Kenya : une Constitution qui change tout ?

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Kuria Mutura est un étudiant kenyan. Il vit et travaille à Korogocho, l’un des plus grands bidonvilles du Kenya. De là-bas, chaque mois, Kuria Mutura « poste » un billet pour Grotius.fr :

« Pour la seconde fois cette année, l’Afrique a une bonne raison d’avoir le sourire. Je suis convaincu que tout le monde sera d’accord pour dire que la Coupe du Monde de football a été un succès non seulement pour l’Afrique du Sud mais pour l’ensemble du continent africain. La seconde raison de sourire, et je pense qu’il est important de le relever, tient à la performance que représente l’adoption d’une nouvelle constitution au Kenya en ce qu’elle signale un renouveau de la politique africaine.

L’adoption de la nouvelle constitution par le Président Mwai Kibaki le 27 août 2010 témoigne que le Kenya s’engage dans une nouvelle ère pour les Kenyans et pour les autres pays qui luttent pour assurer le bien être de leurs citoyens. Lorsque « Son Excellence le Président » présenta la copie signée et scellée de la nouvelle Constitution à la nation tout entière, les larmes se mirent à couler sur mes joues tandis que je partageais l’optimisme de mes compatriotes kényans qui veulent croire à un nouveau départ pour le pays.

Depuis bien avant ma naissance le Kenya avait besoin d’une nouvelle Constitution, plus exactement depuis qu’un amendement de la Constitution dite de Lancaster avait en 1964 fait du Kenya une république tout en octroyant des pouvoirs quasi illimités au président. Cet amendement établissait que le président était à la tête à la fois de l’Etat et du gouvernement. Selon l’historien Pr. William Ochieng cet amendement a ouvert tout grand les écluses au pouvoir présidentiel tout en fermant la porte à toute forme d’opposition ou de dissidence.

C’est à ce moment que cette super fonction présidentielle a cessé d’être un symbole d’unité pour le pays pour devenir un instrument de division ethnique et de culture de la corruption de premier ordre. La main mise sur les terres, l’oppression, la pauvreté et la terreur sont devenues le lot quotidien des Kenyans. Quiconque se permettait de mettre en cause la politique du régime devait faire face à toutes les formes de répression possibles et imaginables. Nombreux furent ceux qui y laissèrent leurs vies ou furent emprisonnés tandis que les plus chanceux trouvaient refuge dans d’autres pays. Ceux qui restèrent sur place et ne faisaient pas partie de l’élite au pouvoir furent les témoins de la destruction systématique de leur pays et vécurent du faible espoir qu’un jour les choses changeraient.

Mais plusieurs nouveaux amendements à la Constitution servirent à étendre encore les pouvoirs présidentiels et aboutirent à transformer le pays en un paradis pour grandes fortunes et un enfer pour les pauvres. Le fossé entre les classes ne fit que s’élargir, créant une classe aisée pour laquelle les conditions de vie s’amélioraient tout en laissant pour compte le gros de la population. Les bidonvilles se multiplièrent, les conditions d’hygiène et de santé maternelle se détériorèrent, la qualité de l’éducation nationale tomba à zéro et la vie en général se transforma en un cauchemar pour la grande partie des citoyens.

Les gens de la trempe de mon père espéraient tous un changement. Ils pensaient que si le président Kenyatta pouvait abdiquer en faveur d’une autre personne il y aurait une chance pour que la situation s’améliore. Malheureusement ce ne fut pas le cas. Après la mort de Kenyatta en 1978, Moi lui succéda mais il ne fit que maintenir la ligne du régime. Il apprit très vite les règles du jeu et les poussa même plus loin que son prédécesseur.

Le président Moi fit passer plus dix amendements pour asseoir son pouvoir. Après une tentative de coup d’état en 1982 le président Moi imposa au Kenya un régime de parti unique, détruisant du coup l’étroite marge de démocratie qui subsistait à l’époque. Ce fut le début d’une nouvelle étape que Raila Odinga le premier ministre qualifia de seconde libération. La détention politique, les brutalités policières et la violence ethnique marquèrent toute cette époque et culminèrent en 1992 dans des hostilités entre ethnies dans la province de la vallée du Rift.

