Les armes et le droit humanitaire

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Vers 200 avant J.C. en Inde, les lois de Manou interdisent l’emploi d’armes « perfides » et affirment le devoir d’établir une distinction entre civils et combattants. En Grèce, à l’époque homérique, l’utilisation d’armes empoisonnées par les combattants est interdite. Les cités d’Eubée auraient en outre prohibé l’emploi des armes à jet. L’empoisonnement ou le détournement des eaux sont interdits en Grèce et à Rome. Et les deux peuples défendent l’idéal de la modération dans la guerre.

 

L’Ancien Testament fait écho aux us et coutumes guerriers de son époque. Beaucoup plus tard, au Xe siècle, l’Eglise interdit les dévastations inutiles de territoires. Entre les XIe et XVe siècles, elle contribue à humaniser la guerre grâce à un code de conduite. L’islam, quant à lui, commande de combattre l’ennemi avec une ardeur tempérée, d’épargner les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes. Il commande aussi le respect de l’eau.

Parmi les fondateurs du droit international, au XVIe siècle, le dominicain Francesco de Vitoria insiste sur la distinction entre les ennemis combattants et les ennemis non-combattants et sur le devoir d’épargner ces derniers. Néanmoins, il relativise un peu cette distinction en affirmant qu’en cas de nécessité absolue, les innocents peuvent avoir à subir des bombardements licites.

Le jésuite Francesco Suarez, quant à lui, insiste sur le principe d’innocence devant être reconnu aux femmes, aux enfants, et à tous ceux qui ne portent pas les armes. Il exclut tout droit de représailles contre les non-combattants.

Au XVIIe siècle, Grotius, qui a défini les bases du droit naturel, reprend les règles classiques de l’interdiction des tueries de femmes et d’enfants, ainsi que du devoir de respect des ministres de la religion, des laboureurs et des marchands.

Grotius précise en outre que dans la conduite de la guerre, ce qui est conforme au droit, n’est pas toujours permis. En effet, le devoir de charité envers son prochain interdit l’usage absolu de ce droit.

Cette idée est reprise par Vattel au XVIIIe siècle, lorsqu’il affirme que le droit d’utiliser la force en temps de guerre doit tenir compte des règles « de la justice, de l’équité et de l’humanité ». Il rappelle le devoir de distinguer les combattants des civils innocents et d’épargner ces derniers.

Suivant le même esprit, Christian-Frédéric Wolf assure que même le fait d’entreprendre une guerre juste n’accorde pas le droit de commettre des actes de guerre contre la population inoffensive ou d’empoisonner les fontaines.

La limitation des moyens de guerre est donc une nécessité bien comprise par tous les peuples depuis toujours. Sa codification au XIXe siècle est née de l’initiative des Etats, alors que l’organisation des secours pour les militaires blessés a été créée par des personnes privées. Le principe selon lequel les combattants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’adversaire appartient au droit international humanitaire coutumier. Il s’impose donc à tous les Etats qu’ils aient ou non ratifié les traités s’y rapportant.

C’est lors de la Première Conférence internationale de la Paix, réunie à La Haye en 1899 sur l’invitation de la Russie, qu’a été rédigée la Convention sur les lois et coutumes de la guerre sur terre. Celle-ci affirme et développe le principe de la distinction entre combattants et non-combattants.

Ce Traité de 1899 avait été précédé de la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 qui interdit l’usage des projectiles inférieurs à 400 gr, explosibles ou chargés de matières fulminantes ou inflammables. La Russie était alors soucieuse de prohiber une arme devenue trop dangereuse et qui de ce fait dépassait les buts de la guerre, à savoir l’affaiblissement des forces de l’ennemi.

En 1863, en effet les Russes avaient inventé un projectile capable d’exploser au contact d’une substance dure pour ouvrir les wagons de munitions. Modifiée en 1867, la balle pouvait également exploser en entrant en contact avec une substance molle et avoir des effets particulièrement inhumains. D’où l’idée de l’interdire. La Déclaration de 1868 confirme une coutume du droit de la guerre qui prohibe les armes causant des souffrances cruelles et inutiles.

