« Politiques de l’exception – Réfugiés, sinistrés, sans-papiers » (Éditions Tétraèdre)

0
226

Couverture du livre Politique de l'ExceptionNous remercions Michel Agier, anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement, directeur d’études à l’EHESS, qui a autorisé Grotius International à reprendre son introduction de l’ouvrage collectif « Politiques de l’exception – Réfugiés, sinistrés, sans-papiers » « Politiques de l’exception – Réfugiés, sinistrés, sans-papiers » (Éditions Tétraèdre/ Le sujet dans la cité / Actuels n°1, janvier 2012).

Du superflu au sujet. Biopouvoir et politique en situation d’exception (Introduction)

Réfugiés, déplacés, sinistrés, tolérés, demandeurs d’asile ou migrants clandestins : ces noms pèsent lourd, étonnent, effraient ou scandalisent, ils semblent toujours s’énoncer entre guillemets. Leur sont associés des effets juridiques, des images médiatiques, des postures morales qui créent la fausse évidence des figures de la victime, de la souffrance et de la vulnérabilité d’une part ; du coupable, du ressentiment et de l’indésirable d’autre part. Souvent réunies, parfois confondues, les deux figures morales et politiques de la victime et du coupable semblent autoriser un traitement à part, « exceptionnel », des personnes qu’elles désignent.

A l’image de l’Etat d’exception et de l’État d’urgence, comme du droit d’exception ou du droit d’ingérence, elles légitiment une administration spécifique et l’exercice d’un pouvoir direct, sans médiation politique, sur la vie des personnes confinées dans des espaces et pendant des moments toujours considérés à part. A chaque nouvelle catastrophe dite « naturelle » ou chaque nouvelle guerre, à chaque exode ou passage de frontière interdit, des situations comparables sont créées par l’action exclusive ou conjuguée des politiques administratives de contrôle, de l’intervention urgentiste humanitaire, de l’encadrement militaire ou de la répression policière.

Dans un de ses séminaires au Collège de France regroupés sous le titre Il faut défendre la société, Michel Foucault (1997) a donné du « biopouvoir » une définition dont on verra tout de suite l’actualité : le biopouvoir est un ensemble d’instruments de pouvoir informés par des connaissances spécifiques appliquées à des « populations »…. C’est une « technologie du pouvoir » nourrie de savoirs experts et dont la généralisation installe la « société de contrôle » sur les individus et à toutes les échelles. La forme sociale de référence sur laquelle agit la figure théorique du biopouvoir serait une masse d’individus désocialisés : l’espèce humaine se trouve objectivée et répartie par la mesure, le compte, le filtrage, en différentes catégories démographiques appelant des traitements différenciés.

Tout comme il y a une absence de la figure démocratique du citoyen dans l’exercice du biopouvoir, il y a une incompatibilité entre le périmètre effectif des « sociétés démocratiques » et le champ d’action du biopouvoir. Celles-là doivent écarter celui-ci, le tenir sur les marges ou les bords, dans une limite incertaine, souillée par la proximité de l’autre tenu pour étranger, pour lui réserver un traitement d’exception. C’est à la gestion de cet autre-là, l’étranger indésirable, que se consacre le gouvernement humanitaire, dans une situation de pouvoir sur la vie qui est le contraire, en sa propre définition, d’une « scène démocratique » (Rancière 1995 : 172). Là se trouvent indistinctement sollicitées, mobilisées ou convoquées les multiples ONG, grandes ou petites, et leurs élans humanistes, compassionnels, réparateurs. Leurs intervenants circulent dans les mêmes lieux et les mêmes événements en s’adressant aux mêmes interlocuteurs, que les intervenants militaires, policiers ou administratifs agissant au nom du contrôle des frontières et des espaces.

