L’Eurasie dévoilée

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Couverture du livreEspace aux contours parfois difficilement identifiables, allant de l’Europe orientale à la Chine, en passant par l’Iran, la Turquie et la Russie, l’Eurasie est désormais une région incontournable, bien qu’en perpétuelle redéfinition…

C’est tout l’objet de l’ouvrage collectif dirigé par Gaïdz Minassian, L’Eurasie, au cœur de la sécurité mondiale. C’est d’ailleurs en faisant un détour par l’histoire que le chercheur en sciences politiques, spécialiste du Caucase, nous entraîne à la découverte de cette région, « vieille idée née en 1918 et qui opère depuis quelques années un formidable retour sur la scène internationale ». S’y déploient effectivement quelques-uns des plus sérieux conflits de la planète, le plus souvent larvés mais potentiellement explosifs. Dans le Caucase du sud, d’abord, où se joue l’opposition russo-géorgienne depuis la guerre en 2008, mais également où Arméniens et Azerbadjanais s’opposent depuis des années autour du Haut-Karabagh.

En Tchétchénie et au Daguestan bien sûr, conflits quelque peu sortis de l’actualité mais qui continuent de faire des dizaines de morts par an. En Asie centrale, où la situation s’est particulièrement envenimée au Kirghizistan, l’an dernier. Et bien sûr en Afghanistan, guerre aux allures de bourbier dans laquelle la plupart des grandes puissances sont impliquées. Difficile aussi d’oublier les tensions autour du potentiel nucléaire de l’Iran, au sommet de la liste des inquiétudes occidentales.

Mais l’Eurasie, comme le démontre le recueil, est aussi le lieu inédit de nouvelles alliances, créées sur des bases culturelles, politiques, historiques, opportunistes parfois, mais qui ont, à n’en point douter, vocation à redessiner la carte géopolitique du monde. Loin de réduire la région à un espace de confrontation entre les grandes puissances voisines, les auteurs de cet ouvrage veulent démontrer que le temps du « grand jeu », qui renvoie à la célèbre rivalité coloniale entre la Russie et la Grande-Bretagne en Asie au XIXe siècle, est bel et bien terminé : « L’Eurasie n’est pas que le lieu de confrontations stratégiques ou énergétiques », menées par les grandes puissances. La zone a sa vie propre, de plus en plus indépendante des desseins que peuvent avoir pour elle les forces extérieures, États-Unis et Europe en tête. Et de constater que l’année 2010, à ce titre, a pu être celle qui a ramené l’Eurasie au cœur de l’actualité mondiale, « l’année des émergents », comme le rappelle Gaïdz Minassian. Avec un nouvel axe fort, Moscou-Ankara-Téhéran-Pékin.

L’ouvrage a donc le mérite d’ouvrir la boîte eurasienne, et d’analyser dans le détail ce qui s’y trame. A commencer par le renforcement du rôle de la Russie sur son « étranger proche », mais surtout sur ses partenaires européens, France et Allemagne en tête. Même si la méfiance est grande, Paris, Berlin, et Bruxelles n’imaginent plus un système de sécurité commun sans Moscou. Reliées par leur destin de voisins de l’UE, la Russie et la Turquie traitent aussi désormais en bilatéral, passant par -dessus la tête d’une Europe frileuse sur ses marges. A l’extrême Est, c’est la Chine qui marque des points, en nouant, discrètement, de sérieuses alliances, économiques mais également stratégiques et énergétiques, avec l’Asie centrale et le Caucase.

Peu connue également, la création et la montée en puissance, malgré de nombreuses contradictions, d’un nouvel « espace persanophone », réunissant l’Iran, le Tadjikistan et l’Afghanistan, un processus finement décrypté par Frédérique Guérin, docteur en histoire et relations internationales à Genève. Incontournable également, cet article sur le Turkménistan, qui fait le point sur les réformes enclenchées par le président Gurbanguly Berdymouramedov, successeur de l’autocrate Saparmyrat Niazov, et qui s’écarte des visions souvent caricaturales sur ce pays.

Quel est l’état réel de l’Eurasie, s’interrogent finalement les auteurs ? La diversité des contributeurs (chercheurs, journalistes, ancien ambassadeur, et même haut responsable d’une compagnie gazière !) fait la force et la faiblesse de cet ouvrage. On s’interroge par exemple sur l’intérêt, dans cette compilation, de l’article sur l’intellectuel Georges Charachidzé, ou même du portait de l’ancien premier ministre russe Viktor Chernomyrdine, passionnants mais n’ayant pas ici forcément grand sens. Un peu brouillon, le panorama dressé par les différents articles s’éparpille quelque peu mais offre au final un kaléidoscope passionnant des alliances, des acteurs et des enjeux eurasiatiques. Il permet surtout de prendre conscience de la complexité et de l’importance de cette zone, trop souvent négligée par les radars médiatiques.

« L’Eurasie au coeur de la sécurité mondiale », dirigé par Gaïdz Minassian, et préfacé par Bertrand Badie, éditions Autrement, collection Frontières.

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec

Mathilde Goanec est journaliste indépendante, spécialiste de l’espace post-soviétique. Elle a vécu et travaillé en Asie centrale puis en Ukraine où elle a été correspondante pendant quatre ans de Libération, Ouest-France, Le Temps et Le Soir, collaboré avec Géo, Terra Eco, et coréalisé des reportages pour RFI et la RSR. Basée aujourd’hui à Paris, elle collabore avec Regards, le Monde diplomatique, Libération, Médiapart, Syndicalisme Hebdo, Le journal des enfants etc… Elle coordonne également le pôle Eurasie de Grotius International, Géopolitiques de l’humanitaire.

Mathilde Goanec

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