Humanitaire : la fin du mythe sans-frontièriste ?

0
65

Une page d’Histoire se tourne…

«Les contours, mais aussi les frontières, de ce que l’humanitaire sera (ou ne sera pas) pour les deux ou trois décennies à venir se façonnent ainsi sous nos yeux…» écrit Philippe Ryfman dans « Une histoire de l’humanitaire » (La Découverte, Collection Repères 2009). L’action humanitaire est-elle aujourd’hui à la croisée des chemins ? Quelles certitudes et incertitudes se « façonnent ainsi sous nos yeux » ? Eléments de réponse dans ce dialogue entre un chercheur, Philippe Ryfman, et un journaliste, Christian Troubé…

Jean-Jacques Louarn : Premier grand thème de cet entretien, l’accès aux victimes. D’un côté, depuis plusieurs décennies il y a cette expansion, cet approfondissement du champ humanitaire – par la multiplication des zones d’intervention des ONG et la professionnalisation des organisations, et de l’autre on constate un rétrécissement de l’espace d’intervention dans certaines régions du monde à cause d’une insécurité très forte, avec cette conséquence, un accès aux victimes rendu extrêmement difficile. La Somalie est un exemple de cette situation complexe. Autre constat : les acteurs de l’humanitaire – mais pas seulement eux, les agences onusiennes aussi etc., font face à des Etats de plus en plus soucieux de leur souveraineté. Les exemples n’ont pas manqué en 2008 et 2009 : la Birmanie, le Sri-Lanka… L’accès aux victimes est donc rendu délicat. S’agit-il d’un fait récent dans l’Histoire ?

Philippe Ryfman : Je répondrais tout d’abord qu’on peut toujours faire dire beaucoup de choses à l’Histoire… D’autant que la mémoire des individus comme des organisations est souvent assez sélective ou assez courte de ce point de vue. Si on se place par conséquent dans une perspective historique, les difficultés d’accès aux victimes ne constituent pas ainsi un fait nouveau. Elles ont toujours existé, en lien notamment avec la radicalisation de certains conflits, la nature d’autre ou encore en fonction des régimes ou des affiliations politiques. Qu’on songe au bloc soviétique – nous venons d’assister à la commémoration de la fin de la Guerre froide, avec les 20 ans de la chute du Mur. Du temps de l’URSS – sauf à la toute fin – il n’y avait pas d’accès aux victimes à l’intérieur des pays appartenant à l’orbite soviétique, et ce aussi bien lors de catastrophes naturelles que dans des conflits armés. L’Afghanistan au début des années 80 fut le premier pays où l’accès aux populations a été possible dans un pays occupé par l’Armée Rouge que l’URSS tentait de faire entrer dans son orbite. Et encore avec une prise de risque importante et évidemment au grand dam des dirigeants soviétiques.

Ce fut le premier cas (depuis la famine de 1921), alors qu’au moment de la révolte hongroise, par exemple, en 1956, les secours humanitaires bloqués à la frontière autrichienne, et ne reçurent pas l’autorisation d’entrer en Hongrie. Donc cet accès incertain aux victimes est plutôt une constante. Par contre, l’élément novateur est le suivant : il tient à la démonstration que l’hypothèse formulée lors de la fin de la Guerre froide que les situations de blocage étaient définitivement derrière nous, se sera révélé – malheureusement – erronée. Erreur explicable, car effectivement les années 90 et le début des années 2000 ont été des périodes où l’accès aux victimes a été, disons, plus aisé. Or, ce que nous constatons – et qui constituera probablement (lorsqu’on en dressera le bilan rétrospectif) une des caractéristiques majeures de l’action humanitaire durant la première décennie du XXIème siècle (surtout dans sa seconde partie aujourd’hui) c’est un contexte de « durcissement » de la souveraineté des Etats dans certaines circonstances, avec toutes ses conséquences. Voire de guerre totale… On l’a vu au Sri Lanka –  le cas me semble tout à fait emblématique : nous avons à la fois un fort durcissement de la souveraineté du gouvernement de Colombo et de la part de ses adversaires, les Tigres tamouls du LTTE, une quasi prise en otage de la population civile. Les Tigres tamouls combattaient au milieu même de la population. Cette double situation est inédite  par rapport à la période qui avait débuté avec la fin de la Guerre froide.

JJ.L : N’y-a-t-il pas une autre évolution à souligner… Sans retenir  le fameux «clash des civilisations», trop médiatique depuis le 11septembre, nous pouvons évoquer  l’instrumentalisation d’une géopolitique internationale bien assimilée et orchestrée par des groupes armés structurés… En Somalie, les milices Shebabs ont déclaré au mois de novembre qu’elles allaient  imposer de nouvelles conditions de travail aux ONG, des conditions drastiques … Ces miliciens Shebabs ont demandé à ces organisations, qu’elles soient nationales ou internationales, de se séparer d’ici trois mois de leurs employées femmes et que ces dernières soient remplacées par des hommes. Les ONG sont aussi sommées de prendre leurs distances avec tout ce qui est susceptible d’interférer avec la religion islamique, comme prêcher des valeurs chrétiennes, promouvoir le sécularisme, la démocratie, etc.

Christian Troubé : Voilà effectivement de nouvelles lignes de fracture, qui peuvent se multiplier… On voit bien avec la Somalie que les humanitaires n’ont plus aujourd’hui la garantie qu’ils ont eu longtemps, c’est-à-dire celle d’apparaître comme des acteurs neutres et indépendants. Les humanitaires sont comme les autres occidentaux, que ce soit des chefs d’entreprises ou des expatriés au sens large… Dans certains pays, ces humanitaires ne sont pas plus considérés que d’autres intervenants… Donc il n’y a plus cette protection qu’il y avait jadis… Le constat est celui-ci : ces humanitaires sont considérés, souvent, comme les acteurs, porte-parole, promoteurs d’un occident par ces groupes qui sont instrumentalisés –  politiquement et religieusement, des milices qui kidnappent, rançonnent, voire assassinent… Dans le cas de la Somalie, c’est d’autant plus intéressant qu’en fait il s’agit là de personnels maintenant locaux. On voit bien que ce ne sont pas seulement les expatriés occidentaux intervenant dans les pays du Sud qui risquent d’être contestés, mais ce sont aussi très directement les personnels qui travaillent pour ces ONG, lesquels sont considérés, en quelque sorte, comme des « collaborateurs », comme on disait pendant la seconde guerre mondiale ! Ils sont assimilés à l’occident, à leur employeur occidental etc. C’est tout à fait préoccupant.

JJ.L : Ces organisations humanitaires de terrain sont prises au cœur de contradictions  internationales, géopolitiques… Des tensions à ce point exacerbées que même le personnel local peut être inquiété…

Philippe Ryfman : C’est le cas effectivement. Ces organisations interviennent dans des conflits armés ou lors de catastrophes naturelles dans lesquels, de toute façon, les enjeux politiques ne sont jamais très éloignés. On le voit bien à propos de la Somalie. La question de la présence ou non de personnel international (expatriés) sur le sol somalien ne se pose plus : il n’y en a quasiment plus sur le terrain. Il n’y a plus que du personnel somalien pratiquement. Or, ce  personnel national lui-même des agences humanitaires – aussi bien d’ONG que du Comité International de la Croix-Rouge, ou des agences des Nations unies encore actives – est directement menacé – et se voit, de plus en plus fréquemment interdire de faire son travail humanitaire. Alors que les besoins humanitaires de la population (compte tenu de la situation de guerre civile dans ce pays) sont absolument considérables. Il est certes difficile de s’en faire une idée très précise puisque justement on ne peut pratiquement plus pénétrer en Somalie.

Mais par recoupement entre les données fournies par les employés somaliens des agences avec diverses sources (photos-satellites, communications par Internet, utilisation de divers mécanismes de calculs), on estime qu’il devrait y avoir plusieurs dizaines de milliers, voire plusieurs centaines de milliers de déplacés. Autant de personnes qui ont quitté leur foyer et qui sont dans des situations d’extrême vulnérabilité avec des taux alarmant de malnutrition des blessés et malades impossibles à soigner. Il faut se demander s’il est encore possible de faire de l’action humanitaire en Somalie…

JJ.L : Christian Troubé, ce sont donc des situations où l’action humanitaire a une marge de manœuvre extrêmement réduite…

Christian Troubé : On déjà vu dans le passé des cas où l’humanitaire avait des marges extrêmement réduites… Et on a même vu des cas où l’humanitaire s’imposait lui-même des marges extrêmement réduites. Je pense notamment à l’Ethiopie, en 1984 ou 1985. Les ONG avaient fait le constat d’une instrumentalisation par le pouvoir de Mengistu. Elles distribuaient une aide alimentaire à des populations déplacées… déplacées volontairement par le régime. Les organisations facilitaient donc en quelques sortes ce déplacement et jouaient le jeu du pouvoir. Certaines ONG ont fait le choix de partir, de quitter l’Ethiopie. Cette réduction de la marge de manœuvre des ONG, de leur fait ou non, n’est pas donc un fait nouveau. Il est important de poser cet état de fait, ce constat : l’humanitaire n’est pas omnipotent et n’est pas la panacée, et qu’il trouve lui-même trouve ses limites. Il est important que les humanitaires aient bien conscience de cela – et ils l’ont bien sûr, mais il faut qu’ils aient toujours à l’esprit que ces limites de leur action.

JJ.L : Philippe Ryfman, l’action humanitaire n’est pas une « exclusivité » des ONG…

Philippe Ryfman : Bien sur que non : l’action humanitaire se caractérise aussi aujourd’hui par une diversité d’acteurs. Il ne s’agit pas, effectivement,  que d’ONG. Mais aussi du Mouvement International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, c’est-à-dire le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), les sociétés nationales et leur Fédération. Les agences des Nations unies jouent également un rôle essentiel, même si controversé par certains, dans l’action humanitaire. Surtout depuis la fin de la Guerre froide, que ce soient l’UNICEF, le HCR ou le Programme Alimentaire Mondial (PAM), pour ne citer que les principales. Il faut aussi mentionner l’Union Européenne avec ECHO. Enfin, des Etats de manière croissante développent des outils d’action humanitaire civile. On peut citer la France, les Etats-Unis, mais aussi plus récemment le Japon, la Russie ou la Chine… Dernier acteur sur le terrain de l’humanitaire, mais dans des cas plus limités : les armées étrangères présentes dans un pays en conflit ou en sortie de crise, y compris sous le drapeau des Nations unies (casques bleus), et qui font du «militaro-humanitaire».

JJL : Un humanitaire non-gouvernemental dans des pays comme le Brésil, l’Inde, la Chine etc. peut-il voir le jour dans un avenir relativement proche ?

Philippe Ryfman : Cette hypothèse me semble plus que probable… Il ne faut pas exclure, certes, l’apparition d’un humanitaire d’Etat significatif, dans des nations émergentes comme le Brésil, l’Inde ou la Chine. Il y existe déjà d’ailleurs partiellement. Mais le non gouvernemental s’y affirme encore plus fortement, au moins chez certains. La montée en puissance d’ONG humanitaires de pays émergents pourrait bien constituer l’élément innovant de la prochaine décennie… Le Brésil est un cas exemplaire : dans ce pays des ONG déjà puissantes existent. Jusqu’à peu près la fin des années 1990-2000 elles étaient essentiellement tournées vers les «affaires domestiques» si l’on veut. Leur action touchait aux « causes » de type social, environnemental, de défense des droits à l’intérieur du Brésil. Désormais on voit monter les projets d’ONG brésiliennes, notamment dans les pays lusophones d’ Afrique : Angola, Mozambique et Guinée-Bissau (en) est probablement qu’un commencement. Les ONG indiennes, de la même manière, commencent de monter en puissance à l’international, et à avoir  une projection extérieure hors de l’Inde, en commençant par son environnement régional proche (Bengladesh, Sri-Lanka, Birmanie, Maldives…). Cette évolution est dans la nature des choses, et elle témoigne – selon moi – de la réplication aujourd’hui du modèle ONG pratiquement partout sur la planète.

Christian Troubé : Des ONG indiennes, mais aussi des structures para-gouvernementales indiennes, sont très présentes par exemple dans la Corne de l’Afrique dans le domaine de la nutrition. Dans le même temps, l’Inde, il y a un peu plus de deux mois, a refusé à l’Unicef la mise en place de programmes de nutrition dans deux de ses Etats du nord-est. Je crois que c’est une perspective d’avenir qui risque de se reproduire, c’est-à-dire qu’un certain nombre de pays émergents vont développer des politiques humanitaires à travers des organismes parapublics ou via des ONG – qui elles seront investies à l’extérieur de leurs frontières d’origine, et dans des pays dit «difficiles». En même temps ces pays émergents refuseront, en quelques sortes, que les ONG étrangères viennent opérer dans leur pays. Je crois que c’est un phénomène qu’on voit se développer en Inde et que nous verrons se développer dans d’autres pays dans la décennie qui vient.

JJ.L : La «désoccidentalisation» est en marche, avec ou sans l’Occident…

Christian Troubé : Cette «désoccidentalisation» est, effectivement, largement en marche. Je crois qu’on a une image de l’humanitaire – dont la caricature a été l’Arche de Zoé il y a trois ans, essentiellement postcoloniale, avec des Blancs, des occidentaux qui débarqueraient un peu la fleur au fusil dans les pays du Sud. C’est déjà largement une imagerie entamée dans le sens où, dans toutes les grandes ONG, et dans tout le système Croix-Rouge, déjà les nationalités sont très métissées au sein même des missions. Dans une mission de telle ou telle ONG, identifiée comme ayant son siège social en France, en Europe ou aux Etats-Unis, on trouve souvent une dizaine de nationalités différentes et un personnel local très important. La désoccidentalisation est déjà en marche sur le terrain. Reste en fait qu’elle le soit aussi, en marche, dans les têtes…

JJ.L : Dans votre ouvrage «Une histoire de l’Humanitaire», Philippe Ryfman, vous préférez le terme «planétarisation» à celui de «désoccidentalisation», parce-que moins connoté idéologiquement, historiquement etc. De même le mot «expatrié» n’est plus disons adapté…

Philippe Ryfman : Le terme «expatrié» est, je crois, assez inapproprié. Il faut parler plutôt de « personnel international » et de « personnel national ». Dans le personnel international, il y a aujourd’hui, effectivement – contrairement à ce que beaucoup pensent encore – un nombre de nationalités très variées. Le CICR, qui, juridiquement, reste une association — donc une structure non-gouvernementale de droit suisse – compte ainsi environ 75 nationalités dans son personnel sur le terrain. Des personnes que l’on retrouve aussi dorénavant à des postes de responsabilité à Genève. S’il reste encore une « mono-nationalité suisse », elle n’est plus localisée qu’au niveau de son conseil d’administration, le Comité, proprement dit. On aperçoit parfaitement les évolutions qui sont en cours ici. Si je préfère parler, effectivement, de « planétarisation », c’est qu’il me semble que c’est plutôt à partir de cette approche là qu’il faut aujourd’hui raisonner. Par exemple pour aborder des questions comme celle de la réduction des écarts de salaires entre personnels internationaux et nationaux, un autre thème qui représente un des grands enjeux des années à venir. Des cadres nationaux occupent, aujourd’hui, dans un certain nombre de pays, des postes autrefois occupés par du personnel international, mais ils ne touchent pas toujours les mêmes salaires.

La planétarisation elle-même est un processus déjà largement en cours chez certaines organisations. Notamment celles de droits de l’homme ou d’environnement. Prenez ainsi une ONG transnationale de droits de l’homme comme Amnesty International : son actuelle secrétaire générale est bangladeshi, son prédécesseur était un sénégalais. Le nouveau Directeur exécutif de Greenpeace-international est un sud africain… Pour des ONG installés dans différents pays, la planétarisation signifie aussi ne plus avoir de branches seulement en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne ou au Japon – en tout cas dans des les seuls pays du Nord. Mais aussi dans des pays émergents, et des pays du Sud. Pour une ONG comme Oxfam, la planétarisation est inscrite ainsi dans son plan stratégique pour la décennie qui vient.

Christian Troubé : Autre donnée importante, la planétarisation du don et de la recherche de fonds, ces financements qui font vivre ces ONG… Dans la décennie qui vient – et le processus est d’ailleurs déjà engagé, les ONG n’iront pas seulement chercher des donateurs dans les pays occidentaux mais aussi dans les pays émergents et autres. C’est-à-dire qu’il va y avoir une sorte de « financiarisation » planétaire des subventions et des dons privés dans l’humanitaire.

Philippe Ryfman : C’est déjà le cas pour certaines ONG d’origine européenne qui se tournent vers des pays du Golfe. Le Qatar par exemple, qui fait un effort tout à fait considérable en terme de financement de l’aide humanitaire, commence, effectivement, à financer des programmes d’ONG européenne, américaine, aussi bien que des programmes d’ONG arabophones ou islamiques. Le Qatar a créé une fondation qui entend devenir un bailleur de fonds de référence en matière d’aide humanitaire.

JJ.L : Autre processus en cours important, le développement de la justice internationale. On pense bien sûr au mandat d’arrêt international lancé par la CPI contre le président soudanais Omar el-Béchir, gêné de toute évidence dans ces déplacements mais pas arrêté… L’année 2009, consacrée année de la justice internationale ?

Philippe Ryfman : En tout cas 2009 est une année où la question de la justice internationale et de la poursuite d’un certain nombre d’auteurs présumés de crimes de masse a figuré – de manière emblématique – à l’agenda international. Il ne faut pas se tromper dans le constat : le président Béchir a évité de se rendre au Nigeria début novembre pour assister à un Sommet africain. Un certain nombre d’ONG nigérianes avaient en effet interpellé le gouvernement et annoncé qu’elles saisiraient la justice nigériane s’il déplaçait à Abuja. Probablement pour des raisons similaires, le président soudanais a annulé – à la dernière minute – mi-novembre son déplacement en Turquie où il devait participer à une rencontre de l’OCI. 2009, c’est aussi l’année où devant un Tribunal mixte khmer international s’est tenu à Phnom-Penh le procès de Douch, le responsable du camp S21 à Phnom-Penh, donc l’un des principaux tortionnaires présumés de la période khmer rouge. Je citerais aussi les procès conduits à leur terme par le Tribunal spécial pour la Sierra-Léone de divers auteurs d’exactions, à l’exception de celui de Charles Taylor qui se poursuit encore à La Haye. Ville où le procès Karadzic s’est ouvert devant le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. Même si ce procès a été renvoyé (pour des raisons techniques) en mars prochain…

Ce qu’on peut dire plutôt de l’année 2009, c’est qu’elle pose un certain nombre de questions sur la justice internationale, et notamment sur le fonctionnement de la Cour Pénale Internationale, ainsi que sur la collision qu’il peut y avoir entre les stratégies des juges et l’action humanitaire opérationnelle sur le terrain, ou entre des processus de négociation et des processus de lutte contre l’impunité. On constate pour l’instant que, finalement, les Tribunaux pénaux – «ad hoc» – semblent mieux fonctionner que la Cour Pénale Internationale. Mais il est encore prématuré de porter un jugement sur la CPI.

JJ.L : Christian Troubé, les tensions évoquées par Philippe Ryfman entre la CPI et les ONG sont-elles durables ? Nous pensons bien sûr à l’expulsion des ONG investies au Darfour… Y-a-t-il là toutes les raisons d’un divorce durable entre action humanitaire et justice internationale ?

Christian Troubé : Je ne parlerais pas de divorce. Au sein même de la collectivité humanitaire, ils sont une majorité à s’être battus, et depuis des décennies, pour la création de la Cour pénale internationale et des juridictions. Mais en 2009 il y aurait eu le Darfour : le mandat d’arrêt de la CPI contre Omar el-Béchir, lequel y répond par l’expulsion de 17 grandes ONG qui travaillaient dans cette province depuis plusieurs années et où elles effectuaient, en fait, la plus importante opération humanitaire à l’égard des populations. 2009 restera donc comme l’année non pas d’un choc frontal, mais en tout cas comme l’année de l’affirmation de deux logiques : la logique humanitaire de terrain et la logique des droits de l’homme internationale, deux logiques qui sont placées, dans les faits que nous évoquons, en incohérence, non pas par ce qu’elles sont, mais à cause de l’instrumentalisation orchestrée par un sinistre personnage, Omar el-Béchir. Je pense que c’est un point de départ pour une réflexion collective entre juristes et humanitaires. Mais en aucune façon on ne peut voir cela comme un divorce ou une fracture définitive etc.

JJ.L : De quelles manières ces deux logiques – humanitaire de terrain et droits de l’homme et justice internationale pourraient-elles évoluer ?

Philippe Ryfman : Plusieurs hypothèses existent. Un certain nombre d’ONG expulsés du Darfour ont choisi à ce jour une option de dissociation. Cette  dissociation, sur le fond, ne repose pas sur le principe de la lutte contre l’impunité et de la nécessaire sanction des auteurs de crimes de masse, mais elle touche plutôt à la question des champs d’activité respectifs et aussi des mandats propres des ONG. Pour simplifier d’un côté il y a les travailleurs humanitaires en tant que citoyens, en tant qu’individus, et de l’autre les logiques des organisations auxquelles ils appartiennent. Il y a quelques années, on avait assisté à un certain rapprochement entre les ONG humanitaires et les ONG de droits de l’homme, et ce notamment à la fin de la décennie 90. Au cours de cette période, différentes organisations ont mené, des combats communs, par exemple au sein d’une même coalition d’ONG, en faveur précisément de la création de la Cour Pénale Internationale. Si la CPI n’existait pas aujourd’hui, assisterait-on à un tel mouvement dans le milieu ONG en faveur de sa création ? Je n’en suis pas convaincu.

La tendance, je le disais, est plutôt désormais  à une dissociation entre les ONG en fonction précisément de leurs mandats. En quelque sorte, les ONG de défense des droits de l’homme porteraient, elles, de façon forte et active le message de la lutte contre l’impunité et le plaidoyer pour la justice pénale internationale. Tandis que les ONG humanitaires, elles, ne prendraient pas de position publique sur ce plan là pour ne pas risquer d’impacter leur action de terrain. Ceci étant, il faut se garder de trop généraliser, car les opinions sont très diverses selon les ONG. Actuellement, il n’y a pas, visiblement, de consensus au sein de la communauté humanitaire sur cette question. Les points de vue sont très partagés, y compris à l’intérieur même de la communauté humanitaire non gouvernementale.
JJ.L : Est-ce là, notamment, une ligne de fracture entre ONG humanitaires américaines et ONG humanitaires européennes ?

Philippe Ryfman : Vous avez en partie raison, mais là aussi il faut éviter toute généralisation. Certaines ONG américaines sont, sur le même positionnement que les ONG européennes humanitaires, et inversement. Il n’y a pas pour l’instant encore une fois de consensus. En outre, la situation au Darfour est actuellement extrêmement complexe, même en terme d’aide humanitaire. L’expulsion des ONG concernées est en effet intervenue dans une période où les besoins humanitaires étaient, certes, importants mais sans qu’existe, à ce moment-là, un contexte de crise extrême. En  dépit de cette expulsion donc, l’aide continue à peu près de parvenir aux populations déplacées, du Darfour. En tout cas à destination des populations qui peuvent être atteintes. Puisqu’une partie d’entre elles ne sont pas accessibles.

JJ.L : Cette dissociation entre les ONG de défense des droits de l’homme lesquelles porteraient  le plaidoyer et les ONG opérationnelles humanitaires de terrain qui, elles, ne prendraient pas de position publique, pourrait-elle constituer un véritable tournant ?

Christian Troubé : Il me semble que si c’est le cas, et je crois qu’on peut arriver à cela, ce serait une remise en question du mythe fondateur du sans-frontièrisme, qui consistait à dire, après le Biafra, que les humanitaires étaient là pour soigner mais aussi pour témoigner. Toute la logique du mouvement s’est bâtie là-dessus pour aboutir, en fait, au droit d’ingérence de Bernard Kouchner. L’humanitaire moderne devait être cet humanitaire qui soigne et qui dans le même temps s’engage et témoigne. Or on voit bien qu’avec l’expulsion des ONG du Darfour et un contexte internationale qui n’est plus le même, une page se tourne. Si les ONG veulent avoir accès aux victimes lors d’un conflit et si elles veulent protéger leurs équipes sur le terrain, peuvent-elles encore témoigner ? Une nouvelle ère pour l’humanitaire s’ouvre peut-être, qui marquerait peut-être la fin du sans-frontièrisme qui a fait le lien entre le soin et le témoignage.

Philippe Ryfman : Nous sommes visiblement dans un de ces moments importants, sans doute, de réflexion et de discussion. Pour  l’instant aucune ligne claire ne semble se dégager – encore une fois – dans le milieu des ONG sur l’attitude à adopter, en France particulièrement. C’est une période de dilemme, à tous les niveaux. Il est possible, comme le dit Christian Troubé, que nous soyons à la fin d’une ère. Dans une certaine mesure, car de toute façon et depuis quelques années, nous nous situions déjà largement au-delà des grandes logiques sans-frontiéristes pour les ONG françaises. Je ne connais pas d’exemple récent, suffisamment significatif, d’une ONG qui aurait franchi des frontières sans l’accord des parties en présence. Nous étions d’ores et déjà donc dans une autre période. La question du plaidoyer-témoignage cependant restait quand même essentielle aux yeux de certaines de ces ONG. Ceci étant, ce qu’on constate, et donc avant l’expulsion de 17 ONG (dont 4 soudanaises) du Darfour, c’est qu’aussi bien le Comité International Croix Rouge que certaines organisations comme Médecins sans Frontières avaient – de fait – négocié avec le parquet de la CPI pour éviter que leur personnel ne soit cité, ne soit contraint par exemple de venir témoigner dans des procédures qu’ouvriraient la Cour sur quelque terrain que ce soit.

La situation aujourd’hui est globalement assez confuse avec une interrogation sur  ce qui est prioritaire : l’assistance aux populations, la sécurité des équipes ou le témoignage et la dénonciation ? La question du témoignage a posé problème en fait dès l’origine, bien avant même le Darfour. Nous connaissons tous des exemples de situations où finalement des ONG humanitaires se sont abstenues de témoigner à cause du risque de mise en danger réel de leur personnel, ainsi que de se voir interdire la poursuite de leur action auprès des populations.

Philippe Ryfman est professeur et chercheur associé au Département de science politique et au Centre de recherches politiques de la Sorbonne (Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne).

Christian Troubé, journaliste, est rédacteur en chef à l’hebdomadaire La Vie. Son dernier ouvrage s’intitule «L’humanitaire, un business comme les autres ?» (Edition Larousse, 2009).

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn est journaliste à RFI.