L’Azerbaïdjan, les femmes et le travail

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La place de la femme azerbaidjanaise est aujourd’hui partagée L'Azerbaïdjan dans le monde entre les aspirations européennes et le maintien des traditions patriarcales du pays.

Aux confins de l’Europe et de l’Asie mineure, au nord de l’Iran et au sud de la Russie, l’Azerbaïdjan se positionne stratégiquement sur la scène internationale grâce à l’alternative qu’il propose à l’Europe pour son approvisionnement en ressources énergétiques. La production pétrolière et gazière du pays représente 48,7% (2011)[i] [ii] de son PNB et place ce secteur comme le poumon économique du pays, dynamisant les secteurs secondaire et tertiaire (construction, banques, services).

L’histoire de l’Azerbaïdjan a façonné un pays aux influences culturelles multiples et parfois antinomiques. Après une période d’indépendance progressiste où le droit de vote avait été accordé aux femmes dès 1918, le régime soviétique de l’URSS est venu désingulariser pendant près de 70 ans ce pays aux frontières mobiles, résultant en lourds contentieux avec les pays limitrophes. L’annonce de l’indépendance en 1991 a ouvert la voie à une émancipation politique progressive et à l’établissement d’un cadre légal inspiré des démocraties modernes. De nos jours le pays est qualifié de république turcophone musulmane à domination chiite [iii]. L’Azerbaïdjan est un pays jeune où près d’un tiers de sa population a entre 15 et 30 ans (29,3%) [iv].

Cependant d’après un rapport de l’UNFPA [1] [v], l’indépendance de l’Azerbaïdjan a également vu le renforcement d’attentes sociales ralentissant l’émancipation des femmes en complète opposition avec l’expansion économique et l’ouverture du pays sur le monde.

Seules 67% des femmes travaillent contre rémunération alors que le chiffre s’élève à 77% pour les hommes. Ces derniers sont en moyenne bien mieux payés puisque le salaire moyen d’une femme correspond à 44% de celui d’un homme [vi]. Cette distorsion est justifiée par le fait que « les femmes sont toujours dépendantes financièrement d’un homme qui doit subvenir à leurs besoins ». La différence de salaire n’est pas la seule manifestation d’une forte inégalité entre les genres face au travail : les positions décisionnelles sont exceptionnellement laissées aux femmes qui n’en occupent que 5% dans le secteur privé et 22% dans le secteur public.

Une société ancrée dans un modèle patriarcal

 

Lorsque vous demandez à un parent combien il a Statue de la femme libérée à Bakoud’enfant, il vous répondra « un seul», et ce dans le cas où il a un garçon et trois filles.

La place de la femme s’analyse dans la construction sociale des genres, où les rôles sont strictement identifiés à la contribution que la femme et l’homme apportent traditionnellement à la cellule familiale. Etre une femme en Azerbaïdjan c’est avant tout être une épouse et une mère. « En dehors de la capitale à Bakou, une fois la maturité sexuelle des filles atteinte, les parents doivent attendre que des propositions de mariage soient exprimées pour déterminer qui sera le futur époux de leur fille. La priorité pour une femme en zone rurale sera de se marier avant d’avoir atteint 25 ans car elle n’aura d’autre alternative que de rester vivre chez ses parents et n’atteindra a priori pas son indépendance sociale à travers le mariage.

Evidemment certaines femmes refusent ce schéma social et décident de vivre seule à Bakou mais elles s’exposent à une réprobation sociale forte et permanente», explique Ilaha Huseynova, directrice de la communication au CICR à Bakou [2]. Cette prédétermination du rôle de la femme dans la société azerbaïdjanaise est dominante quelques soient les strates socio-économiques concernées, entrainant des dérives comme les mariages forcés ou précoces eux-mêmes limitant la poursuite d’études supérieures. Selon une étude conjointe BERD/IFC [3] environ 12% des étudiantes obtiennent un diplôme supérieur contre 33% des étudiants. « Le manque d’éducation des filles est à la base des inégalités qu’elles subiront en tant qu’adultes au travail et dans la société azerbaïdjanaise en générale » explique une spécialiste des questions de genre à Bakou de l’UNFPA.

