Le téléspectateur et les évènements de Gaza…

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«Les banlieues regardent les images de Gaza sur Al-Jazira, grâce au satellite. Le téléspectateur de France 2 ou de TF1, lui, ne voit pas une goutte de sang palestinien, les journalistes occidentaux ne font pas leur métier…»

Cette réflexion d’un militant de la cause palestinienne, lors d’une manifestation Place de l’Opéra à Paris, début janvier, pourrait résumer à elle seule les enjeux médiatiques d’un conflit quel qu’il soit : pas d’image donc pas d’émotion, pas d’opinion publique… Fait rarissime, le flux – le flot, des images n’était pas Nord-Sud mais Sud-Nord.

Ce sont des caméras, des micros de la chaine Al-Jazira qui ont couvert l’intervention israélienne à Gaza du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009. Les grands média français n’ont pas repris ces images. C’est le premier constat. Deuxième constat, ces mêmes média ont dénoncé tout au long du conflit l’interdiction faite aux journalistes étrangers d’entrer dans la bande de Gaza. « Le comportement des autorités israéliennes est scandaleux (…).Toutes nos demandes d’entrée dans Gaza se sont heurtées à une fin de non recevoir ou simplement n’ont pas obtenu de réponse (…). Cette interdiction place Israël aux côtés d’une poignée de régimes qui empêchent régulièrement les journalistes de faire leur travail…» affirmait, dans un communiqué publié au douzième jour de l’offensive, l’Association de la presse étrangère.

Quelle fût la réponse des autorités israéliennes ? « Les reporters ne sont pas autorisés à entrer dans Gaza, a déclaré Daniel Seaman, le chef du bureau presse gouvernemental, chargé des accréditations, car nos soldats ne vont pas se sacrifier pour les protéger. » Poursuivant son propos, Daniel Seaman accusait «la presse mondiale de ne pas se préoccuper des souffrances du peuple israélien (…) Elle ne s’inquiète que du sort des Palestiniens ».

De nombreux reportages diffusés sur les télévisions françaises ne montraient alors que le départ vers « le front » de chars et de troupes israéliennes. Notre mémoire télévisuelle retiendra aussi ces images aériennes, lointaines, d’obus explosant, de nuages de fumée blanchâtre au-dessus d’habitations invisibles, de gens invisibles.

Le mercredi 14 janvier, soit quatre jours avant l’annonce officielle de la fin de l’intervention, une Ong, Presse Emblème Campagne (PEC) a demandé au Conseil des droits de l’Homme des Nations unies d’appeler toutes les parties au conflit à créer des accès pour les média sur le modèle des couloirs humanitaires pour les secours d’urgence… Requête légitime des journalistes étrangers qui ne demandaient qu’à faire leur métier…

Mais ce constat étant posé et, donc en l’absence d’images produites par les occidentaux, pour quelles raisons les images produites par des média arabes tel Al-Jazira n’ont-elles pas été largement reprises par les télévisions comme France 2, TF1 ? «Sur le territoire français l’effet est d’autant plus désastreux, explique Tristan Mattelart de l’Institut Français de Presse, que nos banlieues sont câblées. Même si le jeune ne comprend pas l’arabe, il voit des images qu’on ne lui montre pas ailleurs… ».

Vidéo et mensonges…

Le 13 janvier le Conseil supérieur de l’audiovisuel met en demeure France 2 de « respecter ses obligations en matière d’honnêteté de l’information. » Que s’est-il passé ? Dans son édition de 13 heures, le 5 janvier, la chaîne française a diffusé une séquence extraite d’une vidéo qui circulait sur internet… Les images dataient de septembre 2005 et n’avaient rien à voir avec les évènements de janvier 2009. France 2 a présenté ses excuses au C.S.A. Arlette Chabot, la directrice de l’information sur France 2, ajoutait malgré tout que ces « douze secondes d’images erronées (…) ne dénaturaient pas le sens général de l’information. » Des propos étonnants qui ouvrent la porte à n’importe quel abus et détournement de l’image en général ! Et Arlette Chabot concluait : «France 2 est prête à participer avec le C.S.A à une réflexion plus large sur le contenu d’internet et les images mises en ligne.»

