La France, le Soudan et le Tchad : une si belle « lune de miel »?

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Une poignée de mains hypocrite de plus ? Ce n’est pas la première fois que les présidents Déby et Béchir s’embrassent devant les caméras pour, dès le lendemain, envoyer sans tarder des groupes rebelles sur leurs capitales respectives. Quelle que soit la sincérité des protagonistes, la visite d’Idriss Déby à Khartoum les 8 et 9 février signe un apaisement qui a déjà commencé sur le terrain. Les deux régimes ont fait montre d’une bonne volonté inhabituelle en mettant en sommeil les rebelles du voisin, même si à l’évidence ils peuvent les réactiver rapidement.

Aux messages bienveillants ont succédé les cadeaux symboliques: Béchir a éloigné progressivement les rebelles tchadiens de la frontière – occasionnant d’ailleurs des tensions avec les populations des zones où ils stationnent -, tandis que Déby refuse le renouvellement de la force des Nations Unies déployée dans l’est du Tchad (la Minurcat), que le régime soudanais accuse d’être une tête de pont de l’Occident en vue d’une future invasion du Soudan.

Au fond, tout cela obéit au pragmatisme le plus dépassionné. La Minurcat, et la force européenne qui l’a précédée, n’ont pas joué le rôle que le pouvoir tchadien escomptait : n’ayant de cesse de prouver leur neutralité, elles se sont bien gardées de faire barrage aux incursions rebelles. Et surtout, Déby n’en a pas eu besoin pour repousser la dernière tentative de l’UFR (Union des forces de la résistance, aujourd’hui la principale coalition rebelle), en mai 2009.

C’est la première raison de l’apaisement : l’option militaire a échoué. Les raids successifs des groupes rebelles sur les deux capitales ont tous été repoussés. Et Déby et Béchir ont désormais à faire ailleurs, occupés par les élections prévues cette année dans les deux pays, et pour le Soudan par le risque réel de sécession du Sud après le référendum d’autodétermination prévu l’année prochaine.

Les relations entre Paris, N’Djaména et Khartoum…

C’est à Paris que ce rapprochement devrait le plus réjouir. Car depuis le dernier raid rebelle, manqué de justesse, sur N’Djaména en février 2008, la France avait fait de l’amélioration des relations tchado-soudanaises l’axe principal de sa politique dans la région. Ce faisant, Paris s’alignait sur Idriss Déby pour voir dans le Soudan la cause essentielle des problèmes tchadiens, et surtout pour refuser la tenue de négociations inclusives entre le pouvoir tchadien, les rebelles et l’opposition légale.

Ce soutien presque inconditionnel n’a pas été sans faire de victimes collatérales, à commencer par Ibni Oumar Mahamat Saleh, le leader de l’opposition, disparu après son arrestation par les forces tchadiennes lors des combats de février 2008. Les deux ans de sa disparition ont été l’occasion pour des parlementaires français de reposer quelques questions gênantes, en particulier sur le fait qu’il semble qu’un médecin militaire français ait vu le corps de l’opposant.

A l’évidence, le rapprochement tchado-soudanais ne saurait suffire à résoudre tous les contentieux : la question de l’absence d’alternance au Tchad reste entière, et le Darfour s’enlise dans des conflits internes – entre groupes rebelles, entre milices pro-gouvernementales de plus en plus autonomes – sur lesquelles la communauté internationale a peu de prise. Paris avait aussi un objectif plus limité : réchauffer des relations franco-soudanaises que le soutien français à Déby avait rendues glaciales, faisant de la France l’une des cibles favorites de la presse de Khartoum. Un retour à l’époque où Paris avait d’aussi bonnes relations avec le Soudan qu’avec le Tchad pourrait permettre à la France de jouer un rôle plus actif dans la résolution du conflit du Darfour.

Mais, ces dernières années, ce n’est plus seulement la politique tchadienne de la France qui nuit à sa politique soudanaise. Les handicaps se sont accumulés. Le premier, c’est le fait que Paris héberge Abdelwahid Mohamed Ahmed Nur, l’un des principaux chefs rebelles du Darfour, soutenu par les militants du collectif Urgence Darfour, autrefois proches de Bernard Kouchner.

