Grandeurs et misères du journaliste congolais…

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Le 9 mars 2006, Robert Ménard, tonitruant Secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF) est reçu en audience pendant une heure, pour la première fois, par le président Joseph Kabila en sa résidence du bord du fleuve Congo à Kinshasa. Avec lui, le responsable Afrique de RSF, Léonard Vincent, et deux responsables de Journaliste en danger (JED) qui venaient ainsi de sortir de la clandestinité à la suite des menaces de mort reçues au lendemain de la publication d’une enquête citoyenne sur le double assassinat en novembre 2005 à Kinshasa d’un journaliste et de son épouse.

Sur le perron de la résidence présidentielle et devant la camera de la RTNC (chaîne publique), Robert Ménard, qui est interrogé, entre autres, sur les dérapages des médias congolais à quelques mois des premières élections libres et pluralistes depuis un peu plus de 40 ans, lâche : « Quand je lis un certain nombre de choses, c’est odieux, c’est des torchons. Qu’est-ce que c’est? C’est des trucs de caniveau. On n’a aucune crédibilité. On ne peut être respecté que si on est respectable.  (…) Quand vous voyez des médias qui ne paient pas leurs journalistes, ça veut dire que leurs journalistes se paient sur la bête, qu’ils sont payés par les gens qu’ils encensent; ça veut dire qu’ils écrivent ce qu’on leur demande d’écrire (…)  Comment voulez-vous qu’on demande la dépénalisation, (Ndlr : c’est-à-dire la suppression des peines de prison pour les délits de presse) si en même temps en lisant une chaîne de journaux on se dit que le journaliste a été payé pour écrire tel papier. Pour ça, il n’y a pas de raison de faire de formation déontologique, on sait s’en apercevoir. Quand on écrit une saloperie, on sait voir que c’est une saloperie et quand on écrit un mensonge, on sait que c’est un mensonge. Quand on est payé pour écrire, on sait qu’on a reçu l’argent pour écrire. Et pour ça, on n’a pas besoin de faire des courbes ou aller dans le monde entier pour s’en apercevoir».

Dès le soir, les médias, publics et privés, reprennent, comme un refrain, le jugement sévère du défenseur N°1 de la presse dans le monde francophone. Pas un seul bémol aux propos de Ménard. Donc, l’homme a vu juste. Il a mis le doigt sur les maux qui rongent les médias congolais et qui menacent son existence et sa crédibilité en temps que « pouvoir ». Pour une fois, dans ce pays où il est difficile de mettre tout le monde d’accord, les journalistes et le pouvoir donnent raison à Ménard. Elle est loin l’époque où les médias congolais avaient fait oublier les radios internationales et les journaux transafricains comme Jeune Afrique auprès du public.

Exigence d’un « certificat d’aptitude mentale »

La langue de bois avait cédé la place à une liberté de ton qu’enviaient beaucoup de pays de la région. Les sujets tabous avaient disparus. Tout se disait et s’écrivait parfois jusqu’à l’excès. Même la maladie du vieux Maréchal n’était pas épargnée au point où ce dernier avait évoqué publiquement la possibilité d’exiger un « certificat d’aptitude mentale » à tout prétendant au métier de journaliste. La conférence nationale souveraine aidant, la presse congolaise – écrite essentiellement – a tout livré sur la place publique : du vrai, de l’invraisemblable et même de la manipulation. De la corruption et détournement aux assassinats politiques et autres crimes de sang en passant par les cercles mystico-religieux qui auraient aveuglé les zaïrois de l’époque et pris le pays en otage, les médias ont tout dit.

Le ton n’était pas seulement libre. Il était souvent virulent au point où il était parfois difficile de distinguer le journaliste de l’homme politique de l’opposition. C’était l’époque de la « presse engagée » ou « presse de combat » qui n’a pas hésité à braver un Mobutu finissant et à prendre publiquement fait et cause pour la rébellion de l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila. C’était l’âge d’or de la presse congolaise.

Faute de pouvoir s’acheter un journal, des points de lecture spontanée sont nés dans la ville, sur la place publique. C’était « les parlementaires debout ». On lit les titres des Unes et chacun y va de son commentaire. Parfois sans aucun rapport avec les contenus des articles. Qui a dit que la radio était la principale source d’information en RDC ? L’audiovisuel est battu en brèche. Elle récupère aussi la presse écrite au travers des « revues de la presse » et autres émissions de débat mettant en scène des journalistes de la presse écrite.

La chaîne publique RTNC (Radiotélévision Nationale Congolaise), égale à elle-même, était seule à continuer avec la langue de bois, croyant en un Mobutu que le monde entier avait rejeté comme une vieille chaussette. Pourtant, en ce mois de mars 2006, elle fait ses choux gras des déclarations de l’ancien secrétaire général de Reporters sans frontières qui sont balancées quasi en boucle. Et pour cause : le pouvoir de Kinshasa, longtemps cité comme prédateur de la liberté de la presse dans le classement mondial de RSF, y trouve son compte. Le régime de Kinshasa a toujours considéré qu’une bonne partie des journalistes congolais n’est pas respectable. Elle fait tout sauf du journalisme. La RTNC, née sur les cendres de l’ex-OZRT (Office Zaïrois de Radiodiffusion et de Télévision) à la chute du Maréchal Mobutu, est restée égale à sa réputation : la voix de son maître. Hier au service de Mobutu et de son parti le MPR (Mouvement Populaire de la Révolution) et aujourd’hui de Joseph Kabila et de son PPRD (Parti du Peuple pour la Reconstruction et le Développement).

En dépit de sa devise de « Radiotélévision du peuple », la RTNC demeure, 12 ans après Mobutu et trois ans bientôt après les premières élections multipartites, un instrument de propagande du nouveau régime. La véritable voix de son Maître. Les priorités et le traitement de l’information sont restés les mêmes qu’à l’époque du vieux dictateur. Une promenade du président Kabila au volant d’un 4×4 rutilant à travers Kinshasa passe avant un accident de circulation ayant tué 18 personnes sur la route de Bandundu ! L’opposition et toutes les voix discordantes de la société civile n’y ont pas accès surtout quand elles développent un discours contraire à la vérité officielle. Kabila n’apparaît pas, sortant des nuées, à la télévision publique comme Mobutu. Mais pour le reste, c’est pareil.

« Kipo »

La Garde Républicaine (GR), ex-Groupement Spécial pour la Sécurité Présidentielle (GSSP), veille au grain. Elle y a établi un campement permanent avec des chars de combat dans l’arrière cour. Il faut montrer patte blanche pour franchir le portail d’entrée principale. Son Directeur général, Emmanuel Kipolongo Mukambilua est un journaliste ancien correspondant permanent de l’OZRT à la présidence de la République sous Mobutu. Chassé comme un malfrat lors de l’entrée des troupes de l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila, il va connaître sa traversée du désert ponctuée d’une reconversion sans succès dans l’audiovisuel privé.

Repris et nommé Directeur général de ce qui est devenu RTNC, « Kipo », comme l’appellent affectueusement ses confrères et agents, est le symbole même du statu quo de ce qui devait être le média de tout le monde. Comme à l’époque du Parti-Etat, le militantisme reste le critère primordial de promotion sociale. Même au sein des médias dits abusivement publics. Lors des élections présidentielles de 2006, « Kipo » a intégré le plus officiellement du monde l’équipe de communication du candidat Joseph Kabila tout en restant sur son fauteuil de DG de la RTNC ! Malheureusement, « Kipo » n’est pas le seul à se retrouver dans cette situation d’incompatibilité scandaleuse. Beaucoup de journalistes, tant du public que du privé, pour arrondir leurs fins de mois, sont attachés de presse ou conseillers en communication dans les cabinets politiques la journée et le soir ils reprennent leurs places dans les rédactions.

Avec un personnel pléthorique de plus d’un millier d’agents, journalistes compris, la RTNC n’est plus ce « Tam- Tam d’Afrique » des années 1976. Sa cité comptait parmi les éléphants blancs des années de gloire de Mobutu : dotée d’une tour de 19 étages, de 24 studios (17 pour la radio et 7 pour la télévision) et d’un hôtel avec piscine dont la gestion est confiée à un privé pour un bail mensuel dérisoire (3500 $US par mois). Une cité aujourd’hui quasiment en ruine et avec un matériel obsolète. Pas d’ascenseur pour escalader les 19 étages au point que les différents ministres de la communication, habituellement logés au 19ème étage de la tour, ont déménagé dans les installations de la RATELESCO (Radiotélévision Scolaire, ancienne propriété de l’Eglise catholique) devenu RTNC2 dans le quartier de la Gombe. Sur les 24 studios, seuls cinq sont fonctionnels et la climatisation y est partout essoufflée.

Avec des salaires allant de 56 $US pour le reporter à 130 $US pour le directeur des programmes ou des informations, les journalistes de la RTNC – définis jusqu’à ce jour dans les statuts de l’ex OZRT comme des fonctionnaires et militants du MPR – sont clochardisés au point que, l’un d’eux, Mikombe wa Kashimpolo, célébrant ses 20 ans de carrière de journaliste, a publié un livre au titre évocateur : « 20 ans de carrière et de main tendue ». Tout un témoignage des pratiques abjectes à l’opposé du métier de journaliste. Aucune équipe de reportage ne travaille sans ces pots de vin et autres corruptions pudiquement appelés « coupage » à Kinshasa ou « Kawama » à Lubumbashi. Pas un invité n’entre ou ne quitte les studios sans ouvrir son porte-monnaie, le matériel de tournage (camera) est à charge de la personne qui fait venir l’équipe de reportage. Le service public est mort à la RTNC. Plutôt, il n’a jamais réellement existé.

Ce rôle est accompli depuis 7 ans par radio Okapi, un projet conjoint des Nations Unies et de la Fondation suisse Hirondelle. Cette radio, qui a abondamment puisé son personnel (250 journalistes à travers le pays) dans l’audiovisuel public et privé, a un budget de 10 millions de dollars US minimum par an. Aucune radiotélévision congolaise ne peut afficher un tel chiffre. Le seul point faible de Radio Okapi reste sa pérennité. Que deviendra t-elle le jour où la MONUC va partir et que les bailleurs de fonds vont fermer les robinets ?

Face à des médias publics totalement sous contrôle du pouvoir, les privés, particulièrement les hommes politiques qui ont besoin d’avoir leurs propres « mini-RTNC » ou juste un espace de libre expression, investissent directement ou indirectement dans le secteur des médias audiovisuels ou écrits. A quelques exceptions près, il y a un homme politique derrière chaque chaîne de radiotélévision.

L’analphabétisme et la tradition orale aidant, la RDC voit se développer, de manière exponentielle, le secteur de l’audiovisuel. Surtout à la veille des élections. Des radios et télévisions, qui demandent pourtant un peu plus de technologie que la presse écrite, naissent partout comme des champignons. Une étude récente de IMMAR parle d’un total de 378 radios (dont 40 émettant en FM à Kinshasa) et 70 télévisions émettant en clair sur toute la RDC (dont 51 dans la capitale). Sur les 378 radios, 167 sont déclarées communautaires ou associatives et 77 confessionnelles.

Une presse plurielle

Dépourvu des moyens et avec un personnel qui n’a souvent que sa volonté, les radios associatives et communautaires, encadrées par des opérateurs du secteur des médias venus de l’occident, ont joué un rôle héroïque pendant la période électorale. Dans un pays dépourvu d’infrastructures de base, mobiliser quelques 25 millions d’électeurs n’aurait jamais été possible sans ces petites radios parfois installées dans des conteneurs et fonctionnant quelques heures au générateur.

Du côté des tabloïd, le foisonnement des titres est le même. Tout nouveau venu qui débarque à Kinshasa pour la première fois, est frappé par cette multiplicité des journaux. Il en naît quasiment chaque jour un sur la place de Kinshasa. De même qu’il en disparaît au même rythme. Des chiffres officiels indiquent quelques 600 journaux déclarés depuis 1990 mais dont seules quelques dizaines paraissent de manière plus ou moins régulière sur l’ensemble du territoire de la RDC. Kinshasa voit paraître 10 quotidiens.

Fortement politisée, la presse écrite, qui a fait la pluie et le beau temps aux lendemains de l’ouverture politique en avril 1990, est vendue à la criée sur les grandes artères de la capitale congolaise. Particulièrement à quatre endroits : le boulevard du 30 juin (Socimat et Rond point Mandela), à Kintambo/Magasin, sur la place de Victoire à Kinshasa/Kalamu dans le quartier Matonge et le long du boulevard Lumumba à Limeté. Au-delà, pas un seul journal n’est visible. Pareil pour les provinces où plus aucun journal de la capitale n’atterrit depuis des lustres à l’exception de Matadi, la capitale de la province du Bas-Congo à l’ouest du pays, située à quelques 350 Kms de Kinshasa.