La Déclaration de 1868, base du droit de la guerre

Ce texte est précédé d’un préambule très pertinent dans lequel les rédacteurs ont fort bien exprimé leurs préoccupations humanitaires. Aussi, la teneur en est-elle reprises dans plusieurs traités.

Ce préambule de 1868 résume ce que doit être la guerre et indique donc implicitement ce qu’elle ne doit pas être. Les rédacteurs y ont en effet déclaré que « les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d’atténuer autant que possible les calamités de la guerre ; que le seul but légitime que les Etats doivent se proposer durant la guerre est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ; que ce but serait dépassé par l’emploi d’armes qui aggraveraient inutilement les souffrances des hommes mis hors combat, ou rendraient leur mort inévitable ; que l’emploi de pareilles armes serait dès lors contraire aux lois de l’humanité ». Ces principes fondamentaux sont repris dans la Convention de 1899 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre.

Celle-ci déclare avoir pour objectif de « diminuer les maux de la guerre, autant que les nécessités militaires le permettent » et « servir de règle générale de conduite aux belligérants, dans leurs rapports entre eux et avec les populations ».

Ainsi, la Déclaration de 1868 et le Règlement de 1899 constituent les bases du droit de la conduite de la guerre, lequel a tout de suite intéressé de très près les premiers rédacteurs du droit humanitaire, né en 1864 à Genève pour secourir les victimes de la guerre.

La Déclaration de 1868 a inspiré d’autres traités de même genre. En 1899, les négociateurs ont interdit les balles Dum-Dum qui s’épanouissent ou s’aplatissent facilement dans le corps humain.

Ces balles doivent leur nom à l’arsenal situé près de Calcutta où elles ont été fabriquées pour la première fois. Les rédacteurs de La Haye ont aussi prohibé l’emploi du poison et des armes empoisonnées. Leurs successeurs de 1907 ont, quant à eux, interdit notamment le lancement de projectiles et d’explosifs du haut des ballons ou « d’autres moyens analogues nouveaux ».

Puis, en 1925, à Genève, les Etats ont prohibé l’utilisation des gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques. Ils ont ainsi voulu prohiber à jamais l’emploi du gaz inauguré sur les champs de bataille dès 1914.

Un peu avant, en 1918, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) avait lancé un appel aux belligérants contre l’emploi des « gaz vénéneux ». Dans cet appel, le CICR prend acte de l’utilisation de gaz de combat et accuse les Etats de les perfectionner pour les rendre encore plus mortels. Genève évoque aussi la destruction de toute forme de vie sur les territoires ayant subi ces formes de combats.

Après la première guerre mondiale et après 1945, l’on s’est refusé de réviser le droit de la conduite de la guerre par une sorte de superstition, et surtout parce qu’on craignait que cela traduise une absence de confiance dans les nouvelles institutions créées pour imposer des règlements pacifiques aux conflits.

Néanmoins, dans un son appel du 5 avril 1945, le CICR avait exhorté les Etats à « tout mettre en œuvre pour aboutir à une entente sur la prohibition de l’arme atomique et, d’une manière générale, des armes aveugles ». Il existe en effet un lien très étroit entre les armes utilisées pour combattre et la protection des civils. Il faut attendre 1977 et l’adoption du Protocole additionnel I aux quatre Conventions de Genève de 1949 pour que le droit de La Haye soit enfin révisé.

Le Protocole I

Ce Protocole consacre la « fusion » des droits de La Haye et de Genève en intégrant une série d’articles relatifs aux moyens et méthodes de guerre. Les négociateurs y ont réaffirmé le principe fondamental de la distinction entre combattants et civils, mis à mal notamment à cause du développement de la guerre aérienne. Ils ont aussi redit que le droit des Parties au conflit de choisir leurs méthodes et moyens de guerre n’est pas illimité. Ce principe revêt un caractère absolu auquel il ne doit pas être dérogé pour des raisons liées à des nécessités militaires.

