Le journaliste, un homme comme les autres…

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Couverture du livre Des Hommes Comme les AutresLe journaliste hollandais Joris Luyendijk a reçu en novembre dernier le prix des Assises du journalisme de Strasbourg pour son ouvrage «Des hommes comme les autres» (paru en français à la rentrée 2010). Dans ce livre, il raconte avec humour ses cinq années de correspondance d’abord au Caire, puis à Beyrouth, et enfin à Jérusalem. Avec force anecdotes et auto-dérision, il parle de ses tentatives désespérées pour raconter cette zone en dehors des clichés, ses désillusions quant au mythe du journaliste de terrain, l’absurdité des démarches administratives et les innombrables pots de vin versés pour être «là où ça se passe»…

Entre les lignes, il décrit finement le fonctionnement des dictatures, les pièges de la manipulation de l’information, le conflit israélo-palestinien ou encore les mensonges américains. Une vraie leçon de journalismeEntretien.

Extrait… (1998. Saddam Hussein renvoie les inspecteurs de l’ONU, les États-Unis bombardent le pays. Joris Luyendjik est en Jordanie, sans visa pour l’Irak. Ndlr)…  Je me revois, assis dans ma chambre de l’Intercontinental d’Amman. Je crains que mon apport ne se soit limité à demander au garçon assurant le service de chambre ce qu’il pensait de tous ces bombardements. «C’est ma chance», se dit celui-ci, en me donnant une réponse dans la veine de : «Par Allah, cela ne fera qu’accroître la rage contre l’Amérique». Dix minutes plus tard, j’étais à l’antenne, avec pour commencer une question à laquelle je devais réagir et dont la réponse se trouvait dans une dépêche d’agence faxée depuis Amsterdam. Venait ensuite quelque chose sur Al-Jazeera, également captée aux Pays-Bas, et enfin une question sur ce que l’arabe moyen pensait des évènements. Sur quoi je pris ma voix d’expert et déclarais : «C’est difficile à évaluer, mais ce qui se dit ici est que cela jouera en faveur des fondamentalistes. C’est en tous les cas eux qui profitent le plus de la colère contre l’Amérique, et les gens pensent que cette colère grandira».

Vous montrez un côté peu reluisant du journalisme… C’était nécessaire pour décrypter la façon dont l’information fonctionne ?

Absolument. Nous avons besoin de journalisme sur le journalisme. Dans une démocratie, chaque centre de pouvoir est contrebalancé par un autre. Excepté pour les journalistes, qui tiennent les comptes pour tous les autres mais restent silencieux sur leurs propres choix. Quand ceci changera, je pense que notre travail sera non seulement meilleur, mais aussi bien plus intéressant.

Vous estimez que l’un des problèmes est le manque de détail dans le récit de l’actualité. Pourquoi ?

Il y a en général un problème de place. Donc il y a évidemment une sélection qui est faite et une distorsion qui s’opère. Par exemple, si vous voyez à la télé un musulman en colère brûler un drapeau français à Alger, et que vous ne voyez pas que, dans le reste de l’Algérie, tout est normal, vous allez probablement penser : ils nous haïssent. En même temps, je ne veux pas regarder les actualités et voir de simples tableaux de la vie quotidienne. Je ne vois pas de solution à ce problème, à part informer régulièrement le public sur le fait que les journalistes montrent l’exception, « l’info ». Nous devrions aussi être capables de faire contre-poids à toutes les histoires qui font que le reste du monde semble étrange et différent. Par exemple, une rubrique avec des blagues du monde entier, pour dire : «Regarde, sous sa burqua cette afghane raconte des blagues sur la taille du pénis de ce taliban… Nous avons besoin d’histoires ou d’éléments qui humanisent «l’autre». Et je suis convaincu qu’il y a une énorme demande parmi les lecteurs pour des choses de ce genre.

Extrait… Les gens, en terre sainte, pratiquaient l’autodérision. Cela passait-il aux informations ? Mon technicien israélien (…) me raconta également celle-ci : Un américain, un russe et un israélien sont devant un panneau qui annonce : NOS EXCUSES, POUR CAUSE PENURIE, AUJOURD’HUI PAS DE VIANDE. L’américain demande : «C’est quoi des pénuries ?» Le russe demande : «C’est quoi de la viande». L’israélien, lui, veut savoir : «C’est quoi des excuses ?»

Vous semblez penser que la description de la pauvreté et de la dictature sont les premières choses à expliquer lorsque l’on parle du Moyen-Orient, notamment en temps de guerre…

J’ai découvert que, dans la vie quotidienne de mes amis, la pauvreté et la dictature étaient les facteurs les plus importants. Si vous n’êtes pas libéré du besoin, ce que permet la richesse, et que vous n’êtes pas non plus libre de penser et de vous exprimer, ce que permet la démocratie, alors tout est faussé. Je pense que pour prendre l’islam et ses interprétations actuelles, la pauvreté et la dictature expliquent beaucoup plus de choses que les versets coraniques ou même le conflit israélo-palestinien.

