« Les dirigeants français ont abandonné l’idée d’aider la société civile russe… »

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Vladimir Poutin
V. Poutine © Wikipedia

2010, année croisée France-Russie. Paris s’emballe pour le pays des Tsars, la magnificence de sa culture et la beauté de ses paysages, célébrés à travers des centaines d’évènements en France. Première visite officielle de Dmitri Medvedev dans la capitale, accueil chaleureux de Nicolas Sarkozy. Les deux hommes s’apprécient mutuellement, et ne le cachent pas…

Absents de cette entente cordiale, les droits de l’homme, dénonce notamment Amnesty international, qui s’étonne du mutisme des autorités françaises sur la question, à l’issue de cette année croisée.

Pourtant, 2010 a été difficile pour les militants de la société civile russe ainsi que pour les défenseurs de la liberté d’expression. « Si on écoute les deux discours de François Fillon en bilan de l’année France-Russie, il n’est pas fait mention une seule fois des droits de l’homme, s’insurge Danièle Artur, l’une des responsables de la campagne Russie de l’association. Par contre, il a insisté longuement sur la lutte contre le terrorisme, alors que l’on sait que les citoyens de Tchétchénie ou d’Ingouchie subissent une violence quotidienne. » Seul contrepoint, l’exposition sur l’art contemporain russe au Louvre, petite respiration face au mastodonte politiquement correct que constituait l’exposition officielle sur la « Sainte Russie ». Mais là encore, le résultat est en demi-teinte : beaucoup d’artistes sont en réalité exilés depuis longtemps loin de la Russie et une partie des œuvres n’a pas pu être acheminée en France, censurées par le pouvoir à Moscou.

Silence donc, alors que les agressions sont constantes. Contre des journalistes, d’abord, avec, parmi d’autres, l’agression en novembre d’Oleg Kachine, journaliste à Kommersant ainsi que celle d’Anatoli Adamtchouk, du Journal de Joukovsk. Contre des militants des droits de l’homme ensuite, nombreux l’an dernier à avoir été arrêtés par les autorités et sous la menace de longues peines de prison. Le racisme aussi gagne du terrain, comme l’a démontré la grande manifestation qui s’est tenue début décembre à Moscou. Les cibles des groupes néo-nazis sont en priorité les caucasiens et les centrasiatiques, déjà souvent relégués au sein de la société aux postes subalternes.

Enfin, dans le Caucase du nord, c’est une véritable guerre larvée qui se joue : des centaines de personnes sont mortes dans des attentats à la voiture piégée, dans le cadre de « contre-attaques » terroristes, ou sous le coup de la torture. Signe positif, la colère grandissante de la société russe devant les exactions.

 

Entretien

Cécile Vaissié, professeur en études russes et soviétiques à l’Université de Rennes 2, et spécialiste du monde intellectuel russe et soviétique, a accepté de décrypter pour Grotius les raisons et les nouvelles formes de cette contestation

Mathilde Goanec : Partagez-vous l’analyse d’une dégradation de la situation des droits des l’homme en Russie, notamment dans la perspective des élections présidentielles de 2012 ?

Cécile Vaissié : Oui, je sens un durcissement du pouvoir, et parallèlement une mobilisation de plus en plus forte chez les jeunes, avec des manifestations sur l’ensemble du territoire. Bien sûr, ce n’est pas 5000 personnes à chaque fois, mais sachant que les manifestations sont généralement réprimées, c’est révélateur… Sur internet, dans les journaux d’opposition,  on a le sentiment de voir naître un mouvement de plus en plus large de gens qui ne supportent plus la corruption, l’arbitraire du pouvoir et le mensonge.

Mathilde Goanec : On a beaucoup parlé en Russie du scandale des « accidents VIP », ces accidents de la route qui mettent en cause des hommes politiques ou des hommes d’affaires bien placés, et qui restent impunis… En quoi ceci est symbolique d’une société qui change ?

