Printemps arabe : la violence et le sacré

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2011, Printemps arabe
Printemps arabe ©Irin

Comment expliquer le raz de marée islamiste qui en Tunisie comme en Egypte a emporté les élections ? Alors que les Frères Musulmans et encore plus les Salafistes se tinrent tout d’abord en retrait lors des soulèvements, que dire de ces résultats étonnants et apparemment contraires aux foules révoltées des premiers temps ?

Dans mon article « Révoltes et révolutions arabes : contagion et transition » paru dans le magazine Moyen-Orient n°11[1] j’attirais l’attention sur le moteur grégaire des soulèvements qui renversèrent tout d’abord le mur de la peur entretenu par des régimes policiers. Liée aux martyrs (Chahid), cette effusion collective puissante et répétitive qui se produisit au cœur des villes affronta directement le pouvoir. La place centrale ou l’avenue devint le théâtre où se mit en scène le face à face de la puissance sociale et de la puissance politique. Tant le vide de la place centrale (Tahrir) ou de l’avenue qui fait centre (avenue Bourguiba) est le domaine symbolique du pouvoir. Ordinairement confié aux basses besognes de la police, le lieu public du centre apparut subitement comme un haut lieu grégaire porteur d’un rapport de force émeutier. La forge de la révolution s’établit là.

Remarquons immédiatement que placée sous le contrôle de la police et de l’armée, la place des Omeyyades qui symbolise le centre de Damas n’a jamais été le théâtre d’une manifestation révolutionnaire. Dans l’article cité j’écrivais « …malgré la multiplication des sacrifices, le mouvement des foules peut ne jamais atteindre le centre et se trouver livré à des massacres « périphériques » qui en se répétant maintiennent un affrontement radical avec le pouvoir (p56 op cit.) » sans que celui-ci s’effondre d’autant que seules, jusqu’alors, des manifestations pro-Bachar, parfois  de plusieurs milliers de personnes, se sont produites sur la place des Omeyyades.

Cependant ces rassemblements de soutien ne transgressaient aucun interdit et ne furent pas porteurs d’une effusion collective. Ils n’atteignirent jamais une intensité équivalente à celle des révoltes périphériques qui elles s’opposaient à l’ordre. La répression la plus brutale a peu à peu divisé le Pays en deux camps ennemis tandis que l’ASL multipliait les affrontements armés. Aujourd’hui les manifestations de masse s’intègrent à une guerre civile qui s’étend à toute la Syrie. Les quartiers les plus rebelles, comme Baba Amro à Homs, sont détruits un à un. Bien que les manifestations se rapprochent du centre de Damas, hier ils étaient plusieurs milliers dans le quartier chic de Mazé aux pieds du Palais présidentiel acceptant une fois de plus de mourir mais la puissance sociale ne peut l’emporter seule. C’est à travers les affrontements armés qui se décidera le sort du Régime.

Mais alors, deuxième interrogation, quels sont les contenus symboliques révolutionnaires des manifestations de masse qui ont effacé le pouvoir ? Quelle fut leur dynamique dans l’espace public central au point d’apparaître constitutifs d’une menace centrale ? Comment se fait-il que les foules qui ont fait chuter des pouvoirs despotiques se soient avérées sans influence à l’endroit de la masse des électeurs au point de laisser place à des votes d’inspiration religieuse ?

Puissance du martyr

Les foules émeutières ne représentaient guère plus de 5% de la population, on peut alors suivre Régis Debray et admettre une réaction conservatrice caractéristique de toutes les révolutions[2].  Mais, ne faut-il pas prendre en compte un effet paradoxal de la foule émeutière arabe ? Tant celle-ci s’est construite autour des martyrs et plus exactement du « chahid » qui en arabe implique une connotation sacrée. Or le suicide est interdit par le Coran. Le chahid n’est pas un kamikaze ni un suicidé car il est avant tout témoin d’une affirmation radicale pour lui-même et la communauté. Ressenti comme tel, l’acte est au cœur de l’émotion qui se diffuse et véhicule en elle la marque du sacré.

