Médecins sans Frontières ou la politique assumée du « cavalier seul »

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Dans cet entretien accordé à Grotius.fr, Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières, Directeur de recherches à la Fondation MSF, explique pourquoi l’ONG fait, historiquement, « cavalier seul » et dit comprendre que MSF puisse donner l’impression à d’autres acteurs de l’humanitaire d’être « arrogante », sentiment que lui-même affirme « parfois partager »…

Grotius.fr : Dans ses pratiques et ses modalités d’action, l’humanitaire – de par la diversité des acteurs qui interviennent, ne constitue pas un cadre cohérent, doté disons d’une ‘idéologie’ qui formerait un tout, et partagé par tous… Faut-il s’en plaindre ? Et quelle serait la définition la plus simple de l’humanitaire, le plus petit dénominateur commun ?

Rony Brauman : Cela commencerait par la volonté d’alléger des souffrances qui nous sont étrangères. Je pense que nous serions nombreux à nous reconnaître dans cette définition vague et minimaliste, mais des divergences et désaccords surgissent effectivement dès qu’il s’agit d’en préciser les modalités. Pensons à ce qu’en diraient des représentants du CICR, d’un contingent de casques bleus, de MDM, d’Oxfam, l’Ocha, de l’Otan et de n’importe quel organisme qui, à un degré ou à un autre, se réclame de l’humanitaire.

Ce n’est en fait que depuis la fin de la guerre froide et l’apparition des «guerres humanitaires», «crises humanitaires», «bombardements humanitaires», dans le contexte d’une multiplication d’associations, fondations, agences humanitaires, que le mot est devenu l’enjeu de controverses. Mais cette variété instrumentale, cette plasticité ne sont pas des fabrications du moment, elles sont en germe dans son histoire. J’ai rencontré de nombreux militaires qui disent et pensent sincèrement que nous faisons le même travail : secourir des gens en train de se noyer. Et la plupart des gens diraient la même chose, c’est ce qui a notamment assuré le succès d’opinion de l’ «ingérence» et il n’est pas possible d’en contester l’usage.

Avant d’être une forme d’action, au point de devenir un substantif, le mot humanitaire était un adjectif indiquant une disposition d’esprit bienveillante envers l’humanité, une intention d’oeuvrer à son amélioration. Je pense aux opposants à l’esclavage, aux philanthropes socialistes, les «belles âmes» selon le mot sarcastique forgé par les conservateurs du XIXe, et aussi aux civilisateurs, à ceux qui voulaient apporter les bienfaits du progrès à des peuples «attardés». Ces sources historiques diverses sont présentes dans l’action humanitaire post Croix-Rouge, action secourable organisée, ouverte par sa généalogie à tous les usages et située dans un rapport toujours ambigu avec les pouvoirs.

Quand le gouvernement français envoie de l’aide médicale d’urgence à Benghazi, il déclare qu’il s’agit de soutien humanitaire aux populations des « territoires libérés ».

Pourquoi «humanitaire», puisqu’il s’agit d’un soutien politique ? Est-ce que «soutien» ne suffisait pas ? Moi, il me semble que cette qualification abaisse la signification de ce geste, qui devrait s’assumer comme évidemment politique, au meilleur sens du terme. Que l’ensemble de la presse reprenne mécaniquement cette contradiction sans la relever montre que l’usage du mot est mécanisé. On ne dit plus aide, on dit « aide-humanitaire ». Allez tenter de définir quoi que ce soit dans ces conditions…

De facto, l’aide humanitaire est une vaste demeure qui comprend beaucoup d’appartements que chacun arrange à sa façon. Je pense qu’il faut d’emblée prendre acte de cette réalité, non pas pour y voir une guerre de tribus ni les détournements d’une belle idée, mais d’abord le signe de la pluralité des conceptions de ce qu’est une «bonne action».

Les motivations et les intérêts des acteurs, les objectifs concrets et les résultats de l’action, les choix de priorités, l’idée que l’on se fait des limites, tout cela est interprété différemment selon le moment, le contexte politique, la mission sociale et les contraintes des organismes. Il y a bien longtemps que je ne crois plus à la possibilité d’une définition englobante de l’humanitaire, valable pour tous.