Cécile Vaissié : Cela veut dire que dans la société russe comme dans la société soviétique, vous avez une élite qui a tous les droits, y compris celui de t’écraser et ça, les gens ne le supportent plus. Ça n’a pas l’air politique, mais ça l’est, car cela montre que la population ne veut plus accepter les règles qui ont été établis par ceux qui ont le pouvoir ou l’argent. Il y a aussi, plus récemment, l’affaire de l’assistante  du juge Danilkine, dans le cadre du procès de Mikhaïl Khodorkovski (ancien patron du groupe pétrolier Ioukos, en prison depuis 2003 et opposant notoire au pouvoir en place, ndlr). Cette jeune femme a déclaré publiquement dans une vidéo que le juge Danilkine avait été soumis à des pressions pour rendre son verdict. Selon des observateurs, cette déclaration est un tournant dans le système judiciaire car même si tout le monde savait que ce procès était commandé, l’information tombe aujourd’hui dans le domaine public. Et c’est très important.

Mathilde Goanec : Pensez-vous que la dissidence, telle qu’on la concevait à la fin de l’époque soviétique, retrouve ses lettres de noblesse en Russie ?

Cécile Vaissié : Le terme de dissident n’est pas utilisé actuellement. Mais ce sont bien les mêmes méthodes qui sont employées : être là lors des procès, aider matériellement les personnes persécutées, mettre en place des réseaux de solidarité. Tout ceci était à l’œuvre dans les années 60, 70, au sein de petits groupes de personnes. La différence, c’est qu’aujourd’hui, il y a des milliers de personnes qui sont connectées grâce à la communauté internet. Il y a des images aussi, qui circulent en temps réel.  Autre exemple, la visite de Boris Nemtsov (homme politique d’opposition, l’un des leaders avec Garry Kasparov du mouvement Solidarnost, ndrl) au Parlement européen, et qui a donné lieu à une résolution dans laquelle l’Europe appelle à une justice plus transparente, à moins d’arbitraire etc. Nemtsov a également déposé une pétition où il demande des sanctions contre plusieurs personnages politiques, et à la tête de cette liste, il y a Vladimir Poutine. Il était impossible qu’une telle chose se produise il y a deux ans.

Mathilde Goanec : Qu’est ce qui a changé ces dernières années pour permettre à la société civile de se relancer de telle manière ?

Cécile Vaissié : Nous sommes en Russie dans une situation bloquée et les gens le savent. En France, si le citoyen est mécontent, il attend et espère un changement en allant voter. Mais le pouvoir russe a même bloqué le processus électoral, et ça c’est très dangereux. Il y a également de plus en plus de gens qui veulent immigrer, avec l’idée qu’il est devenu impossible de changer quoi que ce soit en Russie. Et tout ceci se passe sur fond de crise économique. Le prix des pommes de terre a augmenté, celui du sarrasin aussi, des aliments de base que les gens mangent tout le temps et surtout ceux qui ont peu de moyens. Quand les gens mégotent sur les pommes de terre, ce n’est pas bon signe ! La promesse de Poutine, « je vous prends vos libertés mais vous vivrez mieux » ne tient plus. Beaucoup de gens vivent mal actuellement en Russie. Cette crise économique et cette insatisfaction renforce le mouvement de contestation du régime. Il y a aussi cette incroyable interview qu’a donnée récemment Gorbatchev ! Il faut reconnaître que sous sa présidence, tout n’était pas rose, mais les gens avaient toujours plus de liberté. Alors que sous Poutine, c’est plutôt l’inverse. Aujourd’hui, le discours que tient Gorbatchev, c’est celui de l’opposition, quand il dit que la Russie a besoin de démocratie, et que l’autoritarisme ne fonctionne pas.

Mathilde Goanec : Gorbatchev, même s’il est apprécié de l’occident, n’est pas forcément très bien considéré en Russie. Est ce que ce discours peut avoir une importance dans ce contexte ?