Encore très populaire dans les camps de déplacés, l’exilé est désormais contesté parmi ses troupes, qui lui reprochent son éloignement du terrain, et surtout sa stratégie attentiste et son refus systématique des négociations. Paris soutient ainsi un processus de paix tout en hébergeant un homme qui y joue la politique de la chaise vide. Depuis le début de l’année, fidèles et opposants d’Abdelwahid s’affrontent, et les premiers n’ont pas hésité à tuer certains de leurs frères d’armes devenus trops critiques. Pour l’instant, la Cour pénale internationale n’a pas l’air de s’y intéresser.

Plus encore que la présence d’Abdelwahid, c’est justement la CPI qui empoisonne les relations franco-soudanaises depuis le lancement du mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar El-Béchir, il y a tout juste un an. A l’évidence, Paris soutient plus l’institution que les choix très personnels du procureur, Luis Moreno-Ocampo. Ce dernier semble sorti de considérations strictement judiciaires pour faire de la politique : taper, comme il l’avait prévenu dès le départ, au plus niveau, avec les charges les plus graves (dont celle de génocide, qui a pour l’instant été rejetée par les juges) n’aurait eu de sens que si cela avait provoqué des dissensions internes au pouvoir propres à mettre à l’écart Béchir.

Mais un an après, Moreno-Ocampo a perdu ce pari : Béchir a su resserrer les rangs autour de lui, et comme il a repris la main sur sa relation avec le Tchad, il compte bien la garder sur sa politique intérieure, y compris au Darfour. Moreno-Ocampo a aussi perdu un second pari : il espérait prouver sa neutralité en s’en prenant à présent à des chefs rebelles, mais les juges ont estimé qu’il n’avait pas assez d’éléments quant au rôle de Bahar Idris Abu Garda, l’ancien n°2 du Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM), lors de l’attaque d’une base de la force de maintien de la paix de l’Union Africaine en 2007.

La realpolitik l’a emporté…

Un autre handicap de la France est le fait que les humanitaires français semblent désormais particulièrement visés dans la région : trois d’entre eux, dont deux enlevés en République centrafricaine, sont encore détenus au Darfour par un groupe armé qui se présente comme pro-gouvernemental. Même si l’espoir de rançon peut être une motivation, on peut se demander si des Janjawid de plus en plus autonomes ne se croient pas autorisés à prendre des otages français du fait du froid entre Paris et Khartoum.

Le dernier embarras venu du Darfour concerne moins le Quai d’Orsay dans son ensemble que Bernard Kouchner lui-même. Car les choix diplomatiques français ont brouillé le ministre avec les militants d’Urgence Darfour, à commencer par son « ami » Bernard-Henri Lévy. On ne saurait reprocher à BHL de pointer, comme il l’a fait dans Le Point, le décalage entre les propos du Kouchner ministre et ceux du Kouchner militant. Mais on ne peut non plus blâmer le ministre d’avoir adapté ses ambitions militantes au contexte.

Visiblement vexé, Kouchner a répondu en énumérant les initiatives françaises, heureuses ou non, pour le Darfour. Le problème n’est visiblement pas l’inaction, mais peut-être d’agir de trop de manières différentes, et dans trop de buts. A l’évidence, on ne peut soutenir un régime contesté (en l’occurrence le Tchad) tout en se présentant comme le médiateur d’un conflit dont ce régime est partie prenante. Il est également délicat de vouloir rendre la justice quand on est engagé dans des initiatives diplomatiques et humanitaires. Enfin, pour censée qu’elle soit, la realpolitik pour laquelle Paris semble avoir opté au Soudan se marie mal avec la défense des idées chères au ministre – « droit d’ingérence » et « responsabilité de protéger » – et la promotion de sa personne.

 

Jérôme Tubiana

Jérôme Tubiana

Jérôme Tubiana, chercheur, journaliste, vient de publier Chroniques du Darfour (éditions Glénat)