Ailleurs, des exemplaires des journaux récupérés auprès des voyageurs sont vendus en photocopies pour 100 FC (soit 0,13 $US) quand la version originale coûte 1000 FC (soit 1,33 $US) pour quelques pages et dans un pays où la majorité des citoyens vit avec moins d’un dollar américain par jour.
En province, quelques journaux locaux tentent difficilement de survivre. Ils sont théoriquement hebdomadaires mais ne paraissent en réalité qu’une fois tous les mois dans la meilleure des hypothèses.

Les infrastructures d’impression font défaut. A l’Est de la RDC, il faut passer la frontière pour imprimer un journal à Kampala (Ouganda) ou à Kigali (Rwanda). A Lubumbashi, capitale de la riche province minière du Katanga, le montage des pages se fait à la main et le tout imprimé sur des presses de fortune faites pour des travaux de ville. Pareil pour la capitale Kinshasa où aucune imprimerie de presse ne peut sortir, en une nuit, plus de 10 000 exemplaires.

Elle est loin l’époque de la Conférence Nationale Souveraine où des imprimeries telles que « Les Imprimeries du Zaïre », « Terra Nova » ou « Recto Verso » tiraient jusqu’à 20 000 exemplaires de certains quotidiens. Les barbouzes de Mobutu, communément appelées « Hiboux », n’avaient pas trouvé mieux que de les plastiquer pour les punir face à la déferlante des critiques de la presse de l’opposition dite « rouge » contre le vieux dictateur.

Contrairement aux pays anglophones du continent, la RDC ne connaît pas de grands groupes qui investissent dans les médias. Et lorsque malgré toutes les difficultés d’infrastructure, on arrive à imprimer son journal, il faudra encore le distribuer. La RDC n’a pas une seule messagerie. Chacun essaie de se débrouiller comme il peut. Une initiative de création d’une messagerie lancée, en 2006, par l’ONG française GRET avec l’appui de l’Union Européenne a fait un flop. Les rivalités et rancoeurs entre « patrons de presse » ont empêché une action commune pourtant salutaire pour tous.

Non seulement les tirages sont insignifiants (entre 150 et 1500 exemplaires) mais aussi le taux d’invendus est impressionnant (de 60 à 70%). Les vendeurs à la criée ont inventé un système de location des journaux. Pour 100FC (0,13 USD), ils laissent pour lecture un journal qui sera récupéré en fin de journée et remis comme invendu. Ces rancoeurs et rivalités entre «patrons de presse» remontent à l’époque de la fumeuse affaire de la CASPROM (Caisse de Solidarité pour la promotion des médias), une idée géniale mais tournée en une vaste escroquerie.

En 1998, Laurent Désiré Kabila donne un million de dollars US pour le développement de la presse écrite via une association momentanée dénommée CASPROM. Contre toute attente, les patrons de presse décident de se partager le magot. Mais le partage fut tellement inéquitable qu’un certain nombre d’entre eux refusèrent l’argent et ébruitèrent l’affaire qui s’était pourtant négociée dans le secret absolu. C’est le début de la guerre des médias. Les mécontents demandent un audit à Kabila père en pleine conférence de presse qui, dans son rire légendaire, rejette poliment l’idée. Son objectif caché aurait-il été atteint ?

Beaucoup d’observateurs le pensent aujourd’hui car les gros bénéficiaires de cette manne présidentielle ont changé, entre-temps, de camps. Ils ont vendu leurs plumes devenant plus kabilistes que Kabila le père lui-même. Et les mécontents sont devenus plus « rouges » qu’avant. Après le million de dollars américain de Kabila, les journaux bénéficiaires n’ont pas changé de look. Toujours cette mise en page à la limite de l’artisanat, des couleurs pâles et des journalistes toujours aussi mal payés qu’avant. Par contre, les patrons de presse bénéficiaires de la magnanimité du « Mzee » ont acquis des villas dans des quartiers chics de Kinshasa jusqu’à se faire concurrence sur le nombre de cylindrés de leur véhicules et de paires de chaussures en croco ou autres arguties dignes de la SAPE (société des ambianceurs et personnes élégantes) !


Donat M’Baya

Donat M’Baya

Donat M’Baya est président de Journalistes en Danger (J.E.D).

Donat M’Baya

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