par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) à la fin décembre 2011. La situation bascule ce même mois à la lumière de deux faits d’importance : la constitution d’une opposition organisée (l’Armée syrienne libre) et l’évacuation des ambassades à Damas. Il devient alors clair que le conflit va durer et s’intensifier. Les premières interventions humanitaires commencent, mais en dehors des zones gouvernementales. Pour PU-AMI et les autres ONG internationales basées à Damas, la question se pose donc de savoir comment développer des opérations en soutien aux populations vulnérables dans les zones contrôlées par le régime. Ce sont les agences spécialisées du système des Nations Unies qui vont mener les négociations auprès du gouvernement et du SARC, aboutissant à un résultat favorable à l’été 2012, matérialisé par un nouveau MoU que propose le SARC aux ONG pour signature en juillet de la même année.
La signature du nouveau MoU doit s’accompagner d’un engagement à respecter le droit applicable, notamment en réaffirmant que l’ONG signataire n’a pas franchi et ne franchira pas illégalement les frontières de l’État syrien. En d’autres termes, ces dispositions ne permettent pas à une ONG de travailler depuis Damas tout en menant simultanément des opérations transfrontalières depuis les pays voisins. Si cette contrainte n’est techniquement qu’un rappel du droit, le MoU de 2008 engageant tous les signataires à respecter le droit syrien, y compris l’intégrité des frontières, elle n’est évidemment pas neutre.
Les termes de l’alternative à l’été 2012 se déclinent donc ainsi : maintenir et tenter de développer les programmes depuis Damas en dépit des contraintes ; fermer nos opérations en zone gouvernementale ; et tenter ou non de déployer une activité transfrontalière. En ces termes, il s’agit d’une décision simple à prendre puisqu’elle se fonde sur une évaluation du nombre d’acteurs actifs (faible à Damas, plus élevé en transfrontalier, et croissant), sur l’opportunité de capitaliser sur une présence opérationnelle et des réseaux existants à Damas, et enfin sur la distribution des besoins, répartis aussi bien en zone gouvernementale qu’en zone rebelle. La décision de signer le nouveau MoU et l’engagement afférent est donc rapidement prise.
Dans ce cadre, les priorités opérationnelles de la fin 2012 et de 2013 visent à renforcer l’impact de notre action auprès des populations vulnérables. D’un point de vue géographique, alors que le SARC n’imposait à l’été 2012 aucune limite à des évaluations courtes du chef de mission dans le pays, PU-AMI avait opté pour une présence limitée à quatre gouvernorats. La mission étant stabilisée dès le début de l’année 2013, faut-il alors étendre notre action à d’autres zones ?
Deraa est initialement envisagé, mais la piste n’aboutira pas, l’équipe étant mobilisée à plein temps sur le développement technique de nos activités. Ce n’est qu’en fin d’année 2013 et au début 2014 qu’il sera possible d’accéder via le SARC à d’autres gouvernorats. D’un point de vue technique, l’enjeu est de préciser le périmètre de l’intervention à partir d’opérations initiales consistant en des distributions d’intrants non alimentaires. Le travail de 2013 va permettre d’élargir l’action en y incluant des activités de reconstruction et d’appui à des structures médicales et scolaires, en lien avec les ministères de tutelle concernés (Santé et Éducation, respectivement).
Les principales décisions opérationnelles ainsi résumées, il convient d’aborder l’enjeu de l’autonomie de l’action : quelle visibilité ont les ONG opérant depuis Damas de leur action et de leur conformité aux principes humanitaires ? Dans le cas de la Syrie, ces questions se placent dans le cadre des modalités concrètes du partenariat avec le SARC.
C’est en effet au SARC que les demandes de visas sont transmises, techniquement en tant qu’intermédiaire pour transmission au ministère des Affaires étrangères syrien. C’est de plus auprès du SARC que s’obtiennent les autorisations de déplacement en Syrie au-delà de Damas. Enfin, le SARC peut autoriser – ou non – la présence d’équipes nationales de PU-AMI dans les gouvernorats où nous sommes actifs.