Examinons rapidement la dynamique grégaire en cause. Elle inspire la propagation d’une violence mimétique (une mimésis)[3] et la révélation de la foi à travers l’action politique à l’œuvre. Mon hypothèse est que la vague de fond du vote islamique est spontanément induite par la martyrologie des chahids. Ce n’est pas d’abord une réaction mais l’établissement d’une vérité et d’un droit qui s’est joué à travers le caractère sacré de ces sacrifices.

Autour des premiers martyrs, dans les rues, des groupes en colère se sont agrégés et leurs défilés firent grandir la protestation. Subitement le mur de la peur s’effondrait. Au-delà de la mort, une force s’affirmait qui libérait une énergie commune. Malgré la police ou à cause d’elle, portées par les violences, les manifestations se multiplièrent jusqu’à soulever des centaines de milliers de citoyens qui convergèrent vers l’avenue Bourguiba à Tunis et la place Tahrir au Caire pour exiger le départ des Présidents Ben Ali et Hosni Moubarak, sorte de rois républicains inamovibles. Avec comme seules armes leur corps et des pierres, les manifestants libérèrent une force de renversement supérieure à la puissance des despotes. Soit une conjuration panique de tout ce qui en l’homme menace de le détruire et selon Elias Canetti, cette émotion extrême engendre le soulèvement et libère une puissance qui est celle de la masse. « La mort servant de menace est la monnaie de la puissance. »[4] Celle-ci s’accumule dans la masse qui apparaît comme un immense condensateur susceptible de décharge[5].

Ainsi l’accumulation de la mort au cœur des foules du Printemps arabe engendra une transe totalement liée à la célébration des « chahids ». Ceux qui allaient mourir et ceux qui avaient offert leur vie libèrent une puissance sociale radicale : rien ne pouvait s’y opposer, tant la violence mimétique ne fit que renforcer le soulèvement et sa légitimité.

Il faut admettre l’onde de choc que provoqua le sacrifice non seulement des premiers martyrs mais aussi de ceux qui suivirent. On a vu en Syrie des manifestants enlever leur chemise et courir en criant au devant de ceux qui allaient les fusiller. Ce sacrifice est le témoignage de celui qui va vers Dieu et qui accepte sa mort comme un acte politique radical. Double démarche qui fait tomber la puissance du pouvoir et sa temporalité au profit d’une réalité éternelle évidente au regard de Dieu. Il ne s’agit pas du martyre chrétien qui se pose comme imitation du Christ et résulte d’une persécution en raison de la foi. Pour Antoine Courban[6] « (…) la condition du martyr (musulman) serait l’aboutissement, l’accomplissement, la réalisation de la plénitude de l’ontologie de tout croyant. Ce dernier conquiert ainsi par son effort-jihad personnel une stabilité éternelle de son être propre. Il devient totalement lui-même. »[7] Le chahid entre dans le monde des idéaux compris comme « alam-al-mithal »[8] (idéaux comme principe de réalité). Il meurt pour la dignité et la justice et ce témoignage est l’acte par lequel il va vers Dieu et c’est cet acte qui devient commun à tous par l’acceptation du même sacrifice y compris pendant les obsèques souvent exposées aux tirs des chabbihas.

La violence mimétique reprend essor dans la prière du vendredi et la mosquée est le lieu de ce rebond. L’unanimité fusionnelle de la foule insurrectionnelle témoigne de l’oumma et de la puissance vers laquelle elle se dirige. C’est ce contexte codé et sacré qui va se trouver décliné en programme islamique.

Loin de suspendre la violence au profit d’une unité nouvelle suivant la problématique chrétienne de la victime émissaire de René Girard, le sacrifice des chahids répand et accroit la violence mimétique.

 Maîtrise de l’hostilité

La revendication de dignité et de justice se tient alors au cœur du sacré et va se déployer « naturellement » à travers un discours politico-religieux bâtisseur du nouvel ordre moral. Lequel peut apparaître contraire à la libération révolutionnaire initiale surtout si on se place dans une perspective occidentale.