Au-delà des jugements, culpabilisants ou compatissants, la question de la reconnaissance des sujets qui se trouvent pris dans ces contextes, se pose dès que l’observateur se place au sein des espaces et moments d’exception. Décrire et comprendre de l’intérieur les relations qui se jouent là, entre les acteurs de l’assistance ou du contrôle d’une part, et d’autre part les personnes identifiées comme « réfugiées », « sinistrées » ou « sans-papiers » − toutes alternativement victimes ou coupables −, est l’objet de cet ouvrage. Des prises de parole et des actions politiques arrivent là où on ne les attend pas, c’est-à-dire hors des cadres institutionnels de la politique dans les sociétés démocratiques.

Il arrive qu’en situation d’exception un sujet se définisse contre l’assujettissement à la contrainte qui l’exclut, le retient à l’écart ou le renvoie. Et cette expression prend des formes inédites, originales ou extrêmes, à l’image de la violence du rejet dont les personnes font l’expérience dans ce moment exceptionnel de leur vie.

Dans une première partie (L’asile sous tensions), nous nous proposons de comprendre les interactions entre des logiques de contrôle voire de répression, et des logiques d’assistance généralement déployées dans un cadre humanitaire. Toute l’ambiguïté de l’asile – un « asile » entendu alternativement comme droit, comme politique ou comme espace − est ainsi mise en question. L’asile de la politique d’accueil porte le même nom que l’asile qui enferme.

Dans de nombreux pays depuis la fin de la guerre froide, les politiques nationales d’accueil, insidieusement, sont devenues des politiques d’hostilité envers l’étranger, jusqu’à établir un moment de régression historique − que Jérôme Valluy, dans son commentaire de cette première partie, qualifie de « post-asilaire ». Ce ne sont presqu’exclusivement que des politiques de contrôle, de cantonnement et finalement d’expulsion : des outils institutionnels et des propagandes xénophobes se sont développés ces dernières années comme le montrent plusieurs cas étudiés ici (France, Italie, Israël). Ces outils visent à retenir au loin les étrangers des pays du « Sud », potentiellement migrants, en les dissuadant de faire le voyage, ou alors en les y renvoyant une fois le voyage fait. Les figures héroïques, aventurières ou politiques, du voyageur initiatique ou de l’exilé grandi par l’exil, ont du mal à se frayer une place dans cet univers bureaucratique des administrateurs de l’étranger indésirable.

Il ne s’agit pas d’opposer un angélisme à un réalisme, mais au contraire de confronter une réalité à une autre et donc de faire les constats les plus précis et objectifs. Il est en outre tout aussi indispensable de replacer ces constats dans un cadre plus large que l’immédiateté et « l’urgentisme » où semblent sans cesse les enfermer ceux qui promeuvent et justifient ces politiques anti-migratoires comme « réalistes ». Dans l’histoire de toutes les sociétés et cultures, la relation à l’étranger a été constitutive de notre humanité elle-même et essentielle à la reproduction et même à la grandeur des sociétés et des civilisations, comme l’a noté Emmanuel Terray lors d’une conférence prononcée devant l’assemblée de la Cimade en 2004, sur « Le rôle de l’Autre dans la constitution de l’être humain » (Terray 2011, p.15-23).

A l’inverse toutes les sociétés qui à un moment ou un autre de leur histoire ont commencé à chasser l’étranger et à lui dénier une égalité de dispositions (raciales, culturelles ou autres), puis l’égalité dans la qualification même d’humain, ont fini par sombrer elles-mêmes dans la barbarie. En se plaçant au niveau de l’individu, de la famille ou de la société globale, le même résultat s’observe partout : l’accueil de l’étranger (c’est-à-dire d’un « autre » dont on ne sait rien avant que l’hospitalité et donc la rencontre aient pu s’accomplir) est essentiel à la dynamique de la socialisation et même, souligne encore Terray, à l’humanisation du genre humain.

