La Birmanie nouvelle face à ses vieux démons

0
51

Longtemps endormi, l’espoir démocratique renaît en Birmanie. L’arrivée d’un gouvernement civil aux manettes depuis le mois de mois de mars, la libération d’Ang Sang Suu Kyi et de dizaines d’autres prisonniers politiques, ainsi que la reprise des négociations de paix aux frontières sont des signes aussi inattendus que positifs. Pour autant, les défis qui attendent le pays sont majeurs, et la sincérité des autorités à réformer le pays est remise en cause par de nombreux observateurs. La priorité, pour le « Thailand Burma Border consortiom» (TBBC, qui regroupe plusieurs ONG locales d’aide aux réfugiés), est la fin des conflits armés du sud, qui opposent le pouvoir aux minorités ethniques.

Si les tractations diplomatiques et politiques vont bon train dans la capitale, la situation aux frontières est plus que jamais troublée, ce qui aggrave d’autant une situation humanitaire déjà catastrophique.La Birmanie, véritable puzzle ethnique, est minée depuis des décennies par des conflits pour plus d’autonomie opposant certaines minorités au pouvoir centralisateur. Ils sont particulièrement violents au sein de l’état kachin, au nord du pays. Après un cessez-le-feu mis en place il y a 17 ans, et respecté tant bien que mal de part et d’autres, la guerre a repris avec violence en juillet dernier.

Selon le rapport  2011 du consortium « Thailand Burma Border », c’est tout le paradoxe de cette transition démocratique à la birmane : elle a coïncidé avec une escalade des conflits dans les zones frontalières. Des conflits générés par le déploiement de plus en plus massif de l’armée nationale sur ces territoires explosifs, combinée à une reprise de l’exploitation des ressources du sous-sol et des matières premières. « Les accords de cessez-le-feu, conclus avec les peuples karens, shans, môns et kachins se sont effondrés devant les ordres donnés aux groupes non-armés de laisser tomber leurs aspirations politiques, et la volonté de faire passer cette zone frontalière sous le contrôle total de l’armée », explique le rapport.  Sans oublier le développement de projets économiques, conclus dans la plus grande opacité avec les puissants voisins asiatiques, sans l’accord ou la participation des minorités ethniques vivant sur place.

Dans son rapport 2011, le TBBC fait le même constat : « Un nouveau gouvernement en Birmanie offre la possibilité de réformes et d’une réconciliation nationale. Chaque occasion de résoudre les conflits, de soulager la pauvreté chronique et de rétablir la justice doit être saisie, mais de obstacles sérieux demeurent pour mettre fin à ce cycle de violence. La militarisation continue constitue la plus grande des menaces pour la sécurité des habitants dans les régions et états du sud-est et du nord »

Des dizaines de milliers de déplacés et de réfugiés

Fuite, destructions, grande précarité : Le TBBC a noté l’abandon ou le transfert de 3700 villages dans le Sud-est dela Birmaniedepuis 1996, dont 105 entre août 2010 et juillet 2011. Les enquêtes des ONG sur le terrain estiment au moins à 112 000 les personnes forcées de quitter leurs maisons l’an passé. Plus de 450 000 personnes naviguent actuellement dans cette région, faute d’endroit ou aller. Cette instabilité chronique conduit à la désorganisation manifeste de l’économie locale et de l’agriculture, ce qui plonge les habitants dans la plus grande pauvreté et renforce les pénuries alimentaires. A l’extérieur du pays, le tableau est également très sombre, les réfugiés s’entassant dans des camps très vétustes depuis 20 ans. Les dernières inondations en Thaïlande ont d’ailleurs durement touché les réfugiés birmans dans le pays.

