La recherche et la pratique de l’humanitaire: une relation d’amour et de haine

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Le domaine de la recherche sur l’humanitaire n’est pas nouveau, mais il aura manifestement fait émerger une vaste littérature dans les dernières années. Longtemps boudé par le courant académique réaliste dominant, on observe dorénavant la naissance de nouveaux centres de recherche, des étudiants gradués qui portent un intérêt renouvelé pour les enjeux humanitaires dans leurs travaux de mémoires et de thèses, et plusieurs disciplines académiques qui se penchent désormais sur certaines dimensions de l’action humanitaire. Parallèlement, des débats ont lieu dans des journaux scientifiques qui laissent une place plus importante à ces recherches, sans compter l’organisation de conférences et de colloques sur le sujet.

Il semble que cet intérêt relatif du milieu de la recherche pour l’humanitaire n’est probablement pas étranger à l’accroissement du nombre de crises humanitaires, mais surtout à la médiatisation des grandes catastrophes, que ce soit le tsunami de 2004, le tremblement de terre en Haïti de 2010 ou plus récemment les conflits syrien et israélo-palestinien. Ainsi, avec l’importance des organisations humanitaires dans les relations internationales, la recherche sur l’humanitaire n’est plus le lot d’une poignée d’intellectuels, mais s’est largement répandue tant dans les réseaux francophones qu’anglophones, que ce soit dans les sciences sociales ou les sciences pures.

Malgré ce contexte, il reste encore beaucoup à faire pour que le mariage entre la recherche et la pratique favorise l’émergence de bonnes pratiques afin de créer une communauté humanitaire plus cohérente.

La recherche dans l’humanitaire

Si l’idéalisme vertueux de l’humanitaire a été longtemps bien perçu, il fait aujourd’hui l’objet de critiques diverses qui s’incarnent dans les différents débats de la littérature académique. Incidemment, la littérature se rapportant à l’humanitaire est vaste, complexe et de nature multidisciplinaire. Ainsi, selon l’approche utilisée, on peut diviser la littérature se référant à l’humanitaire en deux catégories. La première est de nature scientifique classique et s’inscrit dans une épistémologie rationaliste en utilisant des cadres d’analyse académiques multidisciplinaires, dont la science politique, les relations internationales, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la logistique et, dans une moindre mesure, la gestion de projet et les théories des organisations, pour ne nommer que ceux-là.

Ces recherches portent notamment sur l’efficacité du système humanitaire à travers un regard critique sur les contextes, les règles, les normes, l’éthique et le rôle des acteurs, soit dans les situations de crise complexe, de maintien de la paix ou de processus de reconstruction, soit dans les situations de catastrophes naturelles.

La seconde catégorie de littérature, plus vaste que la première, est le produit de groupes de recherche spécialisés et devenus incontournables tels qu’ALNAP ou ODI ou des recherches et évaluations de projets produites par des organisations humanitaires elles-mêmes. En effet, les organisations sont productrices ou commanditaires de nombreuses références. Cette littérature s’inscrit davantage dans une ontologie pragmatique et managériale. Elle est basée sur une approche de type « leçons apprises » et d’évaluation de projet et orientée sur les différentes normes. Cette vaste littérature souligne non seulement les limites et les contraintes mais également la nécessité de corriger les mécanismes, les politiques et les lois actuellement en place pour éviter les pièges d’une action qui reste encore très vulnérable.

Dans le contexte de la recherche, tout comme celui de la pratique d’ailleurs, on note cependant un grand oublié : l’absence de partenariats stables, du moins apparents, avec des chercheurs ou des centres de recherche du Sud. En effet, il ne semble pas y avoir de lien pour le développement d’agenda de recherche ou de renforcement de capacités pour la recherche sur l’humanitaire avec des partenaires du Sud. En conséquence, un joueur-clef d’importance apparaît absent : les institutions de recherche du Sud.

Dans tous les cas, qu’elle ait pour finalité une approche purement scientifique ou qu’elle soit plus pragmatique et policy relevant pour permettre l’amélioration des pratiques, il n’en demeure pas moins que la recherche sur l’humanitaire est en émergence. Comme dans toute discipline, le développement des connaissances dans un domaine spécifique favorise une meilleure cohérence entre les acteurs et, incidemment, leur assure de jouer un rôle organisé dans les grands enjeux actuels qui touchent la planète. Ces recherches permettent également l’amélioration de la collaboration entre les institutions dans les processus d’innovation.

Les organisations humanitaires sont-elles à l’écoute ?