Le rôle de la mère est crucial dans la perpétuation des codes, car c’est la genèse de la construction sociale que nous transmettons aux générations futures. Il est nécessaire que les mères transmettent une éducation plus égalitaire quelque soit le sexe de l’enfant. « On traite nos fils comme des handicapés qui ne doivent pas participer aux tâches ménagères alors que nos filles doivent leur servir à manger et laver leur linge.», s’insurge Kifayat Jabigzi Aghyera, docteure et enseignante sur la question de l’égalité des genres.

 

Un cadre législatif protectionniste

 

En 1999 une résolution du Parlement a interdit Statistiques sur le nombra d'employés par activité économique en Azerbaïdjan l’accès à certains postes sur critère du genre en invoquant la pénibilité ou la dangerosité des tâches. Ces restrictions concernent les industries d’exploitation industrielles et agricole (38 sphères concernées). Cette volonté d’assistance se retrouve également dans le code du travail (articles 240 à 245) qui renforce la protection de la mère (horaires flexibles pour les allaitements, congés spécifiques).  La loi dans sa volonté protectionniste stigmatise insidieusement les femmes comme des centres de coûts supplémentaires à l’entreprise et renforce les attentes du modèle patriarcal véhiculées par la société où la femme est tenue seule responsable de l’éducation des enfants et des tâches domestiques.

En outre, le parlement azerbaïdjanais a décidé de se doter d’une loi garantissant l’égalité des genres en 2006, en mettant l’accent sur l’égalité des chances lors des recrutements, des promotions justes et des salaires contrôlés. Pourtant malgré des intentions d’égalité législatives, les pressions familiales et sociétales resserrent l’étau autour de la femme azerbaïdjanaise. « Il est déshonorant pour un homme de reconnaître qu’il participe à la tenue de la maison ou même de simplement aider à débarrasser la table devant des invités », explique Kifayat Jabigizi Aghyera.

 

Une économie basée sur des secteurs difficiles d’accès aux femmes

Certains secteurs d’activités sont dédiés traditionnellement aux femmes : les soins médicaux et les occupations sociales, l’enseignement, l’assistance administrative, et plus généralement le service public. Or les salaires dans ces secteurs sont soumis à des rémunérations excessivement basses et non différenciées entre les provinces et la capitale où le coût de la vie est devenu équivalent à celui des grandes capitales européennes. La donne est différente dans le secteur privé où la femme est mieux représentée dans des départements comme les ressources humaines, la communication ou les services. « Les femmes ont moins le droit à l’erreur. D’une certaine façon nous devons nous affirmer doublement par rapport à nos interlocuteurs masculins: d’abord en tant que femme mais aussi en tant que manager. Cette affirmation passe tout autant par nos attitudes et une rhétorique musclée que par notre apparence. Plutôt que de dire « je pense » l’utilisation de « il faut » vous permettra d’être entendue et respectée.», explique Nargiz Nasrullayeva Muduroglo, directrice de la chambre américaine de commerce d’Azerbaïdjan.

L’émancipation des femmes ou le grand écart famille/travail

 

En plus de faire face à une discrimination rampante en terme de rémunération et d’accession à des postes à responsabilité, les femmes au travail doivent faire face à un double fardeau. Couplé à des attentes sociales fortes et exclusives concernant la prise en charge des enfants, l’absence d’établissements pour la garde des enfants en bas âges rend l’implication des femmes désireuses de travailler quasi impossible, seuls 20% des enfants entre 3 et 6 ans sont inscrits en crèches. « Il faut pouvoir compter sur la famille pour la garde des enfants en bas âge, si tant est que vous habitiez dans la même ville. Bien sûr les femmes issues de milieux plus aisés peuvent se permettre une garde d’enfant à domicile mais cela reste un luxe car le coût représente la moitié du salaire minimum qui est actuellement de 320eur mensuel», précise Kifayat Jabigizi Aghyera.

