On entend souvent au sein de MSF que le système de l’aide, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs institutionnels impliqués dans l’aide humanitaire internationale, serait incapable de fournir des secours efficaces, voire que sa capacité à le faire déclinerait.
Cette affirmation, qui laisse supposer que MSF serait extérieur au « système », se fonde sur le nombre bien réel et trop élevé de ceux qui auraient besoin d’aide et n’en reçoivent pas, ou pas assez, dans le cadre d’une opération de secours.
Or une telle appréciation négative, outre qu’elle pourrait sans peine être appliquée à des opérations dont les membres de MSF sont les plus fiers, laisse de côté les évolutions et transformations, qualitatives et quantitatives, techniques et politiques, qui déterminent les territoires et les savoir-faire de l’aide et donc les enjeux d’aujourd’hui. Pour avoir une portée pratique donc, notre critique ne doit pas être située dans l’absolu d’un monde idéal dans lequel les catastrophes ne produiraient plus de victimes, mais dans une évolution historique et des situations concrètes. Nous souhaitons ici explorer les relations de MSF avec le système de l’aide, tout en montrant l’évolution des ambitions de ce dernier.
Médecins sans Frontières, une organisation hors système ?
Commençons par constater que, loin d’être extérieure au système, MSF compte parmi les cinq plus importantes organisations ou fédérations du milieu – qui engagent à elles seules 38% des dépenses engagées par les ONG internationales (1). Qui plus est, elle est, au sein de ce groupe, la seule organisation revendiquant d’agir spécifiquement dans le domaine de la santé.
L’histoire de MSF est marquée dès sa fondation par des relations continues, parfois conflictuelles, avec certains acteurs de l’aide et par la volonté affichée de ne pas être confondue avec eux (agences onusiennes, armées, Croix-Rouge, ONG). L’attitude de l’organisation a varié selon les époques, les contextes et les sections nationales. C’est pourquoi il est nécessaire de saisir cette relation ambivalente dans le cours de son histoire, en se gardant de la confondre avec le récit institutionnel qui en est fait. Mener cet exercice nécessiterait en principe de revenir sur les controverses internes à l’organisation. Nous n’abordons pourtant pas en profondeur ces polémiques dont certaines ont fait l’objet de revues détaillées(2).
L’idée que MSF se fait de sa relation avec les acteurs de l’aide est sous l’influence plus ou moins explicite du mythe des origines de l’association, celui d’une rupture de ses fondateurs avec la Croix-Rouge lors de la guerre du Biafra (1967-1970), conséquence d’une dénonciation du « génocide » perpétré selon eux par l’armée nigériane. Bien qu’elle ne corresponde que lointainement à la réalité historique (3), cette version de l’événement est restée dominante, fournissant aux MSF une toile de fond sur laquelle inscrire leurs premières prises de position publiques et dessiner un profil spécifique dans le milieu de l’aide internationale.
Factuellement, c’est la polémique sur le détournement de l’assistance au Cambodge après l’éviction du régime Khmer rouge et la mise en place par le Vietnam d’un gouvernement à Phnom Penh, qui fut le premier clivage entre MSF et la majorité des acteurs de l’aide, en 1979-80. MSF, qui entretenait des rapports étroits avec le Fonds d’aide d’urgence de la Commission européenne (dont est issu Echo)(4), estimait que l’assistance étrangère tombait entre les mains de l’armée vietnamienne d’occupation, alors que d’autres ONG contestaient ce fait et appelaient au contraire à renforcer l’aide au Cambodge dans un contexte de famine supposée. La ‘Marche pour la Survie du Cambodge’, protestation symbolique organisée à la frontière khméro-thaïlandaise avec IRC (International Rescue Committee) en février 1980 suscita une intense controverse dans les milieux de l’aide et dans la presse (5).
Ces conflits politiques et éthiques, où se retrouvait la ligne de partage de la Guerre froide, demeuraient cependant sans conséquence sur les relations de MSF avec les acteurs de l’aide dans d’autres domaines, notamment avec le HCR (United Nations High Commissionner for refugees)(6). MSF recevait des fonds de cette agence des Nations unies avec laquelle elle coopérait dans tous les camps et continuait de travailler avec le Fonds d’aide d’urgence européen, participant aux instances de coordination de l’assistance. Sur les différents terrains où elle œuvrait, MSF participait aux instances de coordination sous l’égide d’autorités locales ou des Nations unies, estimant indispensables ces échanges orientés vers l’action. Elle ne jugeait pas utile, en revanche, de rejoindre les plate-formes d’ONG en Europe, tel le SCHR (Steering Committee for Humanitarian Response (1972) ou Voice (1982) car elle n’y retrouvait pas l’écho de ses préoccupations.
Au cours des années 1980, plusieurs sections nationales de MSF furent créées (Belgique, Suisse, Hollande, Espagne), renforçant sa position dans le système de l’aide. Les relations avec celui-ci se poursuivirent, la coopération coexistant avec la critique. Elles reproduisaient les clivages politiques du moment, tels qu’ils parcouraient également l’organisation, alors en pleine croissance : la section française, puis par la suite la section hollandaise travaillaient en priorité – mais pas exclusivement – dans les situations de conflits armés, de déplacements de populations et de catastrophes naturelles, tandis que les sections belge, suisse et espagnole s’orientaient davantage vers la coopération médicale visant à développer et renforcer les structures locales de santé publique, là aussi de façon non exclusive, notamment pour la section belge. Les désaccords n’étaient pas rares entre sections, qui se divisaient sur les prises de position publiques comme sur les orientations opérationnelles, chacune cédant à la tentation de se présenter comme le « véritable » MSF.
Le mouvement a été parfois proche de la rupture, comme en témoigne l’exclusion de la section grecque en 2000 suite à la guerre du Kosovo. Les dirigeants du mouvement estimaient alors que MSF-Grèce avait été trop proche des nationalistes serbes pendant la guerre. À cette exception près, la volonté de maintenir les liens l’a toujours emporté in fine, mais de telles tensions rendaient plus difficile encore une représentation commune dans les instances de l’aide. Sur le terrain, chaque section avait sa propre représentation et son propre siège dans les instances de coordination locale. C’est encore le cas dans la plupart des pays, bien que la pression interne pour plus de mutualisation soit forte.
Des positions partagées furent cependant défendues : ainsi MSF adopta-t-elle et promut-elle la liste des médicaments essentiels de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), qu’elle contribua à faire évoluer, tout en se prononçant contre le rôle confié par cette organisation aux « agents de santé communautaire » dans la stratégie des soins de santé primaire. De même MSF soutint activement le PEV (Programme élargi de vaccination) promu par l’OMS et l’Unicef, tout en critiquant les « journées de mobilisation vaccinale » soutenues par l’Unicef.(7)
La famine qui survint en Éthiopie en 1984 et l’opération internationale de secours qui la suivirent fut le premier moment dans l’histoire de MSF (le seul avec le Tsunami dans l’océan Indien en 2004 – 2005), de rupture nette avec l’ensemble du dispositif de l’aide, ONG et Nations unies confondues. La section française de MSF accusa le gouvernement éthiopien d’utiliser les secours pour mettre en œuvre sa stratégie de transferts forcés de populations et se confronta à l’ensemble des acteurs présents sur le terrain, UNDP (United Nations Development Program) en premier lieu.
Trois registres d’arguments toujours actuels furent opposés à MSF : rupture du principe de neutralité humanitaire, incompréhension des urgentistes face aux enjeux du développement, sabotage de la collecte des fonds en cours. À des degrés et dans des circonstances diverses, ces arguments se retrouveront plus tard au cœur d’autres polémiques publiques (notamment à la suite du tsunami de 2004). Celles-ci ne rompirent pas les liens de coopération entre MSF et ses interlocuteurs habituels, mais elles illustrent la singularité de certaines positions de MSF dans le milieu des ONG. Les principes humanitaires se prêtant à des interprétations très variables, les désaccords évoqués plus haut n’ont jamais cessé d’exister et ne peuvent que persister.