La question des déplacements est plus épineuse. Matériellement, tout déplacement d’expatriés ou de personnel d’ONG sur une zone doit faire l’objet d’une autorisation du SARC. Aucun obstacle n’existe concernant Damas, et très peu pour le gouvernorat adjacent de Damas Rural. En revanche, ces autorisations sont très rares pour les autres gouvernorats. Concrètement, cela revient à exclure les ONG de l’évaluation des besoins, de la sélection des bénéficiaires et du suivi des distributions.
Les justifications avancées par le SARC concernent essentiellement la sécurité des équipes. La Syrie est un des environnements les plus violents dans lequel se déploie une activité humanitaire, derrière l’Afghanistan, mais devant la Somalie ou le Soudan. Le SARC est de loin l’entité la plus affectée par des incidents critiques entre 2011 et 2013. Que le SARC prenne des mesures pour assurer la sécurité des équipes d’ONG internationales, même au détriment de l’autonomie de celles-ci dans l’évaluation du risque, n’est donc pas aberrant.
Le SARC a été mandaté spécifiquement par le gouvernement syrien pour la coordination et la mise en œuvre des programmes humanitaires, ce qui a donné lieu à des incertitudes quant à son indépendance. D’un point de vue général, le SARC est l’une des 186 sociétés nationales dont l’ensemble est une composante à part entière du Mouvement International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. À ce titre, et bien qu’auxiliaire du gouvernement au même titre que toutes les sociétés nationales, le SARC est une entité indépendante, neutre et impartiale, associée organiquement à l’entité mandatée pour le respect du droit international humanitaire (DIH). La continuité de la gouvernance et de l’exécutif, non affectés par le déclenchement des hostilités, suggère que l’institution n’est pas moins préservée d’une interférence politique après 2011 qu’avant. De plus, le Mouvement a décerné en 2013 le Prix de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge pour la paix et l’humanité au SARC. Cela mérite d’être souligné dans la mesure où ce prix n’est attribué qu’exceptionnellement, le SARC n’en étant que le troisième récipiendaire en 25 ans. En d’autres termes, le SARC est un interlocuteur crédible. Sans que cela soit un substitut aux certitudes que pourrait offrir un accès libre et direct aux victimes, il offre, du simple point de vue des principes humanitaires, un ancrage que peu d’autres acteurs peuvent fournir.
Plus concrètement, le SARC procède aux distributions d’intrants que lui livrent ses partenaires à Damas. Les distributions font l’objet de rapports très succincts qui indiquent les lieux et les dates de distribution ainsi que le nombre de bénéficiaires soutenus. Deux moyens existent pour croiser la validité de ces rapports. Le premier touche au détachement de personnel du SARC auprès des ONG ou, plus rarement, à l’autorisation d’avoir un équipier dans le gouvernorat concerné par la distribution. Les autorisations d’avoir du personnel de l’ONG auprès d’une branche du SARC restent toutefois peu fréquentes et susceptibles d’être annulées. Quand cela a été possible, les équipes ont pu confirmer la tenue des distributions, alimentant qualitativement une réflexion positive sur la distribution de l’aide. Cela est également vrai des équipes du SARC détachées auprès de PU-AMI, avec qui il est possible de tisser des liens et d’obtenir ainsi des compléments informels d’information. L’autre moyen d’évaluer indirectement le travail consiste à comparer les volumes distribués par le SARC avec nos registres logistiques. Ces éléments suggèrent tous une cohérence globale entre les intentions et les résultats.
Malgré les difficultés inhérentes à une action avec très peu de visibilité sur le fonctionnement final de l’aide, le partenariat avec le SARC offre suffisamment de perspectives pour penser les termes d’un compromis acceptable autour de l’aide. Ces perspectives sont une condition nécessaire d’un tel compromis, mais elles ne sont pas suffisantes : encore faut-il que l’impact de l’aide soit positif. Les rapports d’ACAPS informent – par des moyens dérivés également – de la magnitude des besoins en Syrie. Les rapports de distribution du SARC coïncident avec les zones les plus affectées, et les données qualitatives recueillies confirment toutes que l’aide a une réelle valeur ajoutée, notamment auprès des populations déplacées.
