Tunisie : le virtuel descend dans la rue

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La Tunisie a connu ces dernières années un développement important d’internet et ses utilisateurs. On ne compte pas moins de 3,5 millions connectés dans le pays. On parle également de 800.000 utilisateurs du réseau social facebook. C’est d’ailleurs le site qui arrive en tête du classement effectué par la plateforme Alexa fin février[1].

Paradoxe tunisien: alors que les autorités encouragent l’accès à Internet, elles bloquent en même temps une partie des sites et surveillent ce qui se dit sur la Toile et ce, depuis plusieurs années (youtube, daily motion, des sites d’opposants et des blogs d’activistes des droits de l’homme, étaient censurés) mais à l’approche des dernières élections municipales on a assisté à une grande opération de «toilettage» et en quinze jours pas loin de 200 sites et blogs, réseaux sociaux, profils facebook, sites de partage de vidéos, ont rejoint la liste des «indésirables». Cette censure s’opère d’une manière insidieuse et sélective à l’image du système virtuellement démocratique.

Cette action massive de censure internet a soulevé une réaction immédiate d’indignation et de colère parmi les internautes tunisiens et a pris la forme d’une contestation pacifique mais très active sur internet. (Les jeunes ont produit des dizaines de vidéo de dénonciation…) Cette opération a un nom de code, «Sayeb Salah» (lâche-moi / lâche-nous), et un slogan, «Free404» (Les tunisiens ont surnommé le censeur d’Internet «Ammar» ou «Ammar 404» en référence aux erreurs «404 non found» qui ornent les pages des sites disparus.)

Les internautes ont lancé un appel à une mobilisation pour la défense de la liberté d’expression et d’information baptisé «une manifestation réelle pour une liberté virtuelle». En choisissant ce slogan ils ne pensaient pas si bien dire car en dépit de l’existence formelle des libertés d’expression et d’information et, malgré les discours et rapports officiels, les tunisiens savent et concèdent dans leur majorité qu’Internet est pour beaucoup l’espace de liberté qui restait en Tunisie et qui permet d’échapper au discours et la pensée uniques du pouvoir qui monopolise la quasi-totalité de l’espace public.

Aussi, la censure qui s’est abattue sur des sites et blogs sans rapport aucun avec les impératifs de la lutte antiterroristes, la sécurité nationale ou encore la protection de l’ordre public, est apparue pour beaucoup arbitraire, aveugle et contraire aux libertés élémentaires .Cétait l’incompréhensible et l’inacceptable à la fois. Un rendez-vous fut donné à tous les internautes de se retrouver le 22 mai à 15h devant le ministère de la communication à Tunis et devant les services consulaires de Paris, New York, Montréal et Bonn.

L’initiative a largement retenu l’attention et reçu le soutien de milliers de tunisiens sur les pages qui lui ont été consacrées sur le web. C’est une première en Tunisie ; des jeunes  qui, bravant les tabous et sortant de l’anonymat appellent à une action publique et se conformant à la lettre à la constitution et aux lois de la République, revendiquent pacifiquement l’exercice de leurs droits et libertés élémentaires d’information et d’expression.

Cet appel et ces rassemblements ont mis à nu la réalité de la censure en Tunisie au service d’un pouvoir qui veut tout contrôler, tout verrouiller au mépris des libertés fondamentales et des lois qu’il a lui même fait voter et promulgué et qui finit par pousser dans la contestation des jeunes qui, pour une partie n’avaient aucun engagement politique ou militant. Des jeunes indignés et en colère car se sentent infantilisés par un pouvoir autiste qui se cache derrière un discours moralisateur et de sécurité nationale pour justifier son contrôle de la toile occultant la réalité des citoyens, les privant de leurs droits à l’expression et à l’accès à l’information et bafouant dans la foulée la constitution tunisienne qui garantit ces droits.

Cet appel et cette action sont aussi symptomatiques car les jeunes ne se sont pas contentés  d’exprimer leur ras-le-bol ou de montrer leur solidarité sur leur blog ou sur leur page Facebook, mais ils ont franchi un pas et revendiqué l’exercice d’un droit inscrit dans la Constitution : celui de manifester leur colère dans l’espace public.Ils ont d’ailleurs  suivi à la lettre les textes et effectué les démarches nécessaires auprès des autorités administratives pour organiser à Tunis le rassemblement mais aucune autorité n’a voulu accuser réception de leur déclaration et leur courrier adressé en recommandé au Ministère de l’intérieur est également resté sans réponse.

Ce refus d’accuser réception d’une déclaration n’est pas un scoop en soit en Tunisie. C’est une pratique habituelle des autorités à laquelle sont confrontés les militantes et militants tunisien(es) qui, soucieux d’agir dans la légalité, sont systématiquement confronté(es) à des pratiques qui, en toute illégalité bafouent l‘exercice de droits et libertés fondamentales au mépris de toutes les règles juridiques nationales et internationales auxquelles la Tunisie a adhéré.

A Tunis, le rassemblement pacifique, qui n’a pas été autorisé, s’est transformé en ballade habillé en blanc sur l’avenue la plus fréquentée de Tunis. Devant le déploiement de la police et les menaces exercées sur certains, une centaine de jeunes ont bravé les autorités et répondu présents le 22 mai. Pour citer une internaute «le blanc n’était pas dominant ; ni le nombre de jeunes important, seulement l’initiative porte en elle un espoir, une prise de conscience, un élan et une promesse pour que d’autres initiatives se multiplient» et un autre de conclure «la contestation virtuelle aura-t-elle suffisamment de souffle ? Profitera-t-elle de ce flash Mob réussi et sans incident pour remettre cela ? On saura dans les jours qui viennent si c’est une tache d’huile ou un coup d’épée dans l’eau.»

[1] http://www.businessnews.com.tn/BN/BN-lirearticle.asp?id=1089178

Nadia Chaabane

Nadia Chaabane

Nadia Chaabane est linguiste et militante féministe franco-tunisienne.

Nadia Chaabane

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