C’est dans le but de les réguler que MSF s’est engagée à la fin des années 1980 dans la mise en place d’une structure internationale avec un triple objectif : gérer la marque et le logo, se doter d’une instance de concertation, aider au règlement des différends entre sections – avec en mémoire le procès intenté par MSF-France à MSF-Belgique en 1985 – et enfin assurer sa propre représentation collective auprès des organismes internationaux. Un Conseil international fut créé (1990), composé de deux dirigeants de chaque section et un secrétariat international fut installé à Bruxelles (il sera déplacé à Genève en 2004).
S’affirmaient ici, outre le besoin impérieux d’un rapprochement de sections nationales créées au cours des années précédentes, la nécessité assumée d’entretenir des relations suivies avec les grands acteurs de l’aide et la volonté partagée de faire entendre une voix spécifique dans le milieu. Ces réformes facilitèrent la collaboration de MSF avec les autres organisations. Au cours des années 1990, MSF soutint la campagne contre les mines (en tant que simple adhérent à la coalition), participa activement à la coalition des ONG pour la Cour Pénale Internationale ainsi qu’aux débuts du Projet Sphère(8).
L’aide comme outil de « Crisis Management »
Le déploiement d’assistance dans des territoires en proie à des conflits est devenu, avec la fin de la Guerre froide, un élément d’importance croissante dans l’agenda des Nations unies, manifestant l’avènement d’importantes opérations de secours militarisées pensées comme un outil de gestion des crises, ce que traduisit une série de décisions institutionnelles dans les années 1990.
En décembre 1991, au lendemain de l’opération ‘Provide Comfort’ (rapatriement sous protection alliée de la population kurde du nord de l’Irak, suite à la première guerre d’Irak), la résolution de l’Assemblée générale 46/182 réaffirma le rôle des Nations unies dans le leadership et la coordination de la réponse humanitaire. Un Département des Affaires humanitaires fut institué en remplacement de l’Organisation des Nations unies pour les secours en cas de catastrophe (UNDRO), organe qui n’a jamais su convaincre de son utilité ; le IASC (Inter Agency Standing Committee) fut mis en place sous la présidence du Coordinateur des secours d’urgence des Nations unies ; l’Union européenne établit ECHO, une direction générale de l’aide humanitaire de la Commission européenne, destinée à organiser ses financements humanitaires. L’ « Agenda pour la Paix » du Secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros Ghali constitua en juillet 1992 la boîte à outil de l’intégration des différentes missions de l’organisation des Nations unies au service de sa mission première : « le maintien de la paix et de la sécurité internationales ne pouvaient être dissociées de sa tâche de résoudre les problèmes internationaux de nature économique, sociale, culturelle ou humanitaire »(9).
La Somalie privée de gouvernement et en proie à la guerre et à la famine fournit au Secrétaire général de l’ONU le laboratoire de cette nouvelle forme d’intervention associant aide d’urgence, maintien de l’ordre et state building. Un an plus tard, constatant pour la première fois de son existence que l’on tuait au nom de l’humanitaire, la section française de MSF se retira de Somalie en 1993 et le fit savoir bruyamment afin de se dissocier de cette politique (10) tout en se maintenant dans le système.
Au cours de cette décennie 1990 en effet, MSF renforça ses liens avec les autres agences de l’aide, cherchant à susciter au sein même des arènes humanitaires des débats sur la relation du secteur de l’aide à la politique, sur la protection des populations et sur la qualité de l’assistance. Déjà membre d’ICVA depuis 1991, MSF devint membre du SCHR en juillet 1997, à la demande du CICR qui en était membre et s’y trouvait isolé. L’organisation devint de fait signataire du « Code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et pour les organisations non-gouvernementales (ONG) lors des opérations de secours en cas de catastrophe » établi en 1994.