Le Protocole I réaffirme ainsi l’interdiction d’employer « des armes, des projectiles et des matières ainsi que des méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus ». Cette disposition rejoint la Déclaration de 1868.

Par ailleurs, le Protocole reprend la clause de Martens de 1899 qui prévoit que « dans les cas non  compris dans les dispositions réglementaires adoptées […], les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ».

Ainsi, même en l’absence d’une interdiction, les Parties au conflit ne sont jamais entièrement libres d’agir selon leur bon vouloir. Elles ne peuvent agir que dans le cadre du droit coutumier et des principes généraux.

Cette clause, qui appartient initialement au droit de La Haye et aujourd’hui au droit international humanitaire coutumier, rejoint l’un des sept principes du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, à savoir le principe d’humanité qui commande tout le droit humanitaire depuis 1864.

Comme la clause de Martens, le principe d’humanité permet de combler les lacunes – notamment des traités très techniques relatifs aux armes -, dont l’ancêtre est la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868. Celle-ci met déjà en avant la nécessité de déterminer un seuil au-delà duquel les militaires doivent céder le pas aux exigences de l’humanité. Par ailleurs, on le devine, le droit humanitaire fait aussi appel à la morale.

Pour éviter les excès d’une guerre barbare, les Etats doivent en permanence songer au droit et à la morale, laquelle doit combler les éventuelles lacunes du droit positif.

Le Protocole I commande aussi de conduire la guerre en veillant au respect de l’environnement naturel. C’est ainsi qu’il interdit d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre « conçus pour causer, ou dont on peut attendre qu’ils causeront des dommages étendus, durables et graves à l’environnement ». Avec cette disposition, les rédacteurs répondent ici à une préoccupation ayant véritablement émergé dans les années 1970.

Sans doute, ont-ils été inspirés par la Convention de 1976 « sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles » qui mentionne l’interdiction « des techniques de modifications de l’environnement ayant des effets étendus, durables ou graves, en tant que moyens de causer des destructions, des dommages ou des préjudices à tout autre Etat partie ».

Ces mesures adoptées en 1977 sont suffisamment larges pour interdire implicitement de très nombreuses armes. Elles sont à rapprocher de celles concernant le devoir de protection des biens indispensables à la survie de la population civile. D’autant qu’un des objectifs des négociateurs du Protocole I était de réaffirmer et de compléter la nécessaire protection des civils en cas de guerre.

En 1974, l’année de la première session de la Conférence diplomatique ayant rédigé les deux Protocoles additionnels de 1977, le Département de la Défense des Etats-Unis a publié des instructions précisant que toutes propositions tendant à créer de nouvelles armes doivent être étudiées d’un point de vue juridique afin que leur fabrication soit conforme au droit international.

Le Protocole I, quant à lui, engage les Hautes Parties contractantes à agir ainsi.

Il dispose en effet que « dans l’étude, la mise au point, l’acquisition ou l’adoption d’une nouvelle arme, de nouveaux moyens ou d’une nouvelle méthode de guerre, une Haute Partie contractante a l’obligation de déterminer si l’emploi en serait interdit, dans certaines circonstances, par les dispositions du présent Protocole ou par toute autre règle de droit international applicable à cette Haute Partie contractante ». Cette disposition vise l’emploi des armes, et non leur possession qui concerne le désarmement.

Les négociateurs ont eu ici pour objectif d’empêcher la multiplication des armes interdites en vertu du droit de La Haye, et dont la prohibition est confirmée par le Protocole. Cette disposition concerne aussi bien le concepteur que l’acheteur.

Elle oblige les Etats parties au Protocole à déterminer la légalité ou l’illégalité de toute nouvelle arme qu’ils inventent ou achètent dans le but d’en faire une utilisation normale. Les négociateurs ont en effet aussi voulu prévenir des inventions interdites par le droit international. Ils ont fait appel à la bonne foi des Etats et à leur sens des responsabilités.

Cette disposition renvoie également au principe d’humanité, à l’honnêteté et à la bonne foi des Parties dans leur choix des moyens et méthodes de guerres. D’ailleurs, le droit humanitaire ne conçoit que la guerre faite avec loyauté. Il interdit la perfidie et la barbarie.

Si l’on met à part le Traité de 1972 qui interdit la mise au point, la fabrication et le stockage des armes bactériologiques, les grands traités prohibant des armes spécifiques sont postérieures à 1977 et à l’adoption du Protocole I. La Convention du 10 octobre 1980 est un accord-cadre interdisant différentes armes classiques produisant des effets traumatiques excessifs, ou frappant sans discrimination.

Trois protocoles ont été adoptés en même temps. Le premier prohibe les armes produisant des éclats non localisables par rayon X dans le corps humain.

Le second interdit ou limite l’emploi de mines, pièges et autres dispositifs, y compris les mines posées pour interdire l’accès de plages ou la traversée de voies navigables ou de cours d’eau. Le troisième interdit ou limite l’emploi des armes incendiaires. Depuis, ont été adoptés deux autres protocoles en 1995 et 2003.

Le quatrième interdit les armes à laser aveuglantes et le cinquième concerne les restes explosifs de guerre. Il préconise les mesures à prendre après la fin d’un conflit pour réduire au mieux les risques inhérents aux différents restes explosifs. Entre temps, en 1997, a été adoptée la Convention d’Ottawa prohibant les mines antipersonnel et prévoyant leur destruction.

Etonnamment, au regard des grands principes qui régissent le droit humanitaire, à ce jour, l’arme nucléaire n’est pas expressément interdite par une convention. Et les Etats qui la possèdent tiennent à conserver la possibilité de l’employer en dernier recours.

Dans son avis rendu en 1996 sur les armes nucléaires, la Cour internationale de Justice a affirmé l’incompatibilité de l’usage de ces armes avec le droit international, et tout particulièrement le droit international humanitaire, mais elle a refusé de « conclure de façon définitive » sur le caractère licite ou non de leur menace ou de leur emploi « dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un Etat serait en cause ».

Ainsi, l’arme nucléaire ne serait pas illégale, et peut être justifiée comme arme de dissuasion. Dans leur sagesse, les hommes du XIXe siècle faisaient volontiers appel à la morale et à la conscience publique pour prévenir des comportements et des inventions contraires à l’esprit du droit international naissant.

Aussi, le préambule de la Déclaration de Saint-Pétersbourg et la clause de Martens de 1899 demeurent-ils toujours d’actualité au XXIe siècle. Quant au principe d’humanité, il représente une garantie contre des massacres et des souffrances inutiles. Il est aussi un formidable atout pour assurer un véritable retour à la paix après la fin d’un conflit armé.

P. Blishchenko, « Les principes du droit international humanitaire » dans Etudes et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge, en l’honneur de Jean Pictet, C. Swinarski dir., Genève, La Haye, CICR, Martinus Nijhooff Publishers, p. 291-300.

D. Iagolnitzer, Le droit international et la guerre, Paris, l’Harmattan, 2007, 130 p.

H. Meyrowitz, « Le principe des maux superflus – De la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 au Protocole additionnel I de 1977 », dans la Revue internationale de la Croix-Rouge, N°806, 1994, p. 107-130.

V. Harouel, Grands textes du droit humanitaire, Paris, PUF, 2001, 127 p.

V. Harouel-Bureloup, Traité de droit humanitaire, Paris, PUF, 556 p.

Véronique Harouel-Bureloup

Véronique Harouel-Bureloup

Véronique Harouel-Bureloup est Maître de Conférences à l’Université de Paris 8.

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