Cet engagement pose problème car il ne s’applique pas d’abord à l’édification d’une unité politique c’est-à-dire l’unité du multiple suivant l’antique recommandation d’Aristote[9]. C’est l’affirmation d’une unité communautaire qui prolongea et donna sens à la communion induite par le sacrifice des chahids, la vision religieuse s’imposa dès ce moment à tous quelques soient les croyances de chacun. La violence sacrificielle fit tomber le mur de la peur.

Mais seule une minorité fut agissante et pourtant l’ébranlement de l’autorité fut général. Nous sommes face à la crise mimétique ou « mimésis » telle que posée par René Girard[10] dans « La Violence et le Sacré ». Soumis à l’effusion les interdits qui sous tendaient l’espace public semblent écartés et tout se passe comme si la liberté ne relevait plus que de la décision de chacun alors que le sentiment communautaire s’impose. Il s’agit d’une apparence qui peut devenir réalité ou s’effacer suivant la volonté politique qui prend le relais. Cependant entre la chute du pouvoir et la mise en place d’un nouveau gouvernement s’installe une période intermédiaire dite de transition qui n’est pas d’emblée démocratique.

La peur du vide entraîna immédiatement l’apparition de comités locaux de contrôle et de défense. Les Frères Musulmans et leur organisation s’en trouvèrent renforcés tandis qu’apparurent ici ou là des groupements Salafistes souvent jusqu’alors peu visibles. Il faut admettre une mimésis violente à l’œuvre qui se diffuse au-delà des foules ameutées. Ce qui change la nature des comportements collectifs d’autant que la Cité (l’ordre public) s’est apparemment effacée. Les Salafistes incarnent l’émergence d’un ordre nouveau intégralement communautaire prêt à s’opposer avec violence à tout ce qui lui est contraire. Au sein de la « mimésis » les Salafistes constituent une communion qui inéluctablement les entraîne vers des extrêmes.[11]

Cette mimésis s’installe naturellement au cœur des débats en vue de la future Constitution posée comme unité communautaire. Ce qui s’oppose au projet d’un corps constitué attribuant aux minorités les mêmes droits que ceux de la majorité. Ici les disputes sont à venir, elles marqueront nettement le retour du politique et la fin de la mimésis.

Mais encore dominée par la crise, la période est marquée par l’insécurité et l’incertitude et par là même ouverte aux discours dogmatiques. La transition bute sur la vacance de l’autorité, le chômage, l’inflation, les subventions accordées aux produits de base, alors que les rumeurs relatives aux pénuries et à la monnaie se multiplient. Le tourisme a presque disparu.

En Tunisie l’autorité du gouvernement oscille. En raison des revendications ou des pressions de la rue, on corrige des nominations et des décisions contestées. Après un mois d’hésitation il est décidé de  chasser « le sit-in » qui, à l’université de Sousse et contre le collège des enseignants voulait faire admettre le port de la burqa. Les mêmes types de groupe s’en prirent à des films (Perspolis) ou à des publications jugées incorrectes. Le leader du Congrès pour la République (parti laïc de gauche), Abderraouf Ayadi, affirme que l’essence de la Révolution se tient dans les valeurs morales. Les nahdaouis (membres du parti Ennahdha majoritaire) défendent les valeurs de l’Islam qui à leurs yeux privilégient l’intérêt suprême du Pays et combattent la corruption, le mensonge et l’injustice. En Egypte les Frères Musulmans et les Salafistes ont emporté 60% des sièges du nouveau Parlement. El Nour (Salafiste) proclame l’essence divine de la Charia. Le discours politico-religieux cherche à absorber la mimésis toujours à l’œuvre.