Le partage d’informations et la production d’un langage commun apparaissaient comme une nécessité, pour MSF comme pour de nombreuses organisations d’aide dans le contexte des grandes opérations d’assistance des années 1990 dont l’ampleur et les ambitions (protection des civils, rendu de compte, rapidité et étendue de la couverture) étaient sans commune mesure avec celles des années 1980.
La préoccupation que l’aide humanitaire se réduisait à une performance technique fut particulièrement illustrée à l’occasion du déploiement massif des secours internationaux dans les camps de réfugiés rwandais autour de Goma. Après une première phase d’urgence due à des épidémies de choléra et de shigellose qui firent plus de 50 000 morts en quelques semaines(11), l’aide s’organisa. Techniquement correcte mais aveugle aux réalités politiques du territoire dans lequel elle prenait place, elle devint un instrument qui put être utilisé par les dirigeants militaires et administratifs du génocide qui avaient pris le contrôle des camps.
Pour la plupart des acteurs, l’échec résidait dans les insuffisances qualitatives, au demeurant bien réelles, des opérations de secours. La réponse à l’épidémie de choléra avait été très faible, en effet, au moins à ses débuts. Néanmoins, selon MSF, il importait avant tout de faire le constat des limites de l’action humanitaire et de mener une réflexion critique concernant le détournement de l’action des organismes d’aide – ONG et OIG – par des politiques criminelles(12).
MSF voyait sa participation au projet Sphère, lancé en 1997 à l’initiative du SCHR dans le but de définir « un ensemble de principes communs et de standards universels minimaux garantissant la qualité de l’intervention humanitaire » et d’établir une « Charte humanitaire » comme un moyen de se mettre d’accord avec les autres participants sur les principes de bases de l’action humanitaire et de partager et diffuser des techniques. Elle prit part à l’initiative tout en estimant que ces standards se situaient en dessous de ceux qu’elle avait déjà définis dans le cadre de sa politique de secours. Finalement, MSF se retira du projet Sphère en 2003. La décision fut justifiée d’une part par l’argument que « l’action humanitaire [était] trop complexe pour être réduite à une performance technique » et d’autre part par celui selon lequel les normes établies par Sphère étaient devenues trop rigides.(13)
L’illusion de crises sans victimes
Les crises du début et du milieu des années 1990 accélérèrent la course vers la définition de normes et de standards, étape considérée comme indispensable pour améliorer la qualité d’ensemble de l’assistance. Certaines des carences des dispositifs de secours avaient été rendus explicites par l’ « Evaluation conjointe de l’Assistance d’urgence au Rwanda », conduite sous les auspices de l’OCDE. Bien qu’il puisse être argumenté que Goma, du fait d’un terrain difficile et de la magnitude particulière de la crise n’était pas le terrain le plus adapté pour se livrer à cet exercice d’évaluation, il n’en reste pas moins qu’il a conduit à un certain nombre de progrès bienvenus.
Les initiatives se succédèrent dans un mouvement rapide et ininterrompu jusqu’à aujourd’hui : People in Aid (1995) destinée à ‘promote better management and support of staff and volunteers, ALNAP (Active Learning Network for Accountability and Performance – 1997) dédiée à ‘improving the quality and accountability of humanitarian action’, le projet avorté de Humanitarian Ombudsman project (1999) remplacé plus tard par le HAP (Humanitarian Accountability Partnership – 2003), ou encore le Good Humanitarian Donorship (2003), « une tentative », pas moins, « de corriger une partie du système humanitaire », The Humanitarian Accountability and Quality Management Standard (2007), ELRHA (enhancing Learning and Research for Humanitarian assistance – 2009), qui examine actuellement des manières de certifier et d’accréditer le personnel humanitaire, la IASC Needs Assessment Task Force (2009), etc.
Le « Rapport sur l’Etat de l’humanitaire »(14) estimait en 2012 à 4400 le nombre d’ONG « mettant en œuvre une action humanitaire de manière régulière », et à 274 000 le nombre de travailleurs humanitaires (2010). «Entre 1988 et 2008, le budget consacré à l’aide humanitaire fut multiplié par dix, pour atteindre 11.2 milliards de dollars»(15). Dans le même temps, les ambitions du système se sont largement accrues. ALNAP convenait ainsi qu’un « autre aspect de la définition du ‘système humanitaire’ implique, non pas ce qu’est le système, mais qu’elles sont les attentes qu’on place en lui. L’éventail des actions considérées comme ‘humanitaires’ varie et semble s’étendre »(16).
Une enquête spécifique serait nécessaire pour tenter de déterminer l’impact direct des initiatives mentionnées plus haut sur les pratiques ultérieures des acteurs humanitaires. En son absence, on peut néanmoins constater que, dans plusieurs situations de crise majeure comme celle du Darfour/Tchad (2003-…) ainsi que plus récemment encore lors du tremblement de terre en Haïti en janvier 2010, la professionnalisation de l’aide et la préoccupation de sa qualité ont produit des résultats, dont certains sont mesurables.
L’ « évaluation nutritionnelle et de la sécurité alimentaire de la population affectée par le conflit au Darfour» (2007) signalait une diminution importante de la mortalité au sein de la population de déplacés et de résidents dans les régions affectées par le conflit : de 0,72 en 2004, elle passa successivement à 0,46 en 2005, 0,35 en 2006 puis 0,29 en 2007, soit largement sous le seuil d’urgence de 1/10000/jour. La malnutrition diminua également, certes dans des proportions moins importantes : de 21,8% en 2004, elle passa à 16,1% en 2007. En dépit de problèmes persistants signalés par MSF dans les camps, au sein de la population des enfants les plus jeunes, on ne peut que constater une amélioration de la situation sanitaire globale d’une population affectée par un conflit violent et des déplacements massifs dont le statut sanitaire semblait largement dépendant de l’aide humanitaire internationale.
Ces aspects encourageants ne sont que rarement notés, y compris au sein de MSF. Ils le sont moins encore dans le domaine des catastrophes naturelles si l’on en juge par le discours dominant : au sein du système de l’aide, on conserve de l’intervention humanitaire consécutive au tremblement de terre à Haïti de janvier 2010, le souvenir d’une grande pagaille, d’une faillite de la coordination tant du point de vue du gouvernement que de celui des Nations unies ainsi que de « well documented failings of the international community »(17). Pourtant, ce chaos n’a pas empêché que les opérations de secours – soins médicaux d’urgence en particulier – démarrent dans les premières heures de la catastrophe et montent en puissance pendant 15 jours pour atteindre un niveau sans précédent, dans des conditions d’accès difficiles (aéroport détruit, voies d’accès encombrées et endommagées, administrations publiques sinistrées)(18). L’approvisionnement en eau potable a été assuré, de même que la fourniture et la distribution de vivres […], menées de manière acceptable vu l’ampleur et la soudaineté du désastre.
Il faut noter que ce tremblement de terre a peu d’équivalents dans l’histoire : quel autre événement -hors guerre- a produit plusieurs dizaines de milliers de morts et autant de blessés en quelques minutes ? Les deux catastrophes naturelles récentes et comparables, séisme du Cachemire (2005) et tsunami d’Asie du Sud-Est (2004) viennent à l’esprit, mais un examen rapide montre des différences majeures : au Cachemire, l’armée pakistanaise a pris efficacement la direction des secours, assistée par de puissantes ONG locales, y compris activistes(19). L’aide internationale, notamment les Croix-Rouge et MSF, est venue en complément. C’est le contraire qui s’est passé à Haïti, où les quelques quinze mille blessés soignés le furent sous l’égide de l’aide internationale en dépit des carences de coordination. Quant au tsunami, il a détruit des vies beaucoup plus qu’il n’a blessé et c’est à tort que l’on a décrit la crise majeure de ce moment comme une urgence vitale. Contrairement à Haïti, les équipes et structures médicales envoyées dans la province d’Aceh étaient inutiles et l’aide d’ « urgence » fut un immense gaspillage (20). Mais contrairement à Haïti, encore, la reconstruction d’Aceh est une réussite, dont le crédit revient à la politique volontariste du gouvernement de Djakarta et à une bonne coopération des donateurs. Il est frappant de constater qu’un tel succès, pourtant rare dans ce domaine, est largement ignoré alors qu’il devrait être largement étudié.