Dans les zones rurales, il n’est pas rare de voir les campagnes désertées par les hommes qui partent travailler en Russie pour des salaires significativement plus élevés. Les femmes doivent alors non seulement garantir une activité rémunérée tout en œuvrant à la production fermière – qui traditionnellement revient à l’homme – mais également l’entretien de leur maison en plus d’élever leurs enfants. La femme rurale doit donc assumer non plus un double mais un triple fardeau pour subvenir aux besoins de son foyer.[vii]

L’entreprenariat est encore marginal dans le pays puisqu’il ne constitue que 3% du total des activités recensées dans le secteur privé malgré des plans de soutien gouvernementaux et plusieurs initiatives émanant d’organisations internationales (site internet d’information sur l’entreprenariat, invitation des personnalités pour des conférences à travers le pays, séminaires thématiques, appels à projet). Bien qu’aucune donnée solide n’existe sur la place des femmes dans l’entreprenariat, une étude terrain annonce qu’entre 8% et 14%[viii] des entrepreneurs sont des femmes à la tête de petites ou de micro entreprises. Ces dernières concentrent leurs activités sur l’ouverture de petits commerces alimentaires (21%), de salons de beauté ou de travaux de couture. Le climat d’investissement est particulièrement hostile envers les femmes entrepreneuses qui rencontrent de 30% à 50% plus de difficultés que les hommes : les procédures réglementaires sont en générales plus longues pour ces dernières, tout comme les inspections qui sont plus difficiles et plus fréquentes. Hormis la barrière des attentes sociales qui vont à l’encontre d’une émancipation économique féminine, le manque d’information, de formations et d’accès au financement grèvent les potentielles prises d’initiatives qui représentent une alternative forte d’autodétermination.

 

Le soutien relatif d’une société civile encadrée

 

Les organisations non gouvernementales locales dans le pays sont confrontées à deux obstacles majeurs : d’une part les procédures d’enregistrement sont très longues s’étendant parfois jusqu’à plusieurs années sans pour autant garantir leur obtention; d’autre part les fonds sont à la fois limités et centralisés auprès d’une instance étatique dépendant directement de la présidence[ix]. Ce Conseil alloue chaque année une enveloppe thématique à un cercle d’ONG pré autorisé à soumettre des projets. Une étude de l’OSCE en 2007 a listé 76 organisations actives traitant de la question des femmes et des genres. Un bémol est a apporter car ces ONG sont dans la plus grande majorité issues d’organes paraétatiques qui impactent directement leur périmètre d’action et la capacité de proposer des solutions correctives. « La question de l’égalité des genres manque cruellement de spécialistes en position de plaidoyer. On constate souvent des interprétations faussées de la problématique et ceci même par les acteurs de la société civile », précise une spécialiste des questions de genre à Bakou de l’UNFPA. Des activités visant en particulier les femmes vulnérables sont néanmoins réalisées avec le support d’organisations internationales ou des acteurs de la coopération internationale. L’apport de fonds étrangers permet de mettre l’accent sur la place de la femme au travail (OSCE), l’égalité de la femme dans la loi azerbaïdjanaise, etc. Une étude de l’UNFPA conduite en 2011 sur la question des violences domestiques en vient à la constatation que 38% des femmes interrogées considèrent « acceptable » d’être victimes de violences à certaines conditions comme la désobéissance conjugale, ou la négligence des travaux ménagers.

A cette situation préoccupante quant à la perception que les femmes ont d’elles-mêmes dans la société azerbaïdjanaise, une étude publiée en 2010 par l’Union Publique pour l’Egalité des Genres[x]rapporte que seulement 10,4% de femmes s’adresserait à un acteur de la société civile pour soumettre leurs problèmes. Les azerbaïdjanaises entretiennent une certaine méfiance  vis à vis des ONG, dont elles ne comprennent souvent ni la portée ni le mandat.

 

Les femmes représentées dans l’arène politique

 

La femme est pratiquement absente de la scène politique : tous les ministres et les représentants du gouvernement dans les 85 districts du pays sont des hommes[xi]. Il faut atténuer ce propos car ces dernières années on peut constater une légère amélioration en matière de diversité dans les instances politiques azerbaïdjanaises. La médiatrice nationale (Ombudsman) est une femme nommée par le parlement depuis 2002 ; 14% des juges sont des femmes ; le Parlement azerbaïdjanais comptabilise 16% (2011) de femmes ce qui affirme une tendance à la diversité puisque en 2005 ce chiffre ne s’élevait qu’à 11% ; c’est également une femme siégeant au cabinet des ministres qui représente le comité d’Etat pour la famille, créé en 2006 pour renforcer la prise en charge des femmes et des enfants.

