Travail forcé dans les champs de coton ouzbeks

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L’Ouzbékistan se fait régulièrement pincer les oreilles, mais rarement tordre le bras : épinglé pour diverses violations de droits de l’Homme, le régime mené d’une main de fer par Islam Karimov bénéficie toujours de la relative bienveillance des états occidentaux. Même quand il s’agit de travail forcé et de main d’œuvre mineure employée dans les immenses champs de coton de la vallée de la Ferghana, à l’est du pays.

Automne, fin de la saison du ramassage du coton dans les plaines de la vallée de la Ferghana ouzbèke. Connue pour avoir contribué à l’assèchement de la mer d’Aral, plus au nord, la plante couleur de neige est aussi l’un des symboles de la lutte contre le pouvoir autoritaire ouzbek, menée aujourd’hui essentiellement de l’extérieur. De nombreuses ONG à travers le monde ont à plusieurs reprises levé le voile sur les conditions de travail dans les champs de coton, où se conjuguent exploitation de la main d’œuvre infantile et travail forcé. Pour le moment, silence radio des dirigeants à l’Ouest, soucieux de ne pas trop froisser le président Islam Karimov, dans son fauteuil depuis l’indépendance du pays en 1991.

Faut-il y voir une volonté de ne pas troubler la stabilité régionale? Certains voisins sont en effet plus turbulents, ce qui inquiète tous les grands de ce monde, de la Maison blanche au Kremlin : le Kirghizistan, à l’est, a été secoué cette dernière décennies par plusieurs mouvements de contestation, certains sanglants, et par une crise politico-ethnique meurtrière en 2010 (voir l’article : Point de vue : Kirghizistan, impunité pour les coupables)…

Cette indulgence traduit-elle une tentative de favoriser, par le développement économique, les libertés individuelles? C’est ce qui est tenté, sans grand succès jusqu’à présent, au Kazakhstan, dont le sol est riche en gaz et pétrole. Islam Karimov a lui d’autres atouts dans son jeu : les forces de l’Otan ont besoin de passer par l’Ouzbékistan pour évacuer hommes et matériel engagé dans la guerre contre les talibans depuis 2001, et cette opération logistique d’envergure nécessite bien quelques sacrifices de la part des occidentaux (Le casse-tête du retrait d’Afghanistan)… Une à une, les sanctions prises après le massacre d’Andijan (1), en 2005, ont d’ailleurs été levées par l’Union européenne.

 Une pratique ancienne

C’est dire si les rares ONG, engagées dans la défense des droits de l’homme en Ouzbékistan, peuvent avoir l’impression de prêcher dans le désert… En octobre dernier, Nadejda Atayeva, réfugiée politique en France et responsable de l’association pour les Droits de l’Homme en Asie centrale, a pourtant remis le sujet sur le table, rappelant les conditions déplorables de récolte du coton ouzbek.

Les pratiques actuelles fleurent bon l’époque soviétique : écoliers, étudiants ou encore employés gouvernementaux étaient alors fortement incités à prêter main forte pour la récolte du coton. Aujourd’hui, plus de deux millions d’adultes et d’enfants seraient toujours mobilisés chaque automne pour deux mois, sans compensation et sous la contrainte, ce qui a été confirmé par plusieurs enquêtes menées par les ONG ou observateurs sur place. Les écoles de la région ferment,  professeurs et parents sont menacés s’ils s’opposent à leur mobilisation ou à celle des enfants, et la police assure l’efficacité du dispositif. Une situation déjà publiquement dénoncée par plusieurs parlementaires européens, en 2011 .

 Un trésor national

Le coton, dont le symbole bourgeonnant orne la façade de plusieurs dizaines d’établissements publics ou d’immeubles dans la vallée de la Ferghana, constitue la première exportation agricole d’Ouzbékistan. Elle rapporterait près d’un milliard de dollars au gouvernement. L’or blanc, cultivé sur place, est revendu à des compagnies textiles, souvent à capitaux étrangers, qui se chargent de le diffuser ensuite à travers le monde. Parmi elles, Daewoo, société coréenne largement implantée dans le pays, et qui se taille la part du lion dans ce marché, soit environ 46 000 tonnes de coton sur les 250 000 vendues chaque année. Dans son sillage, on trouve des joint-ventures turques, suisses, russes ou encore américaines (voir la liste, publiée par le site d’information Ferghana).

Les opposants au régime ouzbek, souvent éparpillés en Europe ou aux Etats-Unis, avait déjà appelé au boycott sur le coton en provenance d’Ouzbékistan en 2007, et avaientt reçu le soutien de 80 entreprises étrangères de renom . Ces dernières s’étaient engagées à ne pas utiliser du coton ouzbek tant que le gouvernement n’aurait pas fait la lumière sur les conditions de travail dans les champs, et notamment celui des enfants. En réaction, les autorités ouzbèkes ont ratifié un certain nombre de conventions relatives au travail des mineurs, et aménagé la loi en conséquence.

 Nouvel appel au boycott

Cinq ans plus tard, la situation sur le terrain n’a pas fondamentalement changé et le commerce ne faiblit pas. Les ONG appellent donc à nouveau les sociétés d’habillements internationales à refuser d’acheter du coton en provenance de Tachkent (la capitale du pays). Elles réclament, sans avoir pour le moment gain de cause, qu’une mission de l’Organisation internationale du travail puisse aller sur place constater les conditions de récolte du coton, devant l’obstination des autorités nationales à nier le phénomène. Seule victoire : un accord sur le textile, négocié en janvier 2011 entre l’Ouzbékistan et l’Union européenne, a été gelé in extremis, après un vote défavorable du Parlement européen en décembre de la même année. Le 16 octobre, sans tambours ni trompettes, le ministre des Affaires étrangères français, Laurent Fabius, a rencontré son homologue ouzbek, Abdulaziz Kalimov, qui a également participé à une petite réunion au siège du Medef à Paris. L’Association pour les Droits de l’Homme en Asie centrale mais également Acat France ou la Fidh ont réclamé que la question de la violation des droits humains fondamentaux en Ouzbékistan soit mise sur la table. Peine perdue. Officiellement, cette visite a seulement servi à « marquer une nouvelle étape dans le développement bilatéral », selon l’ambassade de France à Tachkent. Motus et bouche cousue sur le reste.


(1) Le 13 mai 2005, des centaines de manifestants ouzbeks étaient massacrés dans la ville d’Andijan, dans la vallée de la Ferghana ouzbèke, sans que jamais une véritable enquête ait été menée.

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

Mathilde Goanec

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