Pays arabes : l’imbroglio migratoire

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Barques arraisonnées au large de Lampedusa ou des côtes espagnoles, cadavres échoués sur les plages ou repêchés en mer : les images qui nous parviennent des migrations provenant de l’autre rive de la Méditerranée sont souvent insoutenables… mais aussi trompeuses.

La réalité et l’ampleur de ces mouvements de population, au sein même de ce qu’il est convenu d’appeler le « monde arabe » sont en effet bien plus importantes, et surtout beaucoup plus complexes, ne pouvant se résumer aux seuls drames qui se nouent aux portes de l’Europe. Et les bouleversements politiques de ces deux dernières années ont naturellement eu des conséquences importantes pour le devenir de nombre de ces migrants, au nombre desquels il faut désormais ajouter les quelques centaines de milliers de réfugiés ayant fui – et fuyant encore les combats…

« Il y a trois types de pays dans cette région, résume Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS (CERI) et spécialiste des questions migratoires : ceux qui ont des ressources et de la population, ceux qui ont de la population, sans avoir ressources, et enfin, ceux qui ont des ressources sans avoir de population… ».

Des pays producteurs de pétrole, comme la Libye ou les pays du Golfe laissent donc entrer depuis longtemps un nombre important de migrants, provenant le plus souvent du monde arabe ou des pays limitrophes, mais aussi de pays bien plus lointains, « comme le Sri Lanka, le Pakistan, ou encore les Philippines ». Cela crée d’intenses mouvements de populations au sein de cet espace, précise-t-elle, « en sachant que certains pays d’accueil sont complètement dépendants de la main d’oeuvre internationale ». Ces populations sont par ailleurs très fragilisées, « les pays d’accueil n’offrant pas encore toutes les garanties auxquelles ils devraient avoir accès – et notamment les possibilités de regroupement familial ».

 Discriminations

Souvent soumis à des conditions d’existence précaires et aux discriminations les plus diverses en temps normal, ils ont subi de plein fouet les conséquences des troubles et des changements de régime, surtout dans les pays où des violences de masse ont été commises. « Les migrants, comme dans toute situation de chaos, sont les plus vulnérables, les premières victimes des violences et du non respect des droits de l’Homme. C’est une loi universelle, confirme ainsi Geneviève Jacques, membre du bureau de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH)  ». Déjà au moment des troubles de 201 en Libye Geneviève Jacques avait effectué deux missions d’enquête aux frontière égyptienne et tunisienne du pays, et avait déjà pu constater alors les dégâts provoqué par l’exacerbation de la haine « anti-Noirs »).

« Avant la révolution, précise-t-elle, le nombre de migrants en Libye était ainsi estimé à environ un à deux millions de personnes, principalement originaires d’Afrique sub-saharienne ou de la corne de l’Afrique, et selon l’Observatoire International des Migrations (OIM), près de 800000 d’entre eux ont fui le pays durant le conflit armé  ». La plupart sont retournés dans leurs pays d’origine, mais depuis, nombreux sont ceux qui sont revenus, espérant retrouver un emploi, en dépit des risques encourus. En mai 2012, Geneviève Jacques s’est rendue cette fois-ci directement en Libye, pour évaluer plus précisément la situation de ces travailleurs migrants dans ce pays en proie au chaos politique. Soumis à la loi des Katibas, qui se sont autoproclamées « gestionnaires des questions migratoires » en Libye, les migrants sont systématiquement dépouillés et harcelés, arrêtés arbitrairement et maintenus en centre de rétention sans jugement etc. (lire l’entretien avec Geneviève Jacques ).

Opportunités et confusion

Mais la Libye est un cas extrême, qu’il ne convient pas de généraliser à l’ensemble des pays arabes. Dans certains cas, la défaillance des services de sécurité et des forces de police – occupées à réprimer les manifestations internes – ont même constitué une opportunité pour les réseaux de passeurs, afin de renforcer encore leurs activités en toute sécurité. Bien qu’en proie à des troubles importants, le Yémen a ainsi connu au même moment un afflux de migrants provenant de la corne de l’Afrique, nullement découragés par ces violences. Entre janvier et août 2011, le Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR) estime ainsi à près de 60000 le nombre de nouveaux migrants originaires de cette région, soit près du double par rapport à l’année précédente. Nombre d’entre eux poursuivent leur route vers l’Arabie Saoudite, en dépit des risques inhérents à ce voyage (déshydratation, malnutrition, épuisement, maladies…).