Une image à reconstruire à l’international

Seul espoir pour ces populations en exil ou déplacées, la reprise des négociations de paix. Selon l’AFP, des représentants notamment des Kachins, des Karens et des Shans ont rencontré samedi 19 novembre un ministre du gouvernement central, pour discuter d’un éventuel retour aux calme et exposer leurs revendications. Ces pourparlers, tenus semi-secrètes, se déroulent sous l’œil vigilant de la communauté internationale, qui réclame depuis longtemps la fin des violations des droits de l’homme à l’encontre des minorités ethniques en Birmanie. La réussite de ces négociations est donc capitale si le nouveau pouvoir veut convaincre qu’il a réellement changé.

Mireille Boisson : « Nous sommes face à un tournant »

Mireille Boisson est la spécialiste de la Birmanie à Amnesty International en France. Elle revient pour Grotius International sur la grande pauvreté de ce pays et la fragilité des réformes entreprises, mais également sur le nouveau film de Luc Besson, « The Lady », qui raconte l’histoire de la célèbre opposante birmane Aung San Suu Kyi.

La guerre entre le pouvoir birman et les minorités ethniques poussent les gens aux frontières du pays. Selon vous, quelle est la situation pour ces déplacés et réfugiés ?

On les oublie trop souvent. Les gens continuent à fuir les zones de conflits vers la frontière chinoise et il y aurait actuellement 30 000 personnes dans la jungle, dans une situation calamiteuse. On empêche les ONG internationales d’avoir accès à eux et les Birmans qui essayent de les aider sont entravés et harcelés. Les Chinois ont un rôle à jouer dans ce contexte car ils veulent le calme sur leur frontière et sont donc pour la paix.

Vous avez fait, avec d’autres, une demande pour une commission d’enquête indépendante au sein de l’ONU sur les violations des droits de l’homme dans les zones de conflit. Quelle sera la position de la France sur cette question ?

Bien sûr, en pleine négociations de cessez-le-feu, ce n’est pas le meilleur moment. Mais le plus important, c’est de ne pas oublier ce qui s’est passé. Je crois que le gouvernement veut négocier la paix mais dans le même temps, il envoie des troupes ou les renforce sur ces zones. Il y a toujours des villages rasés et des femmes Kachins violées. Tour ceci est très flou. Nous, nous voulons surtout que les responsabilités soient reconnues, même si bien sûr, la réconciliation nationale est souhaitable pour tous. Pour le moment, pas de réactions de l’ONU et il y a toujours le risque que les Russes et les Chinois bloquent le processus, comme lors de la révolution de safran. Maisla France, elle, nous soutiendra.

Depuis l’arrivée d’un gouvernement « civil » à la tête du pays, le pouvoir donne des signes d’assouplissement. Faut-il y croire ?

Je crois qu’il faut prendre ce gouvernement au mot et relever tous les éléments positifs. C’est la position  de l’Indonésie au sein de l’ASEAN, c’est aussi celle du FMI sur la question monétaire. La communauté internationale est prête à offrir une aide technique conséquente àla Birmanie, à eux de saisir cette chance… Mais nous sommes clairement face à un tournant. Quand le propre chef du bureau de la censure dit publiquement, en octobre dernier, qu’il faudrait songer à fermer son service, soit c’est de l’inconscience pure, soit il relaie un discours qui  vient de plus haut. Selon moi, une chose reste à faire, c’est la réforme de la justice. Et notamment l’abrogation des lois qui permettent les condamnations politiques ainsi que celle sur les communications électroniques. On tempère la censure certes, mais la loi n’est toujours pas abrogée. Le cadre législatif doit changer !

Cela va donc plutôt dans le bon sens ?

Le discours du Président sur le changement donne des résultats, c’est indéniable. Par exemple, la lutte contre la corruption est en marche, même si de nombreuses privatisations se sont faites au profit d’anciens militaires de la junte.

Comment expliquer un tel changement de cap de la part du pouvoir birman ?