Comme Libération.fr, de nombreux sites d’organes de presse ont tout simplement préféré fermer leur page de commentaires. « Ce fut très vite un déchaînement de haine, des tombereaux d’insultes, des injures à n’en plus finir » a expliqué Libération, qui a refusé que le site du journal devienne un «lieu d’aisance des racistes et des antisémites». La chaîne L.C.I, le gratuit 20 minutes etc… ont fait de même. Partout en Europe de telles mesures de précaution ont été prises. Elles n’ont pas toujours abouti à la fermeture de la page des commentaires. En Italie, des journaux de gauche, dont le lectorat est très majoritairement pro-palestinien, reconnaissent avoir pratiqué « un peu de censure ».

« Gêne médiatique »…

Pas de conflit sans image et pas de crise humanitaire sans chiffre… Revenons un instant sur cette couverture des évènements de Gaza par les télévisions françaises… Il aura fallu attendre de nombreuses éditions du 13 heures ou du 20 heures pour voir des images « terrestres » du conflit, des images de maisons détruites, d’habitants errants, de corps mutilés, de cadavres gisants sous les décombres. Le téléspectateur a d’abord découvert un théâtre de guerre filmé du ciel. Le bilan des tués égrené quotidiennement par le présentateur du J.T n’en fût que plus irréaliste. Comme une souffrance impossible à partager… «Je ne vois pas les morts, on me les suggère…».

Le bilan final et officiel de l’intervention israélienne donné par les services d’urgence de Gaza –  côté palestinien, 1330 morts dont plus de  400 enfants et une centaine de femmes, au moins 65 % de victimes civiles, et 5300 blessés ; côté israélien, 10 militaires et 3 civils tués – rappelle cette souffrance – cette émotion, volée au téléspectateur… Cette non-émotion «télévisuelle», cette absence d’opinion publique émue au-delà des clivages partisans, ont eu, sur un plan politique, un effet attendu : le conflit israélo-palestinien n’a pas été importé sur le territoire français. « Empêcher la contagion en France » titrait Libération en Une le 14 janvier.

Certes, des dizaines d’actes racistes et anti-sémites ont été commis. Certes, des manifestations aux quatre coins de la France ont parfois dégénéré en bataille rangée contre les forces de l’ordre. Mais ce qu’on appelle l’opinion publique est, elle, demeurée comme suspendue, ne se nourrissant pas d’images. Le téléspectateur était comme hors du champ de bataille.

La BBC, après avoir refusé de diffuser un appel de fonds pour les victimes du conflit à Gaza lancé par le Comité d’urgence pour les catastrophes regroupant notamment la Croix-rouge et Oxfam, a reçu plus 15.000 plaintes d’auditeurs et de téléspectateurs. Ce mouvement d’humeur contre un média est-il la conséquence directe d’une couverture des faits ressentie comme globalement tronquée, faute d’images ?

Le téléspectateur britannique, français etc… n’a pas pu « dire » son impuissance à agir sur les évènements. Comme l’explique Jacques Gonnet dans son texte  « Blessures d’information » (cahier central) , le téléspectateur a besoin d’exprimer cette impuissance. Jacques Gonnet évoque « les phénomènes de culpabilité, de révolte, de compassion. » Et affirme que « par sa violence même, par sa blessure, l’information qui me touche m’apprend ma liberté. » C’est de cette liberté et de cette prise de conscience (« je sais ce qui se passe à Gaza mais le fait de savoir n’empêche rien… ») dont le téléspectateur a été privé. « On » lui a enlevé ce désenchantement dont la fonction est « digestive »… Le téléspectateur «digère» les images violentes. Et peut zapper…

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn est journaliste à RFI.