Cécile Vaissié : Il y a quand même des gens qui l’écoutent et il est audible auprès des jeunes, surtout parce qu’à 80 ans, il ne dit pas « élisez-moi ». Et il a une connaissance des choses de l’intérieur. Il peut aussi  convaincre les gens qui avaient 40, 50 ans au moment de la pérestroïka, surtout quand il critique le modèle des oligarques et leurs yachts… Les gens sont réceptifs aux discours selon lesquels les possessions matérielles ne font pas tout. Notamment dans un contexte de dégradation des normes éthiques, qui a commencé sous l’époque soviétique, mais qui s’est intensifié sous Poutine.

Mathilde Goanec : Une opposition politique structurée et crédible peut-elle émerger de cette contestation issue de la société civile ?

Cécile Vaissié : C’est là où tout va se jouer. Il y a le mouvement Solidarnost, ainsi que les membres de l’opposition libérale (dans le sens russe « attaché aux libertés »), qui ont créé ensemble un parti nouveau, une « coalition des forces démocratiques pour une Russie sans arbitraire et sans corruption ». C’est très malin car c’est exactement ce que les gens ne supportent plus, l’arbitraire et la corruption. Les quatre dirigeants pour l’instant se soutiennent, semblent unis et ils se décarcassent sur le terrain et à l’étranger. Mais le défi principal est de réussir à enregistrer leur formation politique en vue des élections présidentielles et de présenter un candidat unique à cette occasion. Donc il y a bien une logique politique qui va au-delà des contestations civiles, une vraie logique de conquête du pouvoir.

Mathilde Goanec : Pensez-vous qu’une condamnation symbolique de l’Union européenne a de l’importance pour le pouvoir russe ?

Cécile Vaissié : Je n’ai aucune illusion sur le pouvoir russe actuel, mais au moins ils sont pragmatiques. Que l’Union européenne reçoive Memtsov, et qu’elle le reconnaisse comme un leader de l’opposition est un signe fort de soutien, sachant qu’il met explicitement des membres du gouvernement en cause. C’est une manière de prendre acte. Évidemment, on sait que le pouvoir poutinien dira, comme d’habitude, que la Russie est un grand pays européen que les instances européennes méprisent… Mais ce discours fonctionne de moins en moins car ce que souhaite le gouvernement russe, ce sont des accords économiques et militaires mais pas la diffusion des valeurs européennes. Or, ce n’est pas tout à fait comme cela que les choses fonctionnent.

Mathilde Goanec : Que penser alors du « mutisme » des autorités françaises, dénoncé notamment par Amnesty International ?

Cécile Vaissié : C’est pire que du mutisme. Je crois que les dirigeants français n’en ont rien à faire de la société russe. Je crois que les dirigeants français veulent seulement du gaz pas cher, et qu’ils ont abandonné l’idée d’aider la société russe. Ils tentent de se convaincre que le russe est, par nature, attiré par un régime autoritaire et tiennent un discours d’une rare hypocrisie sur le mode « on ne veut pas donner de leçons ». Or, comme en Égypte ou en Russie, il n’y a pas de peuple dans le monde qui ne veut pas plus de justice ou de démocratie, et la société russe, éduquée et cultivée, veut être respectée et prise en compte.

Mathilde Goanec : Comment la société russe a t’elle suivi les révolutions dans le monde arabe?

Cécile Vaissié : Les gens ont beaucoup suivi ce qui s’est passé, de manière vraiment prodigieuse. Pourquoi un tel enthousiasme ? Car la situation est similaire. Nous avons en Russie un régime avec des élections faussées, et un chef d’état autoritaire au pouvoir. Et ces révolutions montrent quoi ? Que si le peuple veut changer les choses, il peut le faire. Tout ceci résonne dans la société russe, et résonne également au Kremlin, qui voit que les choses peuvent changer.

 

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

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