Il est vrai que, du point de vue de la communauté internationale, ces évolutions sont inespérées. J’y vois plusieurs facteurs : la présidence de l’Asean, sur laquelle lorgnela Birmanie, le fait de ne pas laisser passer le train du développement économique, la façade de respectabilité nécessaire à adopter pour obtenir des fonds du FMI, et enfin l’envie de ne plus être otage dela Chineet donc le rapprochement avec l’Inde notamment. Le pouvoir a même stoppé la construction du barrage chinois dans en territoire Kachin, un des symboles de l’entente entre les deux pays… Mais il faut rester prudent. Prenons par exemple la création du conseil des droits de l’homme. A sa tête, l’ancien ambassadeur dela Birmanieà l’ONU, qui a toujours nié les répressions politiques. Même s’il est entouré d’universitaires, j’attends de voir. N’oublions pas aussi que tout ce personnel politique vient de l’armée.

Quel est l’état d’esprit d’Aung San Suu Kyi selon vous après ces années de réclusion ?

Elle a toujours parlé de réconciliation nationale et de main tendue. Selon elle, le combat violent n’est pas approprié. Elle le dit elle-même : « je n’ai rien contre l’armée, mon propre père était un militaire »… Elle prône donc je crois le dialogue et l’unité.

A-t-elle toujours du crédit auprès de la population ?

Oui, c’est évident. Vous savez, certains jeunes qui la soutiennent ne l’ont quasiment pas connue libre ! Elle s’appuie sur cet engouement et a créé des réseaux de jeunes à travers tout le pays. C’est un véritable mythe et cela perdure.

Quel rôle peut-elle avoir politiquement aujourd’hui ?

Quand elle est sortie de prison, le pouvoir a tenté de la marginaliser dans l’humanitaire, en l’orientant vers des missions auprès des jeunes ou des enfants et ce n’était pas innocent. Mais depuis cet été, elle a aussi eu des contacts avec le Président en personne et avec des hommes d’affaires. Et elle n’a pas peur, contrairement  à d’autres, de « dîner avec le diable »… Mais sa candidature pour les prochaines élections s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle loi sur les partis politiques, qui permet à un parti qui critique la constitution de participer à des élections, qui autorise d’anciens prisonniers politiques à être candidats et qui assouplit les règles de la représentation. La dernière fois, vu les contraintes,la LNDavait boycotté les élections. Aujourd’hui, ce parti pourra y participer et Aung San Suu Kyi sera l’une des candidates. Et je crois aussi qu’elle veut faire monter en puissance les jeunes opposants, dès qu’ils seront sortis de prison, sans pour autant fâcher les anciens. Elle sait qu’elle n’est pas éternelle et que l’opposition a besoin de se renouveler.

La grande pauvreté est un autre des défis que la Birmanie doit relever, au-delà des considérations politiques ?

La Birmanie était autrefois un pays riche, en matières premières mais aussi d’un point de vue agricole. C’était le grenier à riz de l’Asie ! C’était aussi par ailleurs le pays le plus éduqué de la région. Il y a 25 ans, je parlais en anglais avec tous les enfants que je croisais, aujourd’hui, 16 % des enfants sont obligés d’aller à l’école monastique car ils ne peuvent plus aller à l’école d’Etat. Le pouvoir a réussi à considérablement appauvrir ce pays. Depuis 1984, les richesses ont été captées par la junte. L’argent du pays est dans des banques à Singapour ou dort dans des paradis fiscaux…

Le film The Lady, réalisé par Luc Besson et qui sort ce mois-ci dans les salles peut-il avoir un impact sur l’opinion publique ?

Nous soutenons ce film car il brosse le portrait d’une grande défenseure des droits de l’homme. Il montre ce qu’Aung San Suu Kyi a traversé pendant toutes ces années, tout ce qu’elle a sacrifié de sa vie personnelle pour répondre à son peuple. Et c’est vrai pour nombre de militants ou de figures des droits de l’homme. Luc Besson en a fait une sorte de « Roméo et Juliette » en Birmanie et joue sur la corde sensible mais tout le fond historique est vrai.

Propos recueillis par Mathilde Goanec

 

 

 

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

Mathilde Goanec

Derniers articles parMathilde Goanec (voir tous)