En 2002 cette vague de folie prit fin quand les premières élections démocratiques amenèrent le président Kibaki au pouvoir. Il avait fait plusieurs promesses y compris celles d’une nouvelle constitution et d’une lutte globale contre la corruption. Son mandat présidentiel ne fut pas de tout repos mais il réussit à réinstaurer le sens de la démocratie dans le pays. Il introduisit des réformes destinées à rationaliser le fonctionnement des services publics. Les Kényans reprirent confiance et la voie était ouverte à l’espoir et à l’action dans le but de mettre en place une nouvelle constitution.

Le 4 août 2010 marqua l’aube d’une nouvelle ère pour le Kenya selon l’ensemble de la presse nationale. Ce jour-là le Kenya rejoignit la liste des pays du monde qui font usage du droit de choisir leur propre destin. Alors que la Constitution de Lancaster n’était que le produit d’une négociation menée entre le gouvernement britannique et moins d’une centaine de Kényans, tous les Kényans ont eu l’occasion de participer à l’élaboration de la nouvelle loi et surtout de la voter.

En décembre 2007 et en janvier 2008 le Kenya avait vécu ses pires moments en tant que nation. Dans ces sombres journées les divisions politiques internes et les allégeances tribales aboutirent à des violences dans lesquelles plus d’un millier de Kényans furent tués tandis qu’une grande partie de la population voyaient leurs biens détruits ou étaient contraints à la fuite. Ces émeutes violentes étaient la conséquence de la falsification des élections et tous les Kényans étaient conscients qu’il était urgent de réformer le processus électoral.

Deux ans plus tard il est visible pour tout le monde que le changement est en marche, un Kenya uni participe à un référendum pacifique. Nous avons voté en faveur de la nouvelle constitution afin de changer le mode de gouvernement dans notre pays et par-dessus tout pour assurer la restauration de son unité. Notre fierté patriotique veut faire des mots de notre hymne national une réalité : « que la justice soit notre bouclier et notre défense ».

Paul Kagamé, le président du Rwanda, a écrit que la nouvelle constitution kényane allait contribuer à guérir les blessures de l’histoire. Cette citation représente l’espoir de tous les Kényans qui veulent croire que le processus d’édification de la nation ne fait que commencer, il est temps de corriger toutes les erreurs faites dans le passé. Le moment est propice pour une réconciliation nationale, il faut prendre en compte toutes les injustices historiques et laisser la justice s’exercer.

Nous espérons que la question de la distribution inéquitable des terres pourra être résolue pacifiquement parce qu’elle a été à l’origine de la plupart des émeutes et conflits entre ethnies ces dernières années. La responsabilité incombe au Gouvernement d’assurer la répartition des ressources nationales, aucune région ne devrait être marginalisée ni laissée pour compte. Je place surtout mon espoir sur la construction d’une économie nationale qui permettra de créer suffisamment d’emplois pour les nombreux chômeurs, d’améliorer l’accès à la santé et à l’éducation de manière à lutter efficacement contre la pauvreté.

Enfin et par-dessus tout l’Afrique a des raisons de retrouver le sourire, l’ère des autocrates égoïstes touche à sa fin. Des dirigeants qui tiennent compte des besoins de leurs citoyens viennent remplacer la vieille garde et pour la première fois dans l’histoire de l’Afrique on entend un président africain qui tient à laisser un héritage à son peuple. Le Président Kibaki a déclaré dans de récents discours que la nouvelle Constitution était l’héritage de son mandat. Dans le passé, l’héritage des leaders africains se résumait à la violence et aux meurtres. Et demain ? »

Retrouvez chaque mois la chronique « TEMOIN DU SUD » de Kuria Mutura sur Grotius.fr.

Kuria Mutura

Kuria Mutura

Kuria Mutura est étudiant, il prépare un diplôme de Bachelor of Science (Information Technology) à K.C.A. University, Kenya, et travaille avec les enfants, les jeunes à St. Johns Catholic Church à Korogocho.

Kuria Mutura

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