Revers pour les victimes du franquisme, la condamnation de Baltasar Garzón représente aussi une véritable gifle pour de nombreux latino-américains – Argentins, Chiliens mais aussi Colombiens -, qui plaçaient en lui l’espoir de voir enfin punis les artisans des dictatures et des conflits armés.
Le Tribunal suprême espagnol, chargé de juger les hauts fonctionnaires du pays, a déclaré le 9 février Baltasar Garzón coupable d’“abus de pouvoir”. Sa faute ? Avoir placé sur écoutes deux hommes d’affaire suspectés d’être à la tête du “plus grand scandale de corruption de l’Espagne depuis le retour à la démocratie”, selon les mots du quotidien El País. L’affaire Gürtel qui a éclaboussé des élus locaux espagnols du Parti Populaire ainsi que des entrepreneurs, implique des détournements de fonds publics à hauteur de 43,2 millions d’euros au cours des vingt dernières années.
Lorsqu’il a fait arrêter deux entrepreneurs accusés de détournements de fonds, le juge Garzón craignait qu’ils ne poursuivent leurs activités depuis la prison, avec l’aide de leurs avocats. Les deux hommes clefs de l’affaire et leurs défenseurs ont alors été placés sur écoutes. Ce sont ces écoutes, pourtant ordonnées dans le respect de la procédure et expurgées de leurs contenus personnels, que la justice a déclaré illégales, justifiant ainsi une condamnation de Garzón à onze ans d’interdiction d’exercer sa charge. Cette décision signifie la fin de la carrière de Garzon, âgé de 56 ans, tout au moins en Espagne.
Dans le détail de leur décision, les magistrats du Tribunal suprême n’ont pas eu peur d’assimiler les actes du juge Garzón à des “pratiques auxquels les régimes totalitaires sont les seuls à se livrer actuellement”. Un comble pour ce pionner de la justice universelle qu’est Baltasar Garzón, l’homme qui fit notamment arrêter le dictateur chilien Augusto Pinochet en 1998, alors que celui-ci séjournait à Londres.
En Amérique latine, la mise à l’écart du juge a provoqué un véritable tollé. Boris Paredes, avocat de l’AFDD (groupement des familles de disparus chiliens) a qualifié de “persécution aberrante” cette mise à pied. Dans un pays où la dictature du général Pinochet avait fait au moins 3 000 victimes, l’arrestation du vieux dictateur par le juge Garzón en 1998 en Grande-Bretagne a ouvert une brèche après de longues années d’impunité. En se déclarant compétent pour enquêter sur des disparitions de plusieurs citoyens espagnols victimes du Plan Condor, Garzón s’est rapidement forgé une image de juge sans concession. Faute d’aboutir directement – en raison de la santé déclinante du dictateur décédé depuis en 2006 – le mandat d’arrêt délivré par Baltasar Garzón a tout de même inspiré l’ouverture d’une procédure au Chili. Plus tard, Henry Kissinger, chef de la diplomatie américaine dans les années 1970, a été visé à son tour par une commission rogatoire du juge espagnol, sans succès là encore, les autorités américaines invoquant l’“immunité pénale” de l’intéressé.
En Argentine également, le camouflet du 9 février a ému le directeur de l’Institut Espace pour la mémoire, Beinusz Szmukler. Les poursuites du juge Garzón contre des fonctionnaires du gouvernement militaire, au pouvoir entre 1976 et 1983, pour “génocide”, dans le cadre d’une enquête sur des disparitions d’Espagnols contribuent encore aujourd’hui à solder un lourd passé de plus de 30 000 victimes. “L’application du principe de justice universelle (par le juge Garzón) a donné une impulsion très forte pour rompre le pacte d’impunité qui prévalait en Argentine”, explique le directeur de l’Institut pour la mémoire. Dès le lendemain de la mise à pied du juge, les Mères de la Place de Mai ont signé en sa faveur un habeas corpus inédit, à l’attention de la Cour européenne des droits de l’homme.
Paradoxalement, c’est dans son propre pays, une démocratie censément consolidée, que Baltasar Garzón se sera le plus heurté aux partisans de la mémoire courte. L’organisation “manos limpias” (“mains propres”), dont les dirigeants successifs clament haut et fort leur nostalgie franquiste, a poursuivi le magistrat sans relâche en engageant contre lui pas moins de dix-huit plaintes. La dernière en date concerne les crimes du franquisme. Alors que 114 000 cas de disparitions ou d’assassinats liés à la guerre d’Espagne ont été répertoriés, une loi d’amnistie a empêché jusque là les magistrats d’ouvrir le dossier des crimes du franquisme. Sauf Baltasar Garzón, qui considère que l’amnistie pour les crimes politiques ne saurait s’étendre aux “crimes contre l’humanité”. Mal lui en a pris : “manos limpias” l’a attaqué pour violation de la loi d’amnistie au cours d’un procès qui doit bientôt connaître son dénouement.
Pour l’heure, Baltasar Garzón compte poursuivre son combat. Outre les Mères argentines, il pourra compter sur un autre soutien : celui du président colombien Juan Manuel Santos. L’ex magistrat espagnol, toujours héraut des droits de l’homme en Amérique latine, conserve son poste de conseiller pour le processus de paix colombien.