Trois ans après, l’Arche de Zoé n’a pas révélé ses mystères…

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Le 25 octobre 2007, 103 enfants présentés comme des orphelins du Darfour sont sur le point d’être exfiltrés vers la France par l’Arche de Zoé, une petite association française, lorsque les autorités tchadiennes interceptent à Abéché l’avion qui devait les transporter. C’est la fin d’une opération rocambolesque, avortée au tout dernier moment… La fin d’un «humanitaire-western», sans foi, ni loi ? De phantasmes sans-frontièristes aveugles ?

Ici, il ne reste rien de l’agitation de l’automne 2007. Ici, la vie a repris son cours comme si jamais l’Arche de Zoé n’avait existé. En apparence. Ici, à Adré, à l’extrême Est du Tchad, lorsqu’on pousse la porte des concessions et qu’on pose des questions, l’automne 2007 ressurgit comme si c’était hier.

Makina Oubali est mère de 7 enfants. Deux d’entre eux ont fait partie des 103 enfants que l’Arche de Zoé a tenté d’emmener en France. Elle n’est pas embarrassée de parler de ça. Elle parle des «Zoé», comme on appelle là-bas les membres de l’association française, avec un détachement qui confine au fatalisme, mêlé à une pointe de tristesse, pour avoir été bernée. C’est son sentiment : «Ils ont dit qu’ils voulaient éduquer nos enfants, leur donner beaucoup de choses. Mais un jour, ils ont dit que les enfants étaient malades, qu’on allait les emmener à Abéché pour les soigner, et aussi pour faire la fête du ramadan… Et subitement ils veulent partir en France». Sur ses genoux est assis Ahmed, l’un des deux garçons emmenés. De sa bouche, aucun son ne sortira. Un sourire timide, en guise de réponse à mes questions. Sa mère explique : «iI ne veut pas parler de ça. Si quelqu’un lui pose une question, il ne veut pas répondre. C’est un passé qui a marqué nos enfants».

900 kilomètres plus loin, à N’Djamena, le témoignage de Ketsia Bonaz fait écho à celui de Makina Oubali. Ketsia Bonaz, la trentaine, est directrice de l’orphelinat Bethanié, dans un quartier périphérique de la capitale tchadienne. Lorsque l’affaire de l’Arche de Zoé a éclaté, elle n’était pas encore arrivée au Tchad, mais aujourd’hui, elle en subit encore les conséquences : «Un jour, ma collègue et moi devions emmener deux bébés pour des examens à l’hôpital. En attendant les résultats, nous nous sommes installées dans un café pour boire quelque chose, avec les enfants, sur nos genoux. Et nous avons entendu des commentaires désapprobateurs du genre : mais comment osent-elles, ces ‘’Blanches’’, se promener comme ça avec des enfants tchadiens, après ce qui s’est passé».

Il y aurait donc un avant et un après Arche de Zoé pour les étrangers qui travaillent au contact des populations locales ? Fabrice Weissman, du CRASH-MSF, nuance : «L’Arche de Zoé n’est pas un acte isolé, c’est un symbole : celui d’une dérive de l’humanitaire. Simplement, les travers qu’on retrouve ailleurs se retrouvent exacerbés dans l’Arche de Zoé.C’est l’arbre qui cache la forêt».

Il admet cependant que cette affaire a donné un prétexte aux régimes en place dans la région pour compliquer le travail des équipes sur le terrain : «Au Darfour, nous avions un cadre de travail inégalé pour les humanitaires avant 2007. Et depuis, tout est devenu plus strict : nos déplacements sont plus contrôlés, les autorisations de travail plus difficiles à obtenir, des missions exploratoires dans certaines zones désormais interdites». À l’autre bout du monde, les autorités ont les mêmes réticences. «Au Sri Lanka, raconte Fabrice Weissman, j’ai entendu des autorités parler de voleurs d’enfants».

Au-delà des difficultés de travailler au quotidien sur le terrain et de l’image brouillée, écornée, c’est toute la philosophie humanitaire qu’il faut reconsidérer. «Le point positif, c’est que cela suscite une vraie réflexion sur le positionnement des humanitaires, par rapport à un certain néocolonialisme, explique Jérôme Larché de MDM. Maintenant, les gens qu’on met en avant dans cette affaire ne sont-ils pas des boucs émissaires ?» Beaucoup de questions restent sans réponse selon lui : «On s’interroge sur les mobiles : qui sont les commanditaires exacts ? On sait que d’autres personnes sont impliquées. On se demande par exemple qui a permis l’atterrissage d’un gros-porteur près d’une base française ».

Et si cet avion avait décollé, avec les 103 enfants à son bord ? Pierre Micheletti, de MSF, est parti de cette question pour écrire un roman intitulé Les Orphelins. Une fiction qui s’inspire assez largement de la réalité :  Les Orphelins raconte le destin croisé de plusieurs personnages : un enfant né au Darfour que l’ONG du roman, «La Citadelle», réussit à envoyer en France, sa tante, qui travaille pour cette ONG, son père, ainsi qu’un couple de médecins français et Eddy Berton, le Président de cette ONG. «J’ai choisi la fiction pour avoir la liberté de poser les questions que je voulais», confie Pierre Micheletti. Des questions sur la pertinence de l’action humanitaire de manière générale.

Des questions sur l’affaire de l’Arche de Zoé en particulier : «Et si ça avait fonctionné ? Je ne sais pas comment on s’en serait tiré. Pour moi, la question cruciale est celle de l’enlèvement. C’est un vrai enjeu : qui savait quoi ? Quel a été le jeu des autorités françaises ?»

Il y a deux ans, dans la Revue Humanitaire, Pierre Micheletti publiait une analyse très critique sur l’Arche de Zoé: «On attendait de la justice française (…) qu’elle détermine précisément les différents niveaux de responsabilités, les complicités que la mise en œuvre de cette action laisse supposer, ainsi que des liens éventuels avec des commanditaires qui seraient restés dans l’ombre, écrivait l’ancien patron de MDM. Il est difficile, en effet, de ne pas voir dans ces événements des ramifications complexes, car tout au long de cette aventure affligeante se multiplient les zones d’ombre».

Des zones d’ombre que le procès d’Eric Breteau et de cinq autres membres de l’Arche de Zoé pourra, peut-être, dissiper. Tous seront jugés en correctionnelle l’année prochaine pour escroquerie, aide à l’entrée et au séjour irrégulier de mineurs étrangers en France et exercice illégal de l’activité d’intermédiaire en vue d’adoption.

Valentine Oberti

Valentine Oberti

Valentine Oberti est journaliste.

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