Je reste convaincu, en revanche, que nous avons besoin, pour agir, de rechercher une cohérence des actions, c’est-à-dire non seulement de nous expliquer sur leur bien-fondé mais aussi sur ce qui les relie entre elles. Autrement dit de nous demander pourquoi nous faisons tel choix plutôt que tel autre, et même pourquoi il faut faire quelque chose plutôt que rien. Pour paraphraser Valéry, je dirai qu’une définition simple est fausse, une définition complexe est inutile…

Grotius.fr : Sur l’échiquier humanitaire, de quelles façons Médecins sans Frontières se singularise-t-elle ?

Rony Brauman : Historiquement d’abord, MSF est la première organisation professionnelle. Non pas au sens d’un professionnalisme de l’action, mais d’un découpage professionnel de l’action. Médecins sans frontières se voulait une organisation de médecins, de soignants,  exerçant le métier pour lequel ils ont été formés, celui qu’ils pratiquent dans leur propre pays.  Ce cadrage médical de l’action humanitaire est une innovation introduite par les fondateurs de MSF. Elle est si profondément inscrite dans le paysage contemporain qu’on oublie qu’elle n’avait rien d’évident au moment où elle a surgi. Depuis lors, la plupart des professions ont leur «sans-frontières», nés à partir des années 1980.

Il y a bien sûr d’autres organisations humanitaires médicales, comme MDM, Merlin, Emergency, American Medical Corps, et des organismes qui pratiquent la médecine, au premier rang desquels la Croix-Rouge. Si MSF n’a plus, depuis longtemps, l’exclusivité de la médecine humanitaire, il me semble qu’elle en est, du fait de son cadrage très «médico-opérationnel» et de l’ampleur de ses programmes, aux avant-postes.

La proximité avec les médias vient à l’esprit dès qu’on parle «French doctors», aux côtés de MDM donc, mais d’autres ont utilisé les médias comme instrument de l’action avant nous. Je pense à Amnesty International notamment, créée en 1961, qui a fait de la mobilisation médiatique de l’opinion publique un outil de la libération des prisonniers d’opinion. Ou encore à l’abbé Pierre et à son fameux appel de l’hiver 1954. Mais il est vrai que, sous l’influence de Kouchner – et aussi de Xavier Emmanuelli – MSF a fait du compagnonnage avec la presse une des modalités de son action, en tout cas pendant une assez longue période de son histoire.

Alors quelle est la spécificité de MSF dans ce contexte ? C’est sans doute d’avoir un cadre d’analyse plus construit, plus explicite, que d’autres ONG, donc une conception plus nette de ce que nous voulons faire et ne pas faire. J’ajoute tout de suite que cette conception a varié dans l’histoire de MSF et qu’elle fait l’objet de discussions et de réinterprétations constantes. Mais je pense qu’elle est plus fortement inscrite à MSF qu’ailleurs. J’ai à l’esprit des épisodes de controverses portant sur les enjeux et responsabilités de l’humanitaire, comme les transferts forcés de populations en Éthiopie en 1985, les massacres de la guerre du Congo en 1997 ou encore sur les fausses urgences du tsunami en 2005, pour ne parler que de celles-là.

Pour avoir contribué activement à cette réflexion dès les années 1980, je suis conscient que ce cadre fait de MSF une organisation parfois rigide dans ses positions, ce qui est sans doute le prix de la recherche d’une cohérence interne. Je dis bien recherche, parce que cette cohérence interne n’est jamais accomplie, mais elle est recherchée.

Par ailleurs, MSF se singularise par le niveau de ses financements privés supérieurs à 90% et par sa volonté de se placer non pas à l’écart mais à la périphérie du cercle institutionnalisé des acteurs de l’aide ; prenons les clusters, par exemple, issus de la réforme des Nations unies.  MSF a un pied dedans et un pied dehors et n’envisage un rapprochement qu’avec beaucoup de circonspection parce qu’elle veille à son autonomie de décision et d’action.