La carence des abris d’urgence et de la reconstruction, en quantité comme en qualité, demeure jusqu’à ce jour la faille principale de l’assistance, carence dont la responsabilité se partage entre l’État haïtien et les bailleurs de fonds. Les annonces initiales faites par l’ONU et certaines ONG prétendant s’attaquer à la reconstruction (« Build Back Better »), n’ont-elles pas créé des attentes impossibles à satisfaire parce que relevant en premier lieu de la capacité et de la volonté des autorités politiques du pays ? Environ 200 000 Haïtiens vivent aujourd’hui encore sous des abris de fortune trois ans après la destruction de leur maison. Comment le « système de l’aide » en viendrait-il à bout alors que bien plus encore vivent depuis des décennies dans des bidonvilles(21) ? C’est le discours illusoire de toute-puissance du « système de l’aide » qui doit être mis ici en cause, et non son supposé échec.
S’il est important de prendre acte de l’amélioration globale des performances de l’aide, il n’est pas moins essentiel de constater ses insuffisances sectorielles ou géographiques. La question des abris pour les populations déplacées en est un exemple, de même que la faiblesse voire l’inexistence de la réponse internationale à la multiplication des crises sanitaires et politiques centrafricaines dont le coût humain s’alourdit chaque jour. On pense également à l’Angola en 2002, lorsque l’aide fut mise par l’ONU au service du « règlement » politique du conflit au prix d’un blocus provoquant une famine meurtrière dans les zones contrôlées par l’Unita(22).
Pour ces raisons, Médecins sans Frontières est restée méfiante vis-à-vis des tentatives de coordination et de normalisation tous azimuts qui ont continué de voir le jour ces dernières années sous l’impulsion des Nations unies et d’ONG. Cette méfiance n’a pu que se renforcer à la suite des invasions de l’Afghanistan (2001) et de l’Irak (2003) et du mouvement d’alignement de la plupart des acteurs de l’aide sur les objectifs politiques des coalitions. Entre 2003 et 2007, MSF a donc quitté InterAction et le SCHR et elle s’est maintenue à distance des clusters issus de la réforme humanitaire des Nations unies (2005). MSF considérait que son intégration avec les coalitions globales du milieu de l’aide tournées vers l’édification de l’Etat revenait à s’aligner politiquement avec des parties belligérantes. A ces différentes occasions, la référence aux principes de neutralité et d’impartialité a souvent servi de marqueur à MSF pour se distinguer des autres acteurs de l’aide et justifier un positionnement isolationniste.
Nous avons souligné le changement de registre de l’aide internationale après la fin de la guerre froide. L’intégration de l’aide humanitaire dans la boîte à outils du « Crisis Management » a entraîné un changement d’échelle des opérations mais également des ambitions : l’aide circonscrite pour l’essentiel à la périphérie des zones de crises se satisfaisait d’alléger une partie des conséquences humaines des crises. Dans la nouvelle configuration marquée par la volonté de contenir les conflits et les déplacements de populations à l’intérieur des frontières et celle d’une gestion internationale des crises traversées par les pays concernés telle qu’elle apparut lors de l’opération Restore Hope en Somalie, elle ambitionne désormais de traiter les problèmes à la racine, jusqu’à devenir parfois un instrument de « state » ou de « nation building ».
