Politique humanitaire : vers une plus grande diversité dans les organisations humanitaires

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Lorsque Margie Buchanan-Smith, qui travaille depuis longtemps dans le domaine humanitaire, a eu son entretien d’embauche pour l’un de ses premiers postes de terrain – au Soudan dans les années 1980 -, on lui a demandé : « Fondras-tu en larmes quand tu arriveras là-bas ? » « Non », a-t-elle répondu – et elle a obtenu le poste. À son arrivée toutefois, elle était l’une des seules femmes sur le terrain, et on lui demandait constamment si elle se sentait à la hauteur de sa mission.

Les choses ont changé depuis : des milliers de femmes œuvrent maintenant à tous les niveaux dans le domaine humanitaire. Toutefois, selon les leaders humanitaires avec qui les journalistes d’IRIN se sont entretenus et une étude sur le leadership humanitaire réalisée en 2011 par le Réseau d’apprentissage actif pour la redevabilité et la performance dans l’action humanitaire (ALNAP), les postes à responsabilité sont souvent occupés par des hommes blancs, en particulier sur le terrain et dans les ONG occidentales qui œuvrent à l’échelle internationale.

Les journalistes d’IRIN se sont entretenus avec des membres du personnel d’organisations non gouvernementales (ONG) dont les sièges sociaux se trouvent respectivement au Royaume-Uni, à Johannesburg et à Genève, ainsi qu’avec des employés des sièges du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), du Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires des Nations Unies (OCHA) et du Programme alimentaire mondial (PAM).

Selon les praticiens, les programmes proactifs destinés à diversifier les équipes de direction, bien qu’utiles, ne s’attaquent pas à la source du problème : une culture de bourreau de travail difficile à concilier avec une vie de famille et, dans certains cas, une discrimination latente envers le personnel local et les femmes.

Si la parité hommes-femmes dans les postes à responsabilité sur le terrain et dans les sièges est loin d’être atteinte, les sièges sociaux des ONG présentent généralement de meilleurs résultats. En ce qui concerne la proportion de personnel local dans les postes à responsabilité, les agences des Nations Unies sont meilleures que les ONG, selon l’ALNAP et des organismes individuels.

Parmi les agences des Nations Unies et les ONG internationales, certaines présentent un meilleur bilan que d’autres en termes de parité hommes-femmes. Les membres de la direction humanitaire d’Oxfam GB et de CARE International sont toutes des femmes ; parmi les cadres supérieurs d’UNICEF et d’ActionAid, respectivement 41 et 43%  sont des femmes ; et on compte quatre femmes dans les six directeurs d’ActionAid. Les statistiques concernant les membres du personnel local qui ont obtenu des postes à responsabilité ne sont pas disponibles, mais selon les personnes interrogées, elles sont faibles à l’extérieur des agences des Nations Unies.

Avantages de la diversité

Dans les domaines autres que l’humanitaire, la littérature démontre que les équipes diversifiées sont plus créatives et présentent une meilleure capacité à résoudre les problèmes. « Logiquement, cela s’applique aussi à la situation humanitaire – plus votre équipe est diversifiée, plus vous avez de chances de trouver une solution viable », a dit Kim Scriven, co-auteur du rapport de l’ALNAP.

D’après Margie Buchanan-Smith, principale auteur du rapport, une équipe diversifiée peut adopter différentes perspectives et approches – et même différentes valeurs –, ce qui convient tout à fait à l’environnement humanitaire. En effet, dans l’humanitaire, les organisations doivent travailler ensemble ou en collaboration avec des acteurs variés, des communautés locales aux gouvernements bénéficiaires en passant par les forces armées.

Comme l’indique Mireia Cano Viñas, spécialiste de la question dans les situations d’urgence auprès de CARE International : « Lorsqu’on évalue les situations d’urgence, on sépare les groupes de discussion en tenant compte du nombre d’hommes et de femmes, car ils…abordent des facettes différentes d’un même problème. C’est la même chose pour les postes à responsabilité ».

Susan Nicolai travaille pendant 12 ans dans le domaine de la réponse d’urgence. Elle occupe maintenant le poste de coordonnatrice adjointe du groupe sectoriel sur l’éducation de Save the Children. Pour elle, les cadres supérieurs masculins, historiquement plus nombreux, auraient délaissé certains secteurs à prédominance féminine, notamment la protection et l’éducation, qui sont systématiquement sous-financés dans les Processus d’appels consolidés (CAP).

Discrimination inconsciente

On ne peut que formuler des hypothèses pour expliquer la sous-représentation des femmes et du personnel local dans les postes à responsabilité. En effet, aucune étude officielle n’a été entreprise jusqu’à présent pour étudier la question. Dans ce contexte, les personnes interrogées ont identifié deux problèmes majeurs : la discrimination latente et la culture du travail humanitaire.