« De la même manière, explique Catherine Wihtol de Wenden, les Tunisiens que l’on a pu rencontrer à Lampedusa durant la période de troubles ont aussi clairement profité d’un créneau qui leur était ouvert. Mais il s’agit de personnes qui seraient parties de toutes les façons, qui avaient déjà pris leurs décisions. Pour autant, reconnait-elle, ces événements ont renforcé « le flou qui existe entre migrants économiques et réfugiés politiques ». Ainsi, si la plupart des Libyens ont été considérés en Italie comme pouvant bénéficier du droit d’asile, cela a été loin d’être le cas pour les migrants tunisiens, ce qui a provoqué les événements de Vintimille, et les menaces françaises de fermer les frontières.

Qu’ils soient migrants économiques ou réfugiés politiques, la réponse donnée par l’Europe durant les événements est d’ailleurs loin d’avoir convaincu la chercheuse au CNRS, pour qui l’Union doit impérativement « veiller à ce que les accords de Schengen ne soient pas suspendus pour un oui ou pour un non, en arguant du caractère exceptionnel de telle ou telle crise ».

Parce qu’à ce moment, « chaque Etat fera sa loi, et contrôlera ses propres frontières, ce qui serait une régression ». Selon elle, l’Union Européenne doit mieux prendre en compte ce qui s’est passé dans les pays arabes, pour avoir une politique plus ouverte vis-à-vis des réfugiés de la crise. » Mais il n’y a guère d’espoirs à avoir de ce côté là, et dès les armes posées, les négociations bilatérales semblent avoir repris, pour que la Tunisie et la Libye continuent de jouer leur rôle de gardiennes de l’ « Europe forteresse ».

 Réfugiés

« Pour autant, poursuit Catherine Wihtol de Wenden, ces migrations vers l’Europe sont restés minoritaires, l’essentiel de ces mouvements de populations s’étant déroulées – et se déroulant encore – entre les pays de la région ». Si la plupart des gens ont préféré rester chez eux, attendant la fin des troubles, les combats ont néanmoins provoqué d’importants déplacements de populations vers les pays voisins. Ainsi, précise Catherine Wihtol de Wenden, « la plupart des quelques 280 000 migrants reçus par la Tunisie depuis avril 2011 étaient des réfugiés Libyens ». De la même manière, près de 465 000 Syriens (source HCR) seraient aujourd’hui toujours réfugiés en Turquie, au Liban ou en Jordanie, alors que les combats font toujours rage entre rebelles et troupes pro-gouvernementales. 60000 se seraient même réfugiés en Irak, une situation d’autant plus étrange que nombre de réfugiés Irakiens étaient présents en Syrie avant le début des troubles.

Par effet de domino, ces derniers se retrouvent aujourd’hui dans d’autres pays plus sûrs, ce qui ajoute encore certainement à la confusion de la situation. Et celle-ci est loin de se stabiliser. Avec l’intensification des combats autour et à l’intérieur de Homs, le HCR comptabiliserait aujourd’hui près de 250 000 déplacés internes dans cette région, attendant de pouvoir trouver une voie sécurisée pour pouvoir fuir la zone.

Phénomènes de retour

Les bouleversements politiques de ces deux dernières années, à commencer par la chute des régimes de Ben Ali et de Moubarak, ont enfin provoqué un autre phénomène assez conséquent, et probablement le plus « nouveau » de tous ceux qui avaient pu être observés jusqu’alors, selon Catherine Wihtol de Wenden. « Nous avons en effet constaté beaucoup de « routes à l’envers ». De nombreux Tunisiens et Egyptiens qui habitaient à l’étranger sont en effet retournés dans leurs pays après la chute des régimes de Ben Ali et de Moubarak. » Les pays non touchés par ces événements, ont également connu un phénomène identique. Beaucoup de Marocains ou d’Algériens travaillant en Libye ou dans d’autres pays en crise sont ainsi retournés dans leurs pays en attendant des jours meilleurs. « Dans ces cas là, précise Catherine Wihtol de Wenden, les autorités des pays concernés ont elles-même organisé ces retours. »

 

Gaël Grilhot

Gaël Grilhot

Gaël Grilhot est journaliste indépendant.

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