 

D’après une étude de l’OSCE [4], le nombre de femmes élues aux conseils municipaux a augmenté de 4% à 26,5% entre 2004 et 2009[xii]. « Tout l’enjeu est d’asseoir les compétences et d’augmenter la confiance en-elles de ces femmes pour qu’elles puissent assurer leur rôle pleinement et montrer l’exemple », précise un rapport GIZ [5] sur la mise en place d’un programme d’encadrement. « Dans la sphère publique, les femmes ne parlent pas vraiment pour elles-mêmes et recherchent encore trop souvent l’approbation de l’homme sans comprendre les implications sociales profondes sous-jacentes aux inégalités dont elles sont les premières victimes. Tant que les femmes n’auront pas bâti une réelle estime d’elles-mêmes, leur émancipation sera limitée », affirme Kifayat Jabigzi Aghyera.

 

Entretiens – Présentation

Prof. Kifayat Jabigzi Aghyera a obtenu son doctorat de l’université de philosophie de Bakou sur les questions de genre en 2010. Elle se déplace régulièrement à l’étranger pour participer à des conférences sur la question de l’égalité des genres. Elle a publié et contribué à de nombreux articles de recherche et travaille actuellement sur un livre intitulé «les problèmes de genre en Azerbaïdjan ».

Nargiz Nasrullayeva Muduroglo est la directrice exécutive de la Chambre de Commerce Américaine (Amcham) à Bakou qui représente plus de 15 secteurs d’activités et dont les membres sont des entreprises locales et internationales. Elle est diplômée de la prestigieuse université Khazar de Bakou.

Ilaha Huseynova est directrice de la communication au Comité International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge (CICR) dont les activités sont concentrées sur la zone de conflit frontalière. Les activités menées concernent le rétablissement des liens familiaux, la prise en charge médicale des prisonniers et des programmes de protection visant les populations fragilisées par le conflit armé avec l’Arménie.

Responsable des programmes de genres au fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA) dont le mandat est de promouvoir les droits de la population. L’agence est active en Azerbaïdjan depuis 1994 sur la problématique des genres à travers des projets variés couvrant entre autre une meilleure prise en charge médicale des populations défavorisées ou la collecte de données.

 

 

Bibliographie

 

[1] United Nations Population Funds

[2] Comité international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge

[3] Banque Européenne de Reconstruction et de Développement / International Finance Corporation

[4] Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe

[5] Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ) GmbH

[i] Programme de Nations Unies pour le Développement, Azerbaijan IDH, consulté le 2/07/2012

[ii] Statistiques Banque Mondiale – Azerbaijan, mise à jour avril 2012,, consulté le 22/06/2012

[iii] François Thual, Géopolitique des Caucases, Paris, Ellipses, 2004

[iv] Comité d’état des statistiques, consulté le 06/07/2012

[v] UNFPA, Supporting Gender Equality in Azerbaijan, Baku, 2004

[vi] Programme des Nations Unies pour le Développement, Les mesures de renforcement des genres, rapport 2009

[vii] Alison Mandaville, Beyond Bread and busses : women and work in Azerbaijan in the 21st century, Journal of Azerbaijani Studies, 2008

[viii] Centre azerbaïdjanais d’information sur les genres, consulté le 16/07/2012

[ix] Yuliya Aliyeva Gureyeva, Policy attitude towards women in Azerbaijan: is equality part of the agenda ?, Caucasus Reasearch and Resource Center, Baku, 2010

[x] « Gender Mainstreaming : The Role of Civil Society. Results of Monitoring the National Gender Mechanism » rapport édité par l’Union Publiques pour l’égalité des genres et les initiatives des femmes, Bakou, 2010

[xi] International Labour Organization, Work and Family relations in Azerbaijan, 2010

[xii] OSCE, http://www.osce.org/baku/91489 , consulté le 10/07/2012

Mathilde Panigel Nguyen

Mathilde Panigel Nguyen

Mathilde Panigel Nguyen est diplômée d’un MBA à l’Ecole Supérieure des Sciences Commerciales d’Angers (France) en partenariat avec l’Université de Manchester (Royaume-Uni). Elle s’est spécialisée en économie du développement. Elle a effectué de nombreuses études et missions de terrain pour des organismes internationaux et travaille actuellement, en tant qu’experte, sur le développement et le financement d’un projet de coopération bilatérale soutenant l’égalité des sexes, avec le Ministère du travail français dans un projet de la Commission Européenne en Azerbaïdjan.