L’évaluation de l’impact est épineuse dans le cadre de toute action humanitaire, d’autant plus avec les restrictions déjà notées. En notant que l’impact est probablement positif sur certaines populations, il faut aussi envisager un impact éventuellement négatif de l’aide. Deux pivots essentiels pour aborder cet aspect concernent, d’une part, toute contribution de l’aide humanitaire à l’économie de guerre et, d’autre part, l’insertion de l’assistance dans une stratégie délibérée d’une partie au conflit, en l’occurrence le gouvernement syrien.
Les appels des Nations Unies fournissent un indicateur du volume financier de l’aide humanitaire en Syrie entre 2011 et 2014 : elle représente un montant d’environ 7 350 milliards de Dollars (US). Se décomposant entre un pilier régional (l’aide aux réfugiés principalement) et un pilier national, l’aide destinée spécifiquement aux populations vulnérables en Syrie représente un total de 2 802 milliards de Dollars. Précision importante : ce montant représente l’assistance en zone gouvernementale aussi bien qu’en zones rebelles. Il faut donc la comparer aux volumes d’aide militaire directe (ou de contribution directe à l’économie de guerre) dans l’ensemble du pays.
Les estimations proposées dans divers think tanks et publications (notamment le Conseil européen des affaires étrangères et Survival) se déclinent ainsi. L’assistance de l’Arabie Saoudite et du Qatar a représenté un volume d’environ 6 à 7 milliards de Dollars entre 2011 et 2013. L’aide iranienne a représenté un volume de l’ordre de 15 à 19 milliards de Dollars entre 2011 et 2014. L’agrégat de ces données, certes imparfaites, suggère un montant global pour ces seuls pays oscillant entre 21 et 26 milliards de Dollars, montant très certainement sous-estimé puisque ne prenant pas en compte l’aide américaine, russe ou européenne. En d’autres termes, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle l’aide humanitaire ne représente pas plus de 10 % de l’assistance militaire directe. Enfin, l’économie de l’État Islamique serait de l’ordre d’un milliard de Dollars annuel depuis 2013. Il n’a pas été possible d’obtenir d’estimations pour le budget du gouvernement syrien effectivement dédié aux opérations militaires. Sans être marginale, l’aide humanitaire ne saurait donc avoir un impact décisif sur les équilibres économiques du conflit en termes de volume financier. Soyons clairs : cette comparaison sommaire n’entend pas démontrer que l’aide n’est pas détournée et encore moins suggérer que cela soit acceptable.
Plus sensible est la question de l’insertion de l’aide humanitaire dans les stratégies du gouvernement syrien. L’aide humanitaire extérieure lui a-t-elle permis de s’affranchir de ses obligations, notamment sociales (santé, eau et assainissement, notamment) ? La politique du gouvernement syrien, répressive dès le printemps 2011, permet d’avancer une hypothèse. L’absence d’aide n’a manifestement pas été un frein aux choix faits par le régime dans le traitement de la crise, et rien ne suggère que la présence d’aide à partir de 2012 ait altéré les termes des options politiques retenues.
Le gouvernement veille-t-il enfin à ce que l’aide parvienne avant tout à des personnes soutenant le régime et en tout cas à ce que les opposants en soient privés au détriment du principe d’impartialité ? D’un point de vue opérationnel, toute réponse à cette question revient à analyser la nature du partenariat avec le SARC qui, on l’a vu, se présente en des termes suffisamment acceptables pour autoriser la continuité des opérations. Il n’est pas inutile, en conclusion, de rappeler que les obstacles à l’assistance se dressent de manière similaire à d’autres contextes. Mais d’un point de vue humanitaire, les incertitudes nées du manque d’accès libre et direct aux victimes sont profondément insatisfaisantes. Les modalités de l’aide doivent être évaluées constamment et le dispositif adapté en fonction de l’évolution de la situation quand cela est possible. Le choix de PU-AMI, comme celui d’autres acteurs travaillant en zone gouvernementale, doit aussi se lire à l’impact qu’aurait un retrait des ONG sur la situation des personnes vulnérables. Il serait sans aucun doute dramatique au regard de la magnitude des besoins. L’impératif humanitaire en Syrie est indiscutable. Le dialogue avec le SARC, modeste mais réel, permet d’y répondre partiellement.
Roger Persichino
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