« La discrimination n’est pas intentionnelle », a souligné Mme Buchanan-Smith. Là où elle existe, elle est plutôt « inconsciente et implicite ». Elle peut se manifester de manière indirecte, par exemple dans les qualités privilégiées par les organisations pour le recrutement de leur personnel. La candidature d’un travailleur de terrain local, qui possède d’excellentes compétences pour traiter avec les communautés locales, négocier l’accès à certaines zones et mettre sur pied des programmes peut être rejetée parce que, à titre d’exemple, il ne maîtrise pas suffisamment l’anglais écrit, et que le siège social de l’organisation a choisi de prioriser cette compétence.

Selon le rapport de l’ALNAP, le public peut faire des suppositions discriminatoires et entretenir des préjugés sur les priorités, l’expérience et les compétences du personnel local. Celui-ci, ainsi que les femmes qui ont réussi à obtenir des postes à responsabilité ont souvent dû travailler plus que leurs homologues recrutés à l’international pour bâtir leur crédibilité. Selon une travailleuse humanitaire sénégalaise ayant 10 ans d’expérience internationale dans les ONG et les agences des Nations Unies, « il est très difficile de passer d’un poste local à un poste international parce qu’il y a beaucoup de résistance interne… Les organisations ne mettent pas toujours le temps et les efforts nécessaires pour former leurs employés à travailler dans un environnement international, et elles n’y sont pas ouvertes ».

Résultat : le personnel local est frustré et démotivé. Ce qui diminue les chances de voir des étrangers et des femmes promus. « Ceux qui réussissent y parviennent seulement parce qu’ils persévèrent inlassablement et rencontrent des gens qui leur donnent une chance », ajoute notre interlocutrice sénégalaise.

Difficile conciliation travail-famille

Pour ce qui est de la parité hommes-femmes dans les postes à responsabilité, l’ALNAP note qu’il est difficile de déterminer si les limites viennent d’une quelconque discrimination ou si elles sont plutôt dues au temps et à l’investissement personnels qu’exige la direction des opérations humanitaires. Cet élément peut en effet constituer un obstacle pour la femme qui, partout dans le monde, assume l’essentiel des responsabilités familiales.

Sans pour autant contredire ce qui précède, le directeur adjoint de la section humanitaire d’Oxfam Graham Mackay estime que la conciliation travail-famille pose problème aux deux sexes. M. Mackay, qui est le seul à avoir des enfants parmi les trois membres de l’équipe de direction du volet humanitaire d’Oxfam, a dit à IRIN : « J’ai un réel problème avec les voyages – c’est toujours difficile de faire les arrangements nécessaires… mais peut-être que la conciliation est légèrement plus facile pour moi que pour une femme ».

Bien qu’aucune étude n’ait été réalisée à ce sujet, plusieurs personnes interrogées ont dit connaître très peu de mères de famille ayant réussi à gravir les échelons supérieurs. Il y a plusieurs années, la totalité de l’équipe de direction d’Oxfam GB était composée de célibataires ou de divorcés, dont aucun n’avait d’enfant. Plutôt que de mettre les efforts sur leur mariage, plusieurs leaders accomplis se considéraient comme étant « mariés à leur travail » ou faisant un « sacrifice personnel ». De l’avis de  Mme Buchanan-Smith, le personnel détenant des postes à responsabilités au sein des ONG humanitaires doivent faire de longues heures de travail pour prouver leur engagement.

De nombreuses organisations ont fait des progrès au niveau de leur siège social. La plupart a adopté des politiques d’équité hommes-femmes et offrent des formations sur le genre et la diversité. Certaines proposent des cours de leadership, comme le  programme pour le leadership des femmes d’ActionAid (Women’s Leadership Programme), auquel les hommes sont également encouragés à participer. Mais selon les personnes interrogées, notamment Mme Viñas, M. Mackay et Mme Amelia Bookstein (qui a travaillé pour la CAFOD, Save the Children et Oxfam et œuvre maintenant au sein de la Croix-Rouge britannique), certaines grandes ONG internationales sont toujours réputées pour avoir la mentalité du « macho bourré de testostérone » qu’ont, historiquement, les membres des équipes d’urgence. « Je ne crois pas qu’il y ait d’amélioration au niveau de la diversité et je crois que c’est un grave problème… Je suis toujours agréablement surprise lorsque je rencontre une femme dans un poste de direction parce que c’est très rare », a dit Mme Bookstein à IRIN.

Solutions

La culture de bourreau de travail des organisations humanitaires n’est pas près de changer, ont noté plusieurs responsables. Les individus et les organisations doivent déployer davantage d’efforts et reconnaître que, même si des journées de travail de 16 heures sont souvent nécessaires lors des interventions d’urgence, cela ne devrait pas être la norme.

« Tous les programmes en faveur de la diversité ne pourront changer le fait qu’il est très difficile de trouver des travailleurs – homme ou femme – pour occuper des postes à long terme dans certains endroits », a souligné Shannon Maguire Mulholland, chef d’équipe pour la capacité d’intervention humanitaire auprès de l’UNICEF. « Dans des pays comme l’Afghanistan, il est très compliqué de trouver des gens pour faire le travail, avant même de parler d’assurer une certaine diversité hommes-femmes dans les postes de direction », a-t-elle ajouté à IRIN. Elle note au passage que l’UNICEF offre davantage d’opportunités dans le secteur du développement que dans le secteur humanitaire pour les travailleuses humanitaires désirant s’établir et fonder une famille.