Grotius.fr : Dans le paysage humanitaire français aussi, on a l’impression que MSF a un pied dehors, un pied dedans… MSF peut même apparaître à certains autres acteurs comme une organisation arrogante, faisant cavalier seul, jouant sa propre partition… Et cela est source d’un certain agacement…

Rony Brauman : Sans doute. Cette politique du «cavalier seul» est une réalité. Elle a ses raisons, que l’on trouve encore dans l’histoire de MSF, les circonstances dans lesquelles elle s’est forgée son éthos. La polémique sur l’aide au Cambodge après la défaite des Khmers Rouges par l’armée vietnamienne en est une. Lorsque le Cambodge a commencé à s’ouvrir à l’aide internationale, à l’été 1979, donc quelques mois après la victoire de Hun Sen, toujours au pouvoir aujourd’hui, MSF a estimé que les conditions minimales d’action à l’intérieur du pays  n’étaient pas remplies. Notre action a alors pris la forme d’une protestation publique, d’une manifestation à la frontière du Cambodge (la «marche pour la survie du Cambodge») dont le résultat le plus marquant, outre une couverture de presse impressionnante, fut une rupture assez franche avec une bonne partie du monde de la solidarité internationale. Je participais souvent à des réunions du Fonds d’aide d’urgence de la Commission européenne à Bruxelles durant cette période, où j’étais confronté à une hostilité quasi-générale des ONG. Je représentais une organisation qui était cataloguée CIA, ennemie du peuple cambodgien… Comme il n’était pas question de lâcher notre position, nous nous sommes retrouvés plutôt isolés. La controverse sur l’Ethiopie en 1985 et la charge idéologique «anti-tiersmondiste» qu’a été Liberté Sans Frontières la même année n’ont rien arrangé.

Mais ce ne sont pas seulement les polémiques qui sont à l’origine de notre «politique du cavalier seul».

En 1977, nous avons eu une mésaventure avec Hôpital sans frontières, une association fondée par le Rotary club et qui a disparu depuis. Par contrat, HSF devait fournir à MSF la logistique médicale d’intervention -tente-hôpital, matériel médical, transports – permettant au personnel médical de MSF de faire son travail, à une époque où MSF n’avait aucun moyen. Je n’étais pas à MSF à l’époque et je ne fais que rapporter cette histoire qui avait marqué l’association. Une mission HSF-MSF avait été mise en place au Zaïre, dans la province du Shaba où avaient afflué des réfugiés d’Angola. Un jour, sans que personne n’en soit averti, l’hôpital a été enlevé par des Transalls de  l’armée française, dans le cadre de manœuvres conjointes franco-zaïroises, et rapatrié en France pour être débarqué sur l’aéroport de Villacoublay en présence du président Giscard d’Estaing ! Il faut dire que le président d’HSF était directeur commercial des engins Matra (fabriquant notamment des missiles…) et un proche du Président de la République. En plus, le matériel était incohérent, incomplet, la structure ne fonctionnait pas. Cette histoire, que l’on se répétait en rigolant et sans doute en l’exagérant, a contribué au développement d’une culture de l’auto-suffisance dans tous les domaines, que nos tribulations politiques ultérieures n’ont fait que renforcer. Il est de toute façon très difficile de synchroniser des organisations différentes.

Grotius.fr : Mais autosuffisance ne veut pas dire suffisance… Or la «machine» MSF, de par sa taille internationale, son poids financier, peut donner à l’échelle française et en direction d’autres organisations françaises, cette impression…

Rony Brauman : J’entends souvent parler de MSF, en effet, comme d’une organisation arrogante qui cultive son isolement et je comprends d’autant mieux les raisons d’une telle perception que je la partage parfois et que je ne suis pas le seul à MSF. Aux raisons que je viens d’évoquer pour expliquer cette situation, il faut ajouter la création d’autres sections de MSF dès le début des années 1980, en Belgique et en Suisse d’abord, puis en Hollande et en Espagne. La coopération se faisait donc avec ces sections et c’est naturellement dans ce cadre que nous avons élargi notre territoire d’action. Au prix de nombreux conflits, d’ailleurs ! La machinerie  internationale MSF est  absorbante. Je comprends que cela rajoute encore à cette impression de clôture d’un espace MSF, sentiment ressenti par beaucoup de gens.

Grotius.fr : Médecins sans Frontières, c’est aussi une fondation au sein de laquelle on retrouve le CRASH, le Centre de réflexion et d’actions sur les savoirs humanitaires. Au sein de cette structure, on vous retrouve avec d’autres chercheurs, notamment l’ancien président de MSF Jean-Hervé Bradol. Vous pensez, disons, l’humanitaire pour MSF, mais votre influence va au-delà, car certains travaux et études sont publiés, diffusés en externe. Ne servez-vous pas d’alibi au sein de MSF, qui est à bien des égards une ONG comme les autres, mais qui s’offrirait le luxe en quelque sorte de truster un champ important de la pensée humanitaire… D’influencer, de peser, de dire ce qu’il faut penser, ne pas penser etc. Cette production intellectuelle n’apparaît-elle pas inévitablement comme une vitrine, qui peut être trompeuse, de ce qu’est MSF dans sa réalité ?

Rony Brauman : Au début de cet entretien nous avons mis l’accent sur les singularités de MSF, mais je ne prétends pas que nous sommes sur une autre planète ! En tant qu’ONG humanitaire, MSF s’est donné des modes de fonctionnement et d’action qui ne sont pas étrangers ceux d’autres organisations humanitaires. D’ailleurs, nombre de techniques de MSF mises au point dans les conditions que j’évoquais ont été reprises et accommodées par d’autres ONG, nombre de membres de MSF ont travaillé avec d’autres ONG, bref nous partageons pas mal de choses avec bien d’autres.

Mais en parlant du CRASH, vous mettez en relief une autre singularité de MSF par rapport à notre milieu, car il n’a pas à ma connaissance d’équivalent dans d’autres ONG. Sa raison d’être est de produire des cadres d’analyse de nos pratiques dans le but de les améliorer, de renforcer la cohérence de nos positions publiques comme de nos opérations de terrain. Mais si intégré que soit le CRASH à l’intérieur de la structure de MSF, ce sont les divers responsables opérationnels qui prennent les décisions. Notre rôle est d’une part de contribuer à la réflexion critique au jour le jour, à la demande ou de notre propre initiative, d’autre part de publier des documents d’analyse sur des situations de terrain ou des thèmes spécifiques abordés, ou bricolés, avec les outils des sciences sociales. Tous sont disponibles sur notre site web.

Nous avons tous, c’est une condition sine qua non pour être un membre actif du CRASH, une expérience de terrain et des modes d’action de MSF. Nous ne sommes pas un micro-CNRS mais un département d’une organisation vouée à l’action. Nous pouvons être écoutés ou pas, être à moitié écoutés, parfois être écoutés et mal entendus… C’est la règle du jeu. J’ajoute que le CRASH lui-même n’est pas toujours homogène, loin de là, car la réflexion n’est pas  uniforme. Quoi qu’il en soit, le prix de cette politique est une sorte de controverse permanente qui peut être inconfortable, déstabilisante et source de tensions. Si MSF est connue pour les tensions qu’elle créée parfois dans le monde de l’aide, par des prises de position critiques, cela se pose dans des termes assez comparables, très logiquement, à l’intérieur même de MSF.

Le risque d’être un alibi est réel mais c’est à d’autres de dire si c’est le cas. Moi je ne le pense pas. Cela dit, nous ne trustons rien du tout, nous proposons des idées, nous posons des questions, et voilà…

Grotius.fr: Pour MSF-France, une des frontières de l’humanitaire, n’est-ce pas la France ? L’organisation intervient beaucoup moins que d’autres ONG en territoire français. Certains seraient même tentés de vous le reprocher.

Rony Brauman : Nous intervenons peu en France, effectivement, en comparaison avec les moyens que nos déployons à l’étranger.  Je ne crois pas cependant qu’il soit juste de parler d’une forme de schizophrénie de MSF par rapport à la France, une ignorance des problèmes graves qui se posent ici comme je l’ai entendu parfois.  Aucun d’entre nous vivant en France n’ignore ces problèmes, nous n’avons pas les yeux rivés uniquement sur de lointaines contrées. Mais ce ne sont pas, disons, seulement des problèmes humains qui déclenchent une action humanitaire. C’est aussi l’idée que l’on se fait des réponses à apporter à ces problèmes.

Et donc, comme toujours, de l’idée que l’on se fait des limites de l’humanitaire. En France, de plus, la question de la limite entre l’humanitaire et le social se pose dans d’autres termes que ceux d’autres pays, du simple fait que nous en sommes des citoyens et pas seulement des gens de passage.

Cette question a été posée dès le moment où MSF a mis en place une «mission solidarité France», en 1987, à la suite du rapport Wreszinski, d’ATD Quart-Monde. Déjà à cette époque, alors que nous agissions dans le même sens que MDM, par exemple, il y avait des différences d’analyse et d’approche, portant sur le niveau de l’action plus que sur le contenu. Pour MSF, il s’agissait de trouver un minimax, une masse critique d’activités qui nous permettait de parler légitimement des problèmes d’accès aux soins, mais dans le souci, d’ailleurs partagé par MDM, de ne pas officialiser par notre action une médecine des pauvres, une spécialité «pauvrologique». Il s’agissait de contenir cette action au minimum nécessaire pour soutenir une parole publique mettant en évidence les béances de la couverture sociale, lesquelles étaient contestées par les pouvoirs publics. Et à partir du moment où la CMU a été adoptée, le dispositif nous a paru satisfaisant, en tout cas paraissait répondre aux besoins à l’échelle du pays.

Le gouvernement et le parlement ont récemment mis en cause l’AME (Aide médicale aux étrangers), provoquant une réaction de condamnation unanime des organisations humanitaires oeuvrant en France, dont MSF, bien entendu. Nous avons là, tous ensembles, un rôle à jouer dans la mise à jour du caractère à la fois inepte et dangereux de ce recul, circonstance assez rare où l’esprit humanitaire et le bon sens coïncident sans reste : les coûts sont insignifiants et la carence de soins favorise la diffusion et l’aggravation des pathologies. Faudra-t-il ouvrir à terme des centres d’accueil médicalisé (selon la terminologie consacrée) à destination des étrangers en situation irrégulière ? Nous verrons. En attendant, les ONG jouent leur rôle en insistant sur la bêtise démagogique – elles le disent plus diplomatiquement – d’une telle mesure.

Aujourd’hui, MSF intervient auprès de demandeurs d’asile déboutés, en fournissant une aide médicale et psychologique. Cette mission ne fait pas l’unanimité au sein de l’association, certains trouvant que MSF n’en fait pas assez, d’autres n’étant pas convaincus de son utilité. S’il ne s’agit pas de nier la réalité de la détresse psychologique dont souffrent les gens qui recourent aux services de MSF en France, on doit alors aussi, en toute logique humanitaire, se poser plus largement la question de l’accès à des soins psychiatriques en France. Il n’y a pas que les déboutés du droit d’asile qui ont ce genre de problème dans notre pays.

On sait, par exemple, qu’une grande partie des adolescents qui connaissent des troubles psychiques graves n’ont pas accès à des soins, à une hospitalisation de jour, intermittente etc. si ces jeunes ne sont pas dans une famille disposant de moyens financiers suffisants. Donc pour une très grande partie de ces adolescents, il n’y a pas d’accès aux soins. On peut d’ailleurs étendre ce diagnostic aux adultes, et au traitement pénitentiaire de nombre de problèmes psychiatriques. Il y a là une souffrance bien réelle, grandissante, qui renvoie au démantèlement du secteur psychiatrique public dans notre pays au cours de ces 20 à 30 dernières années. Que faire ? Si on voulait répondre véritablement avec les moyens qui sont les nôtres, il nous faudrait intervenir comme nous le faisons en RD Congo, en Haïti etc. mais nous ne le faisons pas et ne comptons pas le faire. Essentiellement parce que nous estimons que cette responsabilité relève des pouvoirs publics dans notre pays comme dans les pays riches.

Au nom d’une conception redistributive et égalisatrice de l’État, je pense aussi que les humanitaires n’ont pas de rôle à jouer dans ce domaine mais je serais le dernier à contester qu’il y a là une véritable question. La réponse à cette question n’est pas disponible dans le répertoire humanitaire. On ne la trouve que dans sa propre vision politique.

Grotius.fr : Plus de 90% de l’aide distribuée dans le monde provient de l’occident… L’aide en direction de l’autre, en souffrance, dans une définition très élevée, est une notion partagée par toutes les cultures et religions, historiquement. L’acceptabilité des formes d’intervention et des pratiques des ONG occidentales est-elle aujourd’hui profondément «bousculée» dans certaines régions du monde ?

Rony Brauman : Historiquement, l’Europe et les Etats-Unis ont eu longtemps un pouvoir quasi-exclusif de ‘description’ du monde’, c’est-à-dire la légitimité auto-attribuée de tracer la ligne entre le tolérable et l’intolérable, entre le bien et le mal. Le «droit d’ingérence humanitaire» en est une manifestation éloquente. Cela venait d’une situation historique relativement récente, mais bien établie de domination politique et technique, qui elle-même s’inscrivait dans le cadre impérial qui, disons du 16ème au 20ème siècle, a marqué la dynamique de l’occident.

La décolonisation a ébranlé cette domination, certes, mais n’est pas venue à bout de ce «soft power». Les rapports de forces économiques et politiques internationaux sont en train de se transformer, ce n’est un secret pour personne, mais tout ne change pas au même rythme et l’aide humanitaire, l’aide internationale continuent de se montrer sous un jour occidental, comme une sorte de poursuite de cette domination passée. De ce point de vue, je le signale au passage, l’équipée de l’«Arche de Zoé» est un point d’orgue et non une dérive de zozos, comme on l’a trop souvent proclamé.

Si l’on envisage maintenant la question au ras des réalités de terrain, depuis les années 1980, on constate  un développement rapide, qualitatif et quantitatif, des ONG dans le Sud. Ces ONG ne sont évidemment pas plus irréprochables que leurs consoeurs du nord. Il ne suffit pas d’être une «ONG du Sud» pour avoir la connaissance infuse de ce qui est bon, comme on l’entend parfois. À l’inverse, toutes ne se réduisent pas, il s’en faut de beaucoup, à un enjeu de captation de fonds. Il ne faut ni idéaliser, ni regarder de haut ce mouvement, mais comprendre qu’il est important en lui-même, car il se traduit par la présence de nouveaux acteurs de terrain, et qu’il est indicatif d’un changement plus profond, à savoir une «révolution des capacités individuelles». Je reprends ici l’expression du sociologue James Rosenau, qui voyait dans l’urbanisation, l’alphabétisation et la diffusion de moyens de communication (il examinait les années 1970-80 et avait à l’esprit les cassettes audio, pas Facebook), les forces profondes transformatrices de l’ordre international, au-delà de ce qu’il appelait les turbulences de surface qu’étaient par exemple à ses yeux la guerre froide et les rivalités de puissance. Les soulèvements actuels dans le monde arabe en sont une belle illustration.

De plus, toujours en restant au ras du terrain, on constate une intégration croissante de cadres  du Sud dans des ONG du Nord. C’est frappant dans le domaine médical pour quelqu’un de ma génération : j’ai commencé dans les années 1970 en Afrique, à une époque où les médecins africains étaient très rares. Trente ans et quelque plus tard, à bas bruit, le panorama s’est transformé, de même que l’allure des équipes de MSF comme de bien d’autres ONG du Nord.

Les questions de légitimité et d’acceptabilité de l’action humanitaire ne cessent pas pour autant de se poser mais se présentent sous différents aspects selon la situation et le type d’action menée. Je ne crois pas que les termes plus ou moins explicitement empruntés à la thèse du choc des civilisations nous aident à y voir clair, bien au contraire.

Grotius.fr : Que pensez-vous de l’idée que l’humanitaire est d’ores et déjà confronté à des crises de plus en plus complexes. Prenons Haïti : une catastrophe naturelle suivie d’une épidémie, sur fond de tensions fortes politiques et d’intervention onusienne, et de sous-développement chronique…

Rony Brauman : Je pense qu’il y a une conscience croissante de la complexité des situations de crises, plutôt qu’une complexité croissante de celles-ci. Une des circonstances qui a conduit à la création de MSF, par exemple, est le cyclone qui a frappé le Pakistan oriental en novembre 1970, le plus meurtrier enregistré à ce jour. Il a fait entre 200 et 500.000 morts et des millions de sans-abris. La réaction faible et tardive du gouvernement pakistanais a  suscité une protestation et la victoire des indépendantistes bengalais aux élections, qui à son tour a provoqué une répression militaire effroyable dont le bilan se mesure en dizaines, voire en centaines de milliers de morts, et la fuite de 10 millions de personnes allant se réfugier en