Radio Okapi : prudence, rigueur et sécurité

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Une radio en zone de conflit

Par Yves Laplume

Radio Okapi est, personne ne le conteste, une magnifique réussite. Elle est devenue depuis sept ans la radio de référence en République Démocratique du Congo. Elle fait  pourtant parfois l’objet de critiques sur ses prudences. Je ne compte pas ici répondre à ces critiques au cas par cas, mais prendre un exemple qui me semble très caractéristique de la difficulté d’exercer le métier de journaliste en période de crise.

Il met en cause la prudence supposée dont la rédaction aurait fait preuve dans l’annonce des combats qui eurent lieu à Kinshasa le jour de l’annonce des résultats du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2006. Voici ce que l’on peut lire dans l’annuaire 2007 de  « l’Afrique des grands Lacs »: « Radio Okapi a fait globalement un bon travail, « même si il y a eu des moments où elle s’est montrée trop prudente. Par exemple lors des résultats du second tour des élections présidentielles ou de l’incendie de la cour suprême, Radio Okapi n’a pas réagi très rapidement, » note  un coopérant.*

Faisons un petit saut en arrière. Nous sommes le 20 août 2006, il est 18h20.

Je me rappelle très précisément l’heure. J’étais arrivé à la station une heure auparavant pour épauler les collègues qui devaient produire et animer la grande émission des résultats du deuxième tour. Une grande première en République Démocratique du Congo. Tout était en place depuis la veille. Grâce à un travail de fourmi réalisé par nos collaborateurs de province et de la capitale pour relever, bureau de vote par bureau de vote, les résultats du scrutin nous avions une idée assez précise du rapport des forces. Nos invités étaient « calés » pour commenter les résultats qui devaient être annoncés officiellement à 20h par le Président de la Commission Electorale Indépendante, l’Abbé Appolinaire Malu-Malu.

J’avais ressenti le long de mon parcours en ville, une impression de lourdeur. L’atmosphère dans la commune de la Gombe était singulièrement pesante. Mais j’avais mis cet étrange silence sur le compte de l’attente et du repos dominical.

Il est donc 18h20 quand, depuis le quartier Général de la MONUC où se trouvent nos studios, nous entendons des bruits d’armes automatiques. À l’oreille, nous comprenons que des affrontements se déroulent à moins d’un kilomètre de la radio.

Que se passe-t-il ? Qui sont les acteurs de cet événement qu’il est bien difficile de caractériser ? Bien sûr, nous nous mettons aussitôt en quête d’informations et à effectuer les vérifications. Pour d’évidentes raisons de sécurité nous travaillons par téléphone. Nous ne sommes donc pas des témoins visuels directs, mais nous comprenons vite que la situation est sérieuse.

Mais de quoi s’agit-il exactement ? Une rébellion ? Une tentative de Coup d’Etat ? Des affrontements limités ? De là où nous sommes, il est très difficile d’emblée de savoir. Mais nous savons en revanche que, partout dans le pays, les auditeurs de Radio Okapi attendent avec impatience les résultats des élections et qu’ils doivent être nombreux à l’écoute.

La règle de prudence

Notre responsabilité, en tant que radio nationale, est immense. Nous nous réunissons donc rapidement pour en prendre la mesure. À quelques minutes du flash de 19h, quelle place dans la hiérarchie devons-nous accorder à cet événement et donc comment le caractériser ? Les protagonistes des affrontements n’attendent-ils pas que les provinces s’enflamment à l’annonce sur notre radio de combats dans la capitale ? Veut-on empêcher l’annonce des résultats et pour quelles raisons?  Devions-nous interrompre le programme en cours? En l’absence d’éléments complémentaires, nous décidons donc de nous en tenir à ce que nous savons et d’attendre quelques minutes la diffusion du flash d’information pour faire état des tirs que nous entendions depuis les studios.

Lorsque nous avons constaté que les télévisions CCTV et Canal Kin, qui appartiennent à Jean Pierre Bemba, n’émettaient plus, nous avons pu donner davantage de précisions sur la réalité des combats. Il nous était difficile en revanche de donner une explication claire sur les intentions des belligérants. Nous comprenions bien sûr que ces affrontements étaient en rapport avec l’annonce des résultats des élections présidentielles. Il était probable, mais pas avéré, que la mise hors service de ces télévisions devait en empêcher la contestation, par le camp du Vice Président. Nous savions, cette fois ci de façon certaine, que les combats opposaient la Garde républicaine aux soldats de la garde rapprochée de Jean Pierre Bemba. Toutefois nous en ignorions encore l’ampleur. Ce n’est qu’après avoir fait le tour de nos collègues dans les quartiers et dans les provinces que nous fûmes en mesure de cerner l’événement, de le caractériser et donc de donner la juste information. Certes cela avait pris davantage de temps qu’espéré par quelques auditeurs, mais nous étions sûrs de notre information.

Je me félicite encore aujourd’hui des précautions prises. D’abord parce que nous avions donné l’information la plus exacte. Le soir même et le lendemain d’autres radios annonçaient que ces affrontements s’étaient déclenchés à la suite de la proclamation des résultats. Or, l’Abbé Malu Malu n’avait en réalité pu les annoncer qu’une fois les combats terminés, vers minuit…

La religion du fait

Cet exemple illustre bien les pratiques des journalistes de Radio Okapi et des différentes radios dans lesquelles la Fondation Hirondelle est impliquée et les méthodes que nous utilisons. Nous avons en toutes occasions la religion du fait. Du fait vérifié. Plusieurs fois s’il le faut, notamment dans des circonstances de grande tension, comme c’était le cas. Nous nous interrogeons toujours sur les conséquences de la diffusion de nos informations. N’allons-nous mettre en danger les populations ou nos journalistes par une annonce précipitée ou incomplète ? Voilà le genre de questions que nous nous posons à tout moment.

La pratique du journalisme en zones de conflit exige, plus que partout ailleurs, une discipline et une rigueur à toute épreuve. Là où les tensions sont exacerbées, la moindre approximation peut avoir des conséquences dramatiques, notamment pour ceux qui portent les nouvelles mais aussi pour les populations concernées. Dans les cas de crise grave, il vaut mieux prendre le temps de la vérification et de l’évaluation de l’impact d’une information sur l’opinion publique.

Cette exigence, que nous ne sommes bien sûr pas les seuls à nous imposer,  a sans doute, dans bien des circonstances et dans de nombreuses régions (dans l’est du Congo notamment), sauvé quelques vies. C’est pourquoi dès le lancement de Radio Okapi nous avons élaboré un document à l’attention des journalistes de la radio. Intitulé, « la pratique du journalisme en zones de conflits » en voici quelques extraits:

*Nous devons toujours réfléchir à la sécurité à la fois du point de vue des journalistes et du point de vue de leurs sources (informateurs, personnes interviewées ou citées). La sécurité repose d’abord et avant tout sur la vérité de ce que nous disons. Une information un peu exagérée, une information incomplète, ou une fausse information fournissent un prétexte facile à quelqu’un de mal intentionné pour s’attaquer à nous. La plupart du temps, même les gens les plus brutaux essayent de se justifier, de prouver qu’ils ont raison de s’en prendre à nous. Ils nous disent : « vous mentez« , « vous donnez de fausses nouvelles« ,  « vous avez pris le parti de nos ennemis« , «  vous ne montrez que le mauvais côté des choses. » D’où l’importance d’une information rigoureuse et précise. Il est plus difficile d’attaquer un journaliste irréprochable, même de l’attaquer physiquement, que d’attaquer un journaliste qui a fait des erreurs. Et la même règle vaut pour nos sources. Se préoccuper de la sécurité de nos sources, c’est aussi être attentif à ce qu’elles disent, et les protéger contre leurs propres invraisemblances ou exagérations. Nous sommes des professionnels, nos sources ne le sont pas (…) »

« Faut-il dire ou taire la vérité lorsque les gens qu’elle dérange risquent de s’en prendre physiquement au journaliste ?  Notre rôle est de veiller à ce que la vérité finisse toujours par éclater au grand jour.  Mais il faut le faire avec discernement. Nous devons mettre en rapport d’une part l’intérêt général et le droit des gens à connaître la vérité, d’autre part le respect des individus et des groupes et la protection de leur personnalité.

Le secret qui entoure certaines informations stratégiques fait leur force.  Les États considèrent qu’au nom de l’intérêt supérieur de la collectivité, ils ont le droit de garder secrètes un certain nombre d’informations stratégiques : les informations militaires notamment, mais aussi des informations relevant de l’activité diplomatique, des accords financiers et économiques. Dans des pays en crise, le traitement de telles informations est toujours dangereux pour le journaliste, qu’il ait affaire à un Etat ou à des groupes ou individus qui s’en attribuent les caractéristiques. Si le journaliste a accès à une telle information et qu’il a des raisons d’estimer que l’intérêt général en impose une divulgation, la décision de le faire ou de ne pas le faire et de la manière de procéder relève de la Direction du projet et de la radio.

La divulgation d’informations sensibles irrite les différents pouvoirs. Des manifestations que tout le monde connaît mais dont la presse officielle ne parle pas, des carences de gestion ou des exactions commises par des gens proches du pouvoir deviennent des sujets sensibles dès lors que le pouvoir ne veut pas qu’on en parle. Il faut pourtant en faire état, mais en prenant le maximum de précautions possibles, parce que leur divulgation peut être aussi dangereuse pour le journaliste que celle d’informations stratégiques. Les choses dites doivent être parfaitement exactes. Si le fait d’en parler publiquement est inhabituel et vraisemblablement dérangeant pour le pouvoir, le choix des mots utilisés doit être soigneusement pesé. Si possible, donnez la parole à la partie mise en cause (souvent le pouvoir), mais en veillant à ce qu’elle ne puisse pas s’en prendre à vos sources. Si possible, ne soyez pas les seuls à faire état d’une information : il vaut mieux être plusieurs médias, régionaux ou internationaux,  à en faire état simultanément.

La discussion rédactionnelle sur la sécurité doit être régulière. La manière de traiter les informations sensibles, la décision d’en faire état ou pas doit être discutée et analysée en rédaction, avec les responsables et entre collègues. La Direction du projet et de la radio doit  être informée de ces discussions, des préoccupations soulevées, des questions posées. La sécurité des journalistes ne peut pas se gérer seulement au niveau des journalistes, ni seulement au niveau de la Direction : elle doit être assurée par un travail coordonné entre les journalistes sur le terrain, qui rencontrent les problèmes concrets et analysent à leur niveau les solutions, et la Direction, qui peut, si elle est correctement informée, prendre les contacts préventifs nécessaires et donner à son tour aux journalistes des indications sur ce qu’il convient de faire… »

L’Histoire récente de Radio Okapi  endeuillée par les assassinats de Serge Maheshe et de Didace Namujimbo, nous a démontré que, malgré toutes les précautions prises, l’exercice du métier de journaliste dans des régions en conflit est particulièrement périlleux. Le respect des règles professionnelles et des lois est le premier bouclier. Ce n’est pas toujours  suffisamment protecteur. Mais il arrive que perdre un peu de temps, c’est parfois en gagner !

Yves Laplume est Délégué Editorial à la Fondation Hirondelle

* L’Afrique des grands lacs. Annuaire. Par Centre d’étude de la région des grands lacs d’Afrique, Stefaan Marysse, Filip eyntjens et Stef Vandeginste Publié par L’Harmattan, 2007

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