« Il faut aussi être prêt à partir à la dernière minute pour répondre à des situations d’urgences imprévues, rappelle Mme Nicolai de l’ONG Save the Children. Une femme peut décider de ne pas y aller. C’est à elle que revient la décision ». De son côté Mme Viñas de CARE, insiste pour que les organisations mettent en place les meilleures conditions de travail et de vie possibles dans de telles circonstances, en fournissant à leur personnel une bonne sécurité, de la nourriture et un hébergement décents.

Selon des personnes interrogées, les organisations ont tout de même reconnu que le personnel local avait besoin de davantage de soutien dans l’évolution de sa carrière. Quelques grandes ONG internationales ont mis sur pied le Projet de renforcement des capacités d’urgence (Emergency Capacity Building, ECB), qui inclut un programme de développement du leadership en contexte humanitaire. Ce dernier permet au personnel local de développer ses aptitudes en leadership dans le cadre d’une formation d’un an suite à laquelle ils sont inscrits sur le tableau de service pour les postes à responsabilité. Jusqu’à maintenant, le programme affiche un taux de placement de 95 pour cent, selon Leonie Lonton, directrice des ressources humaines chez Save the Children, qui chapeaute le programme.

Le programme, s’il s’adresse également aux autres travailleurs humanitaires, vise principalement à renforcer les capacités du personnel local. « Ce sont les dirigeants de demain : ils occuperont potentiellement les postes de cadres intermédiaires et supérieurs », a dit Mme Lonton.

Si M. Mackay d’Oxfam se réjouit que les ONG internationales aient fait des progrès dans le développement de carrière au cours des dernières années, il ne peut que regretter que plusieurs organisations humanitaires sont à la traîne dans ce domaine. Un avis que partage Mme Buchanan-Smith, pour qui la diversité pourrait être perçue différemment par chaque ONG et par chaque agence des Nations Unies en fonction de son mandat, de son histoire et de sa structure organisationnelle – qu’il s’agisse d’une alliance, d’une fédération ou d’une autre entité. D’après Mme Nicolai, le secteur humanitaire est « prêt à s’auto-examiner et à faire preuve d’auto-critique afin d’apporter des changements dans le paysage humanitaire et dans la façon dont nous faisons notre travail. Ce n’est qu’une question de temps avant que les changements se produisent ».

aj/cb-gd/amz / IRIN

 

 

La diversité en statistiques

OCHA : Environ 31% des postes à responsabilité de l’OCHA (P4 et P5) sont détenus par des femmes et 34% des P5 sont des femmes. Parmi les postes les plus haut placés, trois sur cinq sont occupés par des femmes, dont  Valerie Amos nommée chef de l’OCHA. « C’est un bon début pour établir la norme, estime John Ging, directeur des opérations de l’OCHA. Mais il y a encore beaucoup à faire à tous les niveaux… Nous n’avons pas besoin d’autres politiques en faveur de l’égalité, mais plutôt d’un engagement plus ferme pour les mettre en œuvre ».

UNICEF : Les postes d’intervention d’urgence représentent environ 30% du recrutement. Dans les 10 principaux pays où l’accélération du recrutement est une priorité, 41% des postes d’intervention d’urgence à l’international sont détenus par des femmes ; un tiers d’entre elles occupent les postes de direction les plus élevés. La plupart des candidats à ces postes sont cependant des hommes. « Celles qui ont passé beaucoup de temps sur le terrain sont parfois fatiguées des lieux d’affectation difficiles… ou alors leur situation familiale a changé. Nous voyons souvent plus de femmes occupant des postes à responsabilité dans les sièges sociaux des organisations ou dans les lieux d’affectation plus accueillants pour les familles », a dit Bintou Keita, directrice adjointe des relations client et de l’efficacité des ressources humaines de l’UNICEF.

PAM : En août 2011, 37% des 388 cadres intermédiaires et supérieurs étaient des femmes, et celles-ci étaient partagées également entre les postes sur le terrain et les postes au siège social. L’organisation s’est par ailleurs dotée d’une politique de parité hommes-femmes.

CARE International : En Europe et aux États-Unis, les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans le personnel humanitaire. Le Conseil d’administration et les équipes de direction sont cependant composées en majorité d’hommes, sauf en Autriche et au Danemark. Au Pérou, au Canada et en Thaïlande, les équipes de direction comptent 50% d’hommes et 50% de femmes. Partout ailleurs, les femmes sont en minorité.

ActionAid : L’ONG est organisée selon un modèle de « fédération » : les différents bureaux sont considérés comme des entités nationales et gérés par des équipes locales. Les Conseils d’administration doivent être composés de 50% de femmes et refléter la diversité de la population dans chacun des pays. L’atteinte de ces objectifs de diversité est évaluée chaque année. Judith Davey, directrice de la performance et de la redevabilité d’ActionAid, conclut : « Notre approche nous donne une longueur d’avance sur d’autres organisations ».

 

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Irin estt un service d’information et d’actualité indépendant et sans but lucratif proposant des articles sur les situations d’urgence.