Cette récente production relative de travaux de recherche a-t-elle un écho dans le milieu de la pratique de l’humanitaire ? Cette question est cruciale étant donné qu’une discipline doit considérer l’avancement des connaissances pour favoriser de meilleures pratiques, mais également que ces pratiques puissent elles-mêmes faire l’objet de recherche. En effet, la collaboration entre la pratique et la recherche est indispensable à l’avancement de n’importe quelle discipline.

Une récente étude réalisée au Canada par l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire (OCCAH) de l’Université du Québec à Montréal révèle que peu d’organisations utilisent des données probantes dans leurs prises de décisions. En effet, la pratique courante de l’humanitaire laisse peu de place à la construction d’agenda de recherche commun. Ainsi, malgré certains rapprochements entre les milieux académiques et de la pratique, il reste de nombreux obstacles et préjugés qui ralentissent cette collaboration.

Du côté des organisations, on observe deux éléments centraux. Le premier est lié au manque de ressources qui nuit à la possibilité de subventionner des recherches, mais surtout de prendre connaissance des enjeux et débats en cours. En effet, les crises qui se chevauchent, la nécessité de présenter des résultats rapidement et le manque de ressources au sein des organisations impliquent de faire des choix qui sont souvent plus pragmatiques que réflexifs. Parallèlement, on observe également une résistance de la part de certaines organisations à s’impliquer dans ce domaine évitant des questions de recherche susceptibles de les embarrasser. Cette résistance est notamment causée par la crainte que ces recherches aient un impact négatif sur leur réputation. De fait, on préférera ignorer certaines démarches d’apprentissages institutionnels même si cela implique la répétition d’actions qui ne sont pas optimales.

Du côté de la recherche, les universités semblent davantage intéressées par la formation, domaine plus rentable que la recherche sur l’humanitaire. On remarque en effet une multiplication de centres de formation, de « master » et séminaires ou écoles d’été tous azimuts sans pour autant que ces formations soient ancrées dans une discipline ou un agenda structurant. Ces formations sont pour la plupart d’ailleurs essentiellement orientées pour une clientèle occidentale, ce qui accroît davantage l’écart dans les capacités entre le Nord et le Sud. Il faut noter au passage que ces diplômés ont d’ailleurs une difficulté à être absorbés par le milieu déjà très contingenté. Par ailleurs, ce penchant pour la formation semble heureusement avoir fait émerger une nouvelle génération de chercheurs qui s’intéressent aujourd’hui à la recherche sur ce thème.

De plus, on note encore de la part de certains universitaires un certain snobisme envers le milieu de la pratique. Les sciences sociales ont en effet longtemps boudé les interactions avec le milieu des organisations humanitaires. Certains praticiens ont eux aussi négligé le milieu de la recherche. Cependant, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes praticiens et de chercheurs et surtout l’intérêt des étudiants gradués pour ce domaine, cette barrière est en voie d’être franchie.

Quelles pistes pour l’avenir ?

En somme, la multidisciplinarité qui caractérise l’humanitaire complexifie davantage l’interaction nécessaire entre la pratique et la recherche. En effet, les divisions disciplinaires qui caractérisent le milieu académique forcent un découpage qui ne s’applique pas à la pratique de l’humanitaire. L’émergence d’une approche purement humanitariste en recherche répond partiellement à cette contrainte. Les regroupements d’équipes de chercheurs multidisciplinaires qui abordent l’humanitaire avec des grilles d’analyse croisée sont aussi une solution.

De leur côté, avec la complexification des catastrophes humanitaires, les organisations n’ont plus le choix d’être attentives et réactives aux débats en cours. Elles doivent également participer à la construction d’un agenda de recherche qui s’harmonise avec leurs problématiques quotidiennes. L’amélioration des pratiques et l’innovation dans le domaine de l’humanitaire passent par la réussite du mariage entre les praticiens et les chercheurs ainsi que par le soutien à la recherche pour les institutions locales.

Il faut reconnaître que le développement des connaissances en cette matière permet aux organisations de développer de meilleures pratiques, d’affiner leur compréhension des contextes géopolitiques toujours plus complexes dans lesquels elles doivent œuvrer et de pouvoir formuler des plaidoyers fondés sur des faits. Ces connaissances permettront aux responsables d’utiliser des données probantes pour la prise de meilleures décisions basées sur des preuves empiriques.

François Audet

François Audet

François Aude est professeur à l’école de sciences de la gestion –ESG-UQAM et directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire.