Le chercheur américain Victor Tanner note : « Aux Etats-Unis, le mot Darfour n’est pas apparu une seule fois dans le New York Times en 2003. (…) En France, Le Monde a fait trois rapides références en 2003 – une dans un article sur Marcel Proust et deux autres, brièvement, en décembre, en relation avec les pourparlers de paix entre le Nord et le Sud-Soudan. » Le fait que l’émergence d’une rébellion au Darfour ait coïncidé avec les négociations de Naivasha, et la possible résolution d’une guerre de vingt ans au Sud-Soudan, a sans doute contribué au silence des médias sur le Darfour avant le printemps 2004. On pouvait alors penser qu’il était plus légitime de parler de la guerre au Sud, un conflit de bien plus d’ampleur et qui avait été largement « oublié » par les médias, notamment français.
D’autres raisons expliquent aussi la couverture plutôt pauvre du Darfour dans les médias français :
– la première est bien sûre la crise économique dans laquelle la presse écrite, en particulier, se débat depuis quelques années. Or envoyer au Darfour des reporters, même des pigistes, a un coût.
– cette dépense n’est pas prioritaire du fait de ce qui est aujourd’hui une règle dans les médias français (et dans les écoles de journalisme) : la France en une, l’international ensuite – et l’Afrique en dernier.
– en conséquence, même les quotidiens de référence donnant une place importante à l’international ont rarement plus d’un journaliste ou d’un correspondant pour suivre l’ensemble de l’Afrique sub-saharienne.
La raison pour laquelle la plupart des médias internationaux ont découvert le Darfour en avril 2004 est que des responsables des Nations Unies ont alors lancé une alerte, avec comme prétexte le dixième anniversaire du génocide rwandais. Cela conduisit des médias, des militants et de hauts responsables, en particulier aux Etats-Unis, à qualifier la crise du Darfour de « génocide » et à la comparer systématiquement au Rwanda et à la Shoah. Bien que plutôt moins efficaces que les médias américains quant à la couverture du conflit, les médias français sont restés plus prudents et ont rarement utilisé ce terme, préférant s’en tenir à une qualification validée par les Nations Unies : un conflit incluant des crimes contre l’humanité. La conséquence de la médiatisation tardive du conflit a été que les médias ont manqué la période où les violences ont été les plus fortes, entre avril 2003 et le cessez-le-feu signé à N’Djaména (Tchad) en avril 2004.
Depuis, les médias continuent de revenir sur ce qui s’est passé durant cette période, essentiellement grâce aux témoignages de victimes de ces violences de 2003 recueillis dans des camps de réfugiés au Tchad. Or, souvent, ces témoignages sont présentés comme décrivant la situation actuelle au Darfour, comme si celle-ci n’avait pas évolué depuis 2003. Les médias passent ainsi à côté de la diminution de la violence, mais aussi des faits marquants qui jalonnent le conflit. La plupart d’entre eux ont manqué les principaux événements militaires, la fragmentation des groupes rebelles, les violations des droits de l’homme par les rebelles, les conflits entre groupes arabes, et le fait que nombre d’Arabes laissent tomber le gouvernement.
Des simplifications abusives
A la simplification chronologique du conflit, s’ajoute une simplification géographique. En dépit de sa taille, le Darfour est toujours décrit comme un tout, et ce qui se passe dans des endroits bien particuliers est censé valoir pour toute la région. Plus gravement, ce qui est observé au Tchad est parfois transposé au Darfour. Parce que le Tchad est plus facile d’accès, des journalistes s’y rendent non pour couvrir la crise tchadienne mais celle du Darfour. Et même ceux qui couvrent le Tchad le voient souvent à travers un prisme darfourien, décrivant la crise tchadienne comme importée du Darfour et le Tchad comme un second Darfour, avec des expressions comme la « darfourisation du Tchad ». Des violences ayant eu lieu au Tchad ont parfois été présentées comme vues au Darfour.
Une autre simplification majeure a concerné les acteurs du conflit, que les médias se sont révélés impuissants à nommer correctement. Le conflit a été décrit comme le massacre de civils «africains», «noirs» et même «indigènes», par un gouvernement et ses milices «arabes» – en dépit du fait que les Arabes du Darfour sont souvent aussi noirs de peau que leurs voisins, et sont tout aussi africains, leur présence dans la région étant souvent aussi ancienne que celles des non-arabes. Les acteurs ont ainsi été divisés en «bons» et en «méchants». Les médias se sont plutôt intéressés aux «bons» – les déplacés non-arabes, mais aussi les rebelles et les humanitaires, deux des acteurs avec lesquels nombre de journalistes ont été embedded. Etre embedded n’est jamais innocent, même avec une organisation humanitaire – cela implique de se conformer à sa stratégie de communication.