L’une des raisons de votre malaise semble être aussi lié à l’impossibilité de croire quiconque…

J’en suis venu à la conclusion que  nos méthodes journalistiques sont taillées pour la démocratie. Les démocraties, au moins idéalement, sont construites sur l’équilibre des pouvoirs, qui gravite autour des notions de transparence et du respect des libertés fondamentales.  Il y a une «opinion publique», qui prend des positions sur laquelle le correspondant peut s’appuyer et plus important encore : vous pouvez vérifier ces positions et qui est derrière. Rien de tout cela ne fonctionne en dictature. Donc, même si quelqu’un s’adresse à vous dans un état policier, il n’y a pas moyen de savoir en qualité de quoi il s’exprime. C’est pour cela que le journaliste occidental est une contradiction en soi dans un tel système.

Il serait donc impossible pour un journaliste de l’ouest de travailler dans les pays que vous avez fréquentés ?

C’est vrai. Ce qui fait de toi un bon journaliste dans les pays occidentaux (ne parler que de choses vérifiables et mentionner les noms des gens que l’on cite, par exemple…) fait de toi un mauvais journaliste en dictature. Pour parler grossièrement, tu vas devoir rester confiné aux catastrophes naturelles, aux attaques terroristes et aux sommets diplomatiques. Parce que ce sont des données vérifiables. Les grandes histoires (combien d’égyptiens supportent une interprétation humaniste de l’islam, comment les tunisiens voient Ben Laden…) ne peuvent pas être menées comme elles le sont chez nous. Donc beaucoup de journalistes laissent toutes ces histoires aux pages «opinion».

Extrait… A Gaza, je me rendis dans un vieil immeuble de six étages qui venait d’être bombardé par Israël. Je parlai avec des voisins et des survivants et tentai de trouver des illustrations rendant perceptibles les clichés tels que «le désespoir», et la «stupéfaction». Un femme raconta qu’elle pensait sans arrêt qu’elle devait encore faire réparer la machine à laver. «Puis, je me rends compte qu’elle est sous les décombres. Comme mon mari». Bingo, superbe citation. Mais alors que je filais, je vis quelqu’un placer des vêtements d’enfants dans les décombres. Des équipes de télévision étaient annoncées. Il m’arrivait des choses semblables tous les deux ou trois jours. Mais le plus surprenant, c’était la franchise avec laquelle Israël évoquait la manipulation des médias (…) L’hôpital Hadassah de Jérusalem permettait dorénavant aux équipes de télévision de s’approcher des victimes d’attentats, afin de montrer «le plus possible de sang, de douleur et de larmes», comme le formulait un porte-parole israélien.

Vous décrivez une constante manipulation de la part des différents acteurs. Est-il possible d’y échapper ?

Je pense que la plupart des journalistes veulent simplement «faire l’histoire», sans réfléchir à ce que l’histoire signifie réellement. Il est possible de faire autre chose, mais ça finit vraiment à la marge d’un journal ou d’un programme de radio. Et c’est logique car c’est extrêmement difficile de raconter une histoire qui est fondamentalement différente de ce que dit la vague dominante. Dans le suivi de la guerre en Irak, «l’histoire» c’était : les américains seront-ils capables d’apporter la démocratie en Irak ? En fait, la plupart des arabes avec lesquels j’ai parlé ne croyaient pas que les États-Unis voulaient apporter la démocratie avant tout. Mais cet angle était opposé à la pensée dominante, donc il était très difficile de parler de ça. Aussi parce que, comme je l’ai expliqué, je n’avais pas de sondages d’opinions fiables qui prouvaient que les arabes doutaient des intentions américaines.

Avez-vous également senti des tentations de manipulations de la part des autres acteurs, humanitaires, experts, diplomates ?

Oui, mais c’est beaucoup plus subtil. Pour les humanitaires, dans le cas des réfugiés au Soudan par exemple, c’était une transaction. Ils me conduisaient en avion dans le sud, me montraient les lieux, et je mentionnais le nom de l’ONG dans mon reportage. C’est ainsi à chaque fois. La même chose avec les défenseurs des droits de l’homme, appelés là-bas péjorativement  les «petits chéris des donneurs». Ils essayent de se placer dans la presse parce que cela améliore leur côte en occident. Et les journalistes aiment les rencontrer parce qu’ils parlent anglais, et qu’ils sont préparés à recevoir des étrangers. Le problème des diplomates, c’est que souvent ils prennent position à la lecture de nos articles. Donc ils nous donnent comme citations nos propres analyses. Mais oui, en l’absence de sources véritablement fiables sur le Moyen-Orient, nous retombons souvent sur les diplomates et les activistes, pour avoir au moins des gens à citer dans nos reportages !

Ce n’est pas toujours évident de révéler ses trucs, ses faiblesses, son incapacité à comprendre ce qui se passe parfois… Comment va votre ego ?

C’est tout le paradoxe : mon ego a reçu un énorme coup de fouet après avoir écrit un livre qui le détruisait complètement ! J’ai aussi découvert que si vous voulez faire un livre sur un sujet impossible comme le Moyen-Orient, le bon moyen est de commencer en disant : regarde lecteur, je suis en train de te dire que ce livre est impossible à écrire. C’est libérateur, à vrai dire…

Des hommes comme les autres, Boris Luyendijk, aux Editions Nevicata.


 

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

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