Ce mouvement ascendant, porté par une professionnalisation et des ressources accrues, a permis de produire des secours de meilleure qualité et de portée plus vaste que lors de la période précédente. Il est cependant menacé par la tentation de l’hubris : analyser le génocide au Rwanda ou le grand nombre de victimes du séisme en Haïti comme des « échecs de l’humanitaire », c’est attribuer implicitement à l’aide un pouvoir hors de mesure avec ce qu’elle est. C’est donc lui assigner des objectifs et susciter des attentes inatteignables, par conséquent la condamner à l’échec permanent et à perdre de vue les problèmes, carences et erreurs qu’elle peut réellement corriger
(1) “The State of the humanitarian system – 2012”, ALNAP.
(2) See MSF Speaking out case studies .
(3) Rony Brauman, « Les liaisons dangereuses du témoignage humanitaire et des propagandes politiques. Biafra, Cambodge, les mythes fondateurs de Médecins Sans Frontières », in M. Le Pape, C. Vidal, J. Siméant (dir.) Crises extrêmes, Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Ed. La Découverte, 2006.
(4) Le fonds d’aide d’urgence finançait une grande part de nos opérations à la frontière khméro-thaïlandaise et à la frontière somalo-éthiopienne, les deux grandes interventions en camps de réfugiés menées par MSF à cette époque.
(5) Rony Brauman op.cit.
(6) Le HCR finançait à l’époque des ONG spécialisées, dont MSF, travaillant dans les camps de réfugiés. Plus qu’un bailleur de fonds, il était un partenaire opérationnel.
(7) See Jean-Hervé Bradol, « Soigner la Santé », in Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l’expérience de MSF, La Découverte, Paris, 2011. (Version anglaise disponible en ligne)
(8) Voir infra.
(9) Jeff Crisp, “Humanitarian action and coordination”, in The Oxford Handbook on the United Nations, 2008. Traduction des auteurs.
(10) Voir Rony Brauman, Le crime humanitaire – Somalie, 1993, Arléa. (Disponible en ligne)
(11) “Public health impact of Rwandan refugee crisis: what happened in Goma, Zaire, in July, 1994?”, Goma Epidemiology Group. Lancet. 1995 Feb 11;345(8946):339-44.;
(12) Rony Brauman, La responsabilité humanitaire, article issu du dossier des Etats généraux de l’action et de droit humanitaire, Colloque organisé par le CICR, Paris, 27 et 28 novembre 2001.
(13) Lettre envoyée aux missions par Rafa Villa Sanjuan, Secrétaire international de MSF, 25 mars 2003.
(14) “The State of the humanitarian system – 2012”, ALNAP
(15) Don Hubert, Cynthia Brassard Boudreau, “Shrinking humanitarian space? Trends and prospects on security and access”, the Journal of Humanitarian assistance, 24 novembre 2010.
(16) “The State of the humanitarian system – 2012”, op.cit.
(17) Voir IASC Transformative Agenda Information note for NGOs April 2012 from SCHR, InterAction and ICVA.
(18) Rony Brauman et Fabrice Weissman, Aide internationale : ce qui se passe en Haïti, 12 janvier 2011.
(19) Marion Pechayre, Humanitarian action in Pakistan 2005 – 2010, Feinstein International Centers, Tufts University, 2011.
(20) Rony Brauman, “Catastrophes naturelles. Do Something », in Agir à tout prix? Négociations humanitaires : L’expérience de MSF , La Découverte, Paris, 2011. (Disponible en ligne )
(21) http://www.amnesty.org/fr/for-media/press-releases/haiti-three-years-earthquake-housing-situation-catastrophic-2013-01-11
(22)Christine Messiant, “Angola : Malheur aux vaincus”, in Fabrice Weissman (dir.), A l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibal, Flammarion, Paris, 2003.
Rony Brauman, Michael Neuman
Michael Neuman est membre du Crash-MSF.
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