La plupart des ONG n’estiment pas qu’elles ont le devoir de communiquer sur ce qui se passe au Darfour, mais souhaitent que les médias rendent compte de leurs activités et citent leur nom. Elles recherchent ce qu’elles appellent des « médias prescripteurs », ceux qui touchent des donateurs potentiels – une audience nombreuse, mais aussi si possible riche, âgée et/ou chrétienne. Les portes des ONG sont donc ouvertes aux chaînes de télévision, à la presse catholique, féminine, voire people. Les organisations humanitaires ont aussi emmené au Darfour ceux qui sont le plus à même de donner accès à ces médias « prescripteurs » : les « célébrités ».
A un certain moment, quelque chose d’étonnant s’est produit : alors qu’il semblait que les médias avaient renoncé à couvrir le conflit, des célébrités autoproclamées militants de la cause du Darfour le ramenèrent à la une. En France, ce « journalisme people » culmina lorsqu’en 2007 l’écrivain-philosophe Bernard-Henri Lévy se rendit brièvement au Tchad et au Darfour, embedded avec une faction rebelle et financé par la coalition américaine Save Darfur. Il publia au moins cinq articles, dont une double-page du Monde.
A première vue, la description du conflit d’un Bernard-Henri Lévy n’est pas fondamentalement différente de celle de la plupart des journalistes – Arabes contre Africains. La différence est pourtant que célébrités et militants ne se sont pas contentés de simplifier, mais ont construit un discours idéologique déconnecté du terrain, mais très lié à leurs propres préoccupations. Aux Etats-Unis, la rhétorique du génocide permit de mobiliser la communauté juive, tandis que la fracture Africains-Arabes toucha à la fois la communauté noire et la droite chrétienne.
En France, Bernard-Henri Lévy et avant lui Bernard Kouchner, tous les deux dans Le Monde, résumèrent le conflit à un affrontement entre musulmans modérés et islamistes – en somme la même opposition que tous deux décrivaient et même souhaitaient lorsque par ailleurs ils abordaient la question de l’islam en France, par exemple sur la question du voile islamique. En somme, en parlant du Darfour, ils parlaient surtout de la France et de l’Europe.
Le discours dominant des médias occidentaux ne fut pas sans conséquence au Darfour. Il contamina la parole des acteurs du conflit, en particulier des rebelles et des déplacés, qui commencèrent à se désigner comme « africains » et à utiliser le mot « génocide » à propos de n’importe quel incident ayant entraîné des morts. Se sentant soutenus par les médias et par l’Occident en général, ils devinrent plus durs dans les négociations. Le discours du chef rebelle Abdelwahid Mohamed Nur, exilé en France, s’orienta bien plus que lorsqu’il était sur le terrain vers une critique radicale du régime de Khartoum comme «islamiste».
Au Tchad aussi, les médias ont influencé la situation, et peut-être pas pour le mieux. Dans l’Est, tout Arabe ou presque est maintenant appelé « Janjawid », un mot inconnu avant le conflit du Darfour, tandis que les non-arabes sont surnommés « Toro-Boro », le surnom donné aux rebelles au Darfour. Les divisions ont été aggravées. La confusion les deux crises permet aussi au président Idriss Déby de se présenter comme victime de tentatives soudanaises d’arabiser et d’islamiser le Tchad, et de nier ses propres problèmes. Enfin, cela permet à la France de présenter sa contestable politique tchadienne comme destinée à préserver les réfugiés du Darfour. Le Darfour est souvent décrit comme une « guerre oubliée ».
En fait, même si les médias s’y sont intéressés tardivement, le conflit a été souvent présent dans les médias depuis 2004, bien sûr moins que l’Irak ou la Palestine, mais bien plus que d’autres crises africaines comme le Congo, le Sud-Soudan, le Tchad ou la RCA.
Mais la couverture médiatique n’est pas qu’une question de quantité. Et la qualité ? Au Darfour, le fossé est énorme entre ce qui est rapporté dans la plupart des médias, et ce qui est décrit dans les écrits d’une poignée d’experts, d’humanitaires et de journalistes spécialisés. Il est difficile de spéculer, mais on peut se demander si la médiatisation du conflit ne rend pas plus difficile sa résolution. A rebours, il faut un haut degré d’ethnocentrisme pour s’imaginer qu’il fallait que les médias occidentaux parlent du Darfour pour que la violence y prenne fin. Le journaliste occidental n’est pas là pour faire la paix, mais pour informer des lecteurs essentiellement occidentaux. Son travail est de leur raconter ce qui se passe, même si cela ne doit rien changer sur le terrain.
Jérôme Tubiana
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