En Egypte comme en Tunisie à une moindre échelle, le sacrifice des martyrs se perpétue. On parle de flambées de colère, d’émeutes locales, d’immolation par le feu. Le resurgissement de la mimésis peut même se trouver exploité ; parfois la police laisse faire pour justifier son existence ou se venger. En sont témoins les 74 morts et les centaines de blessés du 3/02/2012 qui sont écrasés, piétinés,  à l’issue du match de foot qui opposait les joueurs d’Al-Ahly du Caire à ceux de Port Saïd. Les supporters cairotes appartenaient à un club « ultra » qui s’était illustré lors des soulèvements de la place Tahrir. Ils avaient ainsi investi leur maîtrise des foules et des réseaux sociaux et joué un rôle majeur au sein de la place en révolte. Mais à Port Saïd ils étaient quatre fois moins nombreux que leurs assaillants et se firent emportés par une panique des plus violentes.

Face à ce contexte le Conseil Suprême des Forces Armées se donne comme le garant du retour à l’ordre.

 Précarité extrême

En Syrie l’effusion sacrificielle n’atteint pas le stade des grandes foules mais pour autant le massacre des manifestants a suscité une puissance de renversement qui s’est renouvelée de ville en ville et de semaine en semaine, chaque vendredi au sortir des mosquées. Exception faite jusqu’à présent d’Alep et de Damas, une dynamique mortifère s’est imposée partout.  Elle tire vigueur des chars et des chabbihas qui assiègent  et détruisent les quartiers rebelles jusqu’à ce que les ruines et les morts, la famine et le froid fassent régner le silence. A Homs, Baba Amro agonise. D’autres quartiers vont tomber. L’issue est incertaine.

Cependant d’ores et déjà la société est brisée. Que le régime se maintienne ou qu’un nouveau pouvoir se mette en place, rien ne pourra effacer des antagonismes radicaux qui tendent à se cristalliser dans l’opposition Chiites/Sunnites où s’effacent les Chrétiens. Pour l’heure la guerre civile gagne jour après jour le pays dans l’étendue et en profondeur. L’affrontement s’engage vers des extrêmes qui ouvrent sur une transgression illimitée. Acculées et étrangères au CNS, les katibas sont tentées par l’appel au djihad et le recours à un chaos à l’irakienne. Suivant l’appel du leader d’al-Qaïda, Al-Zawahiri, adressé aux musulmans du monde entier en vue de soutenir la rébellion syrienne[12], une rumeur attribue les attaques-suicides de Damas et d’Alep à des djihadistes irakiens.

La violence tend vers les extrêmes et la politique se réduit au seul exercice de la puissance qui ruine la forme élémentaire de l’unité, à preuve la destruction systématique des villes. La maîtrise  de l’hostilité s’effondre au profit d’une violence générale qui se renouvelle sans cesse. Face à quoi se dresse le martyr de Homs, qui renouvelle celui de Hamra, là se tient le sacré qui appartient à une autre temporalité.

 

Jacques Beauchard est l’auteur de Mon malheur arabe (L’Atalante, 2010).

[1] Moyen-Orient n°11 juin/Juillet 2011 résumé p51 « A travers des sociétés très différentes, accrochées à l’idée de dignité, la rue arabe s’est soulevée, mue par une même puissance de renversement : comment expliquer cette contagion ? Une fois accomplie la chute du pouvoir, l’hostilité radicale fait place au vide et à de multiples revendications, il s’ensuit une période incertaine et difficile : la transition démocratique. Comment en rendre compte ?
[2] Régis Debray conférence IMA du 9/02/2012
[3] René Girard « La violence et le Sacré » Grasset Paris 1972.  La mimésis est la crise de la mimétique violente qui entraîne la dissolution des différences.
[4] Elias Canetti « Masse et Puissance » op cit. p. 500
[5] Idem p 16
[6] Antoine Courban « L’impossible victoire du Bien ou l’horreur métaphysique » communication colloque  « Guerre Finie/Guerre Infinie » Hôpital du Mont Liban 30/10/2011
[7] Antoine Courban idem p5
[8] ibidem
[9] Aristote Politique II Les Belles Lettres Paris 1991 p53
[10] René Girard ibidem
[11] Jacques Beauchard La puissance des foules Puf Paris 1985 p66
[12] Nora Benkorich « La révolution syrienne menacée par les djihadistes » Le Monde du 15/02/12 p23

 

Jacques Beauchard

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Jacques Beauchard, Professeur émérite de sociologie

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