C’est ce rapport actuel à l’étranger – redéfini moins comme un différent culturel que comme un indésirable dans la topographie excluante des États-nations et de la mondialisation − que les études de cette première partie partagent, au fond, comme question commune. On comprend alors que toutes aient pris comme terrain d’enquête cette situation particulière, ce moment spécifique où se joue une confrontation à la fois politique et morale dans le temps et le lieu où l’étranger n’est ni dehors ni dedans : en CADA (Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile en France) ou dans d’autres centres de réception, d’accueil ou de détention des étrangers ; à la frontière ; au sein des agences internationales de gestion des mouvements de population.

Tous montrent l’ambiguïté profonde de la situation et le malaise de celles et ceux qui s’y engagent au nom de l’humanisme et de l’humanitaire, et se trouvent piégés dans une participation, même involontaire, au contrôle géopolitique contemporain.

Dans une deuxième partie (Face à face), nous cherchons à comprendre et décrire des situations de confrontation, négociation et polémique qui se développent sur la scène humanitaire ou policière, dans la rue ou dans les institutions. Ce sont autant de scènes politiques « à la limite ». On peut d’ailleurs se demander, comme le fait Alain Brossat dans son commentaire de cette seconde partie, si la politique ne serait pas toujours un moment d’exception. Un moment où, comme dans la fête ou le rituel en général, le temps quotidien et ordinaire s’interrompt et, dans ce moment décalé et apparemment égalitaire, la politique fait irruption.

Au-delà du rituel, on peut donc se demander si la politique (au sens d’un agir qui exprime un dissensus) n’est pas toujours seulement possible en situations d’exception : dans des espaces-temps hors de l’ordinaire « biopolitique » − police des familles, police de l’entreprise ou police du camp… Un temps politique s’ouvre lorsque, rituellement ou subrepticement, le temps d’application du biopouvoir est suspendu. La question est plus générale et déborde le cas exemplaire des réfugiés, sinistrés et sans-papiers : que faut-il à la politique pour exister ? Dans cette seconde partie de l’ouvrage, on développe cette réflexion à propos de situations de sans-papiers (en France), de réfugiés versus personnel humanitaire (entre Iran et Afghanistan), d’expulsés (en Afrique), de déplacés et sinistrés (en Amérique latine), mais elle peut et devrait s’étendre encore par d’autres recherches, dans un moment où, depuis les Printemps arabes de 2011, la politique semble trouver des lieux et des voies inespérés. Ainsi, le sens de l’exception s’inverse : le sujet, comme la politique, est une exception faisant irruption dans l’ordinaire de la vie. D’où sa capacité de rupture et de transformation.

Ces deux ordres de réalité abordés dans l’ouvrage qu’on va lire, le biopouvoir et la politique, se déploient dans des échanges de personnes, d’organisations, d’événements et de causalités au sein d’un cadre politique mondial. Celui-ci relie tous les contenus entre eux : flux de populations, imageries médiatiques, interventions policières, actions et organisations humanitaires. Ils forment ce que Jonathan Benthall appelle, dans la conclusion générale de l’ouvrage, un « système stable ».

Au sein de ce système d’échanges d’apparence technique, on peut situer et mieux comprendre le face à face, très politique, entre les flux migratoires sud-nord, et les flux de charité nord-sud… Au lieu où ils se croisent, on trouve des « zones tampons » (comme celles qu’a formées l’Afrique du Nord pendant les années 2000), des murs et des espaces de frontières élargies (camps, campements, centres de rétention). Ce sont de nouveaux espaces de la politique : à leur égard l’attention solidaire sera plus bénéfique que la peur et le rejet si l’on veut commencer à édifier, enfin, un monde commun.

Référence/présentation de l’ouvrage collectif  « Politiques de l’exception – Réfugiés, sinistrés, sans-papiers » sur TERRA – Réseau scientifique de recherche et de publication 

Michel Agier

Michel Agier

Michel Agier est anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement, directeur d’études à l’EHESS .