Venezuela : chasse gardée humanitaire au pays de la rente

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Les chiffres figurent au panorama social annuel de la Commission économique et sociale pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPAL) et ils sont flatteurs. Dans la plupart des pays de la région, l’indice général de pauvreté et d’indigence a nettement reculé entre 2002 et 2010. Le mérite en revient à des politiques ambitieuses en la matière, encouragées, surtout en Amérique du Sud, par la réappropriation des ressources naturelles sous l’impulsion de gouvernements marqués à gauche. L’évolution la plus spectaculaire concerne le Venezuela où la pauvreté est passée en huit ans de 47% à 28%, celle de l’indigence de 27% à moins de 10%.

De quoi justifier la popularité toujours élevée d’Hugo Chávez en treize ans de pouvoir, à moins d’un an de la grande échéance électorale du 7 octobre 2012 et malgré l’incertitude liée à sa maladie quant à ses chances d’y concourir. Récemment invité par le GEIVEN1 à dresser le bilan de la longue mandature bolivarienne, l’ambassadeur de France à Caracas Jean-Marc Laforêt en rappelait le principe cardinal. “La rente pétrolière est la clé de tout. Une manne unique mais précieuse quand on sait que le prix du baril, de 57 dollars en 2009, a grimpé à 72 dollars en 2010 pour franchir la barre des 100 en 2011.”

La révolution d’Hugo Chávez n’aura en rien été celle de l’économie de la rente, amplement pratiquée par ses prédécesseurs, mais bien celle de la redistribution de son produit avec pour traduction des succès admis en matière de santé et d’éducation. “Le coefficient d’inégalité est devenu l’un des meilleurs dans un pays qui affichait auparavant les plus forts écarts sociaux”, estime Jean-Marc Laforêt, tout en pointant les limites de la dynamique rentière. “Depuis 2008, les indices ne s’améliorent plus et se pose la question de la pérennité des politiques sociales. Les rendre entièrement dépendantes du cours du baril présente de fait un risque important, qu’amplifie le manque de contrôle dans la répartition et l’utilisation de la rente.”

Pour la sociologue Paula Vásquez, ce “manque de contrôle”, administratif et citoyen, se résumerait déjà par un autre mot, qu’elle regrette de ne pas avoir entendu l’ambassadeur prononcer : la corruption. “Plutôt que de légiférer, ou alors tardivement, Hugo Chávez a préféré créer avec l’argent de la rente une sorte d’Etat parallèle et militant à sa main, quitte d’ailleurs à le mettre en concurrence avec une administration locale où l’on était peu regardant avec les finances.”

La course à la rente est l’expression, selon Paula Vásquez, d’un mode de gouvernance dont les succès méritent examen. La sociologue rejoint l’ambassadeur s’agissant de l’éducation, où “la massification de l’accès d’une classe d’âge aux études secondaires et supérieures à certes été réalisée, mais sans pour autant offrir un enseignement de qualité”. “Le financement de l’université et de la recherche reste dramatiquement en-deçà des espérances. Comment expliquer que 140 des quelque 1 500 professeurs de l’Université Simon Bolívar de Caracas aient quitté leur poste en deux ans ?” s’interroge-t-elle.

Au-delà, la dynamique rentière et les politiques qu’elle favorise révèlent aussi la conception que se fait l’Etat bolivarien de sa propre vocation sociale et humanitaire. Et laissant bien peu de marge à ce que l’on nomme la société civile, tant comme maitre d’œuvre de programmes sociaux que comme garante du contrôle citoyen des politiques publiques. Professeur à l’Université centrale du Venezuela (UCV), Gioconda Espina rappelle le tour très idéologique qu’a pris la question des ONG et de la participation citoyenne en cours de “révolution”. “La nouvelle Constitution de 1999 devait promouvoir cette participation des citoyens, en leur ménageant une autonomie par rapport au pouvoir politique. Les choses ont totalement changé à partir des grandes grèves pétrolières de décembre 2001 et surtout du coup d’Etat d’avril 2002. A partir de cette époque, le gouvernement a commencé à durcir sa lecture de la Constitution pour imposer son emprise directe sur les activités des ONG, en exigeant d’elles les preuves qu’elles ‘assistent le peuple’ et n’ont aucun lien avec l’opposition. En parallèle, au sein des institutions, la séparation des pouvoirs s’est affaiblie.”

Une politisation en forme de subordination qui passe, là encore par une distribution discrétionnaire des produits de la rente. Le processus a même été scellé au plan législatif en décembre 2010 avec l’adoption de la loi de coopération, hautement polémique, dite de “défense de la souveraineté nationale et d’autodétermination”, rendant impossible tout financement extérieur public des entités non gouvernementales vénézuéliennes (https://grotius.fr/venezuela-les-ong-sont-elles-solubles-dans-la-revolution-bolivarienne/).  Militante de la cause des femmes et des minorités sexuelles, Gioconda Espina note, dans ce contexte, le net décalage “entre le discours d’émancipation et d’égalité promu par les textes constitutionnels et les lois et la pratique du gouvernement et des secteurs chavistes qui, par exemple, tolèrent mal les homosexuels dans leur rang ou maintiennent le tabou sur l’avortement dont la Constitution de 1999 aurait pu permettre la légalisation2.” “Lanterne rouge” des grossesses adolescentes sur le continent, comme le reconnaît l’ambassadeur Jean-Marc Laforêt, le Venezuela n’a pas atteint, sur ce point comme sur d’autres, le progressisme total revendiqué par son gouvernement.

“Pensée composite”. “Régime d’un seul mais de structure démocratique”. “Révolution, jusqu’à quel point ?”. “Progressisme plombé par l’esprit militaire”. Les définitions incertaines entourant le bolivarisme du XXIe siècle sont au moins à l’image de sa trace la plus visible : l’extrême polarisation générée par treize ans de pouvoir d’Hugo Chávez.

1- Groupe d’études interdisciplinaire sur le Venezuela, créé à Paris le 4 octobre 2011 par une équipe de jeunes chercheurs français et vénézuéliens : geiven.org@gmail.com

2 – Cuba reste le seul pays d’Amérique latine à avoir dépénalisé l’IVG sans condition.

 

 

Benoît Hervieu

Benoît Hervieu

Benoît Hervieu est Directeur du Bureau Amériques – RSF…………………………………………………………………………….
Benoît Hervieu, Reporteros sin Fronteras, Despacho Américas .