Anthropologie, Sciences sociales et aide humanitaire: quels liens?

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Avant de commencer l’examen de la question, il convient de formuler quelques remarques préliminaires. Le modèle dominant du type «Nord/Sud» en matière d’aide et de coopération, qui est partagé par des institutions, des organisations non gouvernementales (ONG), des collectivités et des États doit faire face à des transformations inédites. Trois raisons au moins justifient ce constat.

1. L’aide tend à être de plus en plus perçue comme un élément politique. Elle est un appareillage intégré dans la caisse à outils du diplomate, voir du militaire. En ce sens l’humanitaire est placé dans une relation instrumentale avec les États.

2. Les populations aidées ont une perception moins favorable de l’image idéale de la neutralité supposée des acteurs de l’aide, comme de celle de leur agenda.

3. De nouveaux acteurs de l’aide, venus de pays émergents tels que l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud ou de quelques pays arabes ou d’Amérique latine, sont apparus. Ils rendent des services notables aux populations aidées, mettant à mal le modèle dominant occidental en matière d’aide.

Il est permis d’ajouter un autre facteur de changement, relevé au détour d’enquêtes et d’entretiens réalisés au Yémen, au Liban, au Soudan et Caucase avec des représentants politiques ou associatifs, des leaders com- munautaires et des journalistes. Il concerne la perception du comportement et de l’image des travailleurs humanitaires occidentaux. Ce qui est interrogé ici est leur rapport à l’altérité et leurs tentatives de « contrôler » les projets de développement. Pour conclure ces quelques remarques préliminaires, l’élément nouveau actuel est la manière par laquelle l’asymétrie des rapports noués entre bailleurs d’aide et bénéficiaires est crûment posée.

Ces rapports sont du type dominant/dominé et perçus comme tel puisque le dominant, le bailleur, se met en posture de prescripteur de normes, de procédés voir en position de contrôleur lorsque l’attribution de l’aide est soumise au respect de conditions. La prise de conscience de cette asymétrie et des critiques qui l’accompagnent conduit à repenser l’aide humanitaire. Il devient donc nécessaire de dépasser le modèle actuel de l’aide. Les Sciences sociales peuvent-elles contribuer à cette remise en cause ?

Aide humanitaire et Sciences sociales : de nombreux liens

Les pratiques des acteurs de l’aide se situent dans des champs qui sont communs à ceux des Sciences sociales. Dans la boite à outils de l’aide et des prescriptions qui la sous-tendent, on trouve pêle-mêle :

  • la parité au sens de viser une égalité plus grande entre les genres ;
  • la démocratie participative qui implique une coopération avec les bénéficiaires ;
  • le tout développement liant l’aide à l’ambition d’un développement économique et social ;
  • la culture du résultat des projets, c’est-à-dire un regard porté sur l’impact supposé des projets sur le quotidien de groupes ou de populations affectées par une crise plus ou moins aiguë.

Du côté des Sciences sociales, ces pratiques des acteurs de l’aide constituent des comportements entrant dans le champ de leurs investigations. Ainsi elles interrogent et mettent en discussion les pratiques et les discours de l’aide, aide d’urgence ou aide à long terme. Leurs réflexions sont utiles aux acteurs en raison des objectifs qui leur sont assignés. Ces objectifs sont au moins au nombre de trois :

  • améliorer l’aide et son acceptation ;
  • améliorer la perception de cette aide ;
  • l’optimiser grâce à des projets en réponse adéquate à des besoins réels et exprimés.

Des réponses scientifiques parfois insuffisantes

Leur apport se trouve cependant, dans certains cas, amoindri. Ainsi l’approche des Sciences sociales devrait intégrer l’histoire des sociétés, leurs mutations. Une aide efficace devrait pouvoir être replacée dans un contexte de changement social. De même, ces disciplines devraient aider les acteurs de l’aide à mieux se situer en tant qu’étrangers dans la société particulière où se situe leur action. En rapport avec l’aide humanitaire, les Sciences sociales devraient pouvoir assurer d’autres fonctions. Celles-ci seraient ainsi :

  • le décodage des référentiels occidentaux lorsqu’ils sont confrontés à d’autres référentiels et la prise en compte de « l’épaisseur culturelle » de l’autre ;
  • une fonction réflexive portant sur l’analyse des pratiques à utiliser dans la mise en place des projets, notamment dans leur conception et leur évaluation ;
  • cette fonction réflexive peut également porter sur une analyse critique sur l’assistance, c’est-à-dire les bailleurs de fonds. Ceux-ci ont souvent une vision normative des projets, entrant dans des cadres étroits : accès à l’eau, amélioration de l’habitat ou de la santé, campagne d’information ou d’éducation.

Les repères utilisés pour l’appréciation des projets et la décision de leur réalisation sont fortement contestés actuellement. Par exemple, en Afghanistan, les dizaines de milliards de dollars injectés se traduisent difficilement en un « mieux être » pour la population. Par ailleurs les Sciences sociales, lorsqu’elles évitent un regard culturaliste et enfermant, ou pire un regard universaliste, permettent de faciliter le travail des ONG. Elles sont alors des disciplines de passage et de partage, rendant utile la coopération entre scientifiques et acteurs de l’aide. Pourtant, plus critique, Laetitia Atlani-Duault voit dans cette coopération « une habitude de travailler ensemble, sociologues / anthropologues et praticiens de l’aide, n’effaçant pas encore une certaine incom-préhension sur les méthodes de travail et sur les objectifs des uns et des autres (1)». En tout cas la demande des acteurs de l’aide adressée à l’anthropologie du développement et de l’aide humanitaire existe. Elle concerne tout particulièrement les phases de mise en œuvre et d’évaluation de leurs activités, mais également la phase de testing de la bonne insertion des projets au sein de communautés ou de réseau.

Que peuvent apporter les Sciences sociales aux acteurs de l’aide dans leurs pratiques quotidiennes ?

Pour les acteurs opérant sur le terrain, le rôle de l’apport réel ou supposé des Sciences sociales peut être mis en question. Ces disciplines permettent-elles de répondre à des préoccupations récurrentes qui se posent à ces praticiens ? Sont-elles aptes à leur fournir des moyens rendant possible :

  • la réduction du coût des projets ?
  • également la réduction des risques dus à l’insécurité courus par les travailleurs de l’aide, ceux-ci étant confrontés à cette réalité dans de vastes zones, en Syrie, au Sahel, dans la Corne de l’Afrique ou au Caucase du Nord ?
  • de remplir de manière satisfaisante le paragraphe obligatoire exigé par chaque bailleur de fonds
  • mais également, concernant l’ac-complissement de leur mission, de remplir une exigence éthique, d’améliorer la qualité de l’aide apportée et de mieux prendre en compte les dynamiques qui lient les missions d’urgence et les programmes de long terme ?

Il semble manifeste que les apports des Sciences sociales sont importants pour « développer les capacités de critique et d’autocritique des acteurs de l’aide (2)», et de les renforcer. Ceci n’est pas un luxe pour le personnel opérationnel des ONG, souvent tenu par des contraintes établies par les bailleurs de fonds, par des exigences de calendrier, de finance ou de résultats attendus en matière d’impacts de l’aide. L’utilité de recourir aux Sciences sociales est aussi sensible lorsque l’acteur fait face aux difficultés inhérentes à la relation nouée entre le prestataire de l’aide et le bénéficiaire. Ces difficultés ne sont pas négligeables pour l’acteur de l’aide. Il lui faut en effet :

  • mener une négociation avec l’autre en faisant la démarche et l’effort d’être accepté ;
  • expliquer les principes d’action en les adaptant de manière pragmatique ;
  • avoir un agenda transparent ;
  • s’ajuster à l’environnement.

Les difficultés qui sont ainsi posées dans la relation qui se noue entre l’acteur-prestataire d’aide et les bénéficiaires doivent être reliées à une certaine remise en cause du modèle actuel, Nord-Sud, de l’aide et au besoin d’une transformation de celui-ci. Il est donc nécessaire, pour répondre au plus près à des besoins de type humanitaire ou de plus long terme, de mobiliser d’autres approches. La vision normative et technocratique du modèle « top down » de Bruxelles ou d’autres modèles de même genre mis en œuvre au Sud devrait être revue. Les Sciences sociales devraient aider à une telle révision.

(1)  Laetitia Atlani-Duault, Dominique Vidal, Anthropologie de l’aide humanitaire : des pratiques au savoir, des savoirs aux pratiques, Armand Colin, Paris, 2009.
(2)  Philippe Ryfman, voir par exemple, Les ONG, La Découverte, Repères, 2009.

Eléments bibliographiques

Bernard Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, L’Harmattan, 1998.

Laetitia Atlani-Duault, Au bonheur des autres, Armand Colin, 2009.

Laetitia Atlani-Duault et Dominique Vidal, Anthropologie de l’aide humanitaire, des pratiques au savoir, des savoirs aux pratiques, Armand Colin, 2009.

J. P. Olivier de Sardan, Anthropologie et développement, Karthala, 1995. « Ethnographies de l’aide », Revue d’Ethnologie française, volume 41, 2011.

Laurence Kotobi et Anne Marie Moulin, Revue Islam et santé, n°31, 2010.

Joseph Dato

Joseph Dato

Joseph Dato est professeur associé à l’ Université Stendhal-Grenoble 3 (sciences sociales). 23 années de parcours avec Medecins du Monde (coordination de projets, implantation de missions, notamment dans le Caucase du nord, co-auteur de l’ouvrage « Tchétchenie : 10 clés pour comprendre », éditions La Découverte, 2005). Membre du CA de MDM de 2000 à 2008. Responsable du Groupe Moyen-orient de MDM de 2008 à 2013. Conférencier sur les questions de solidarité internationale. Il est aussi Directeur fondateur de l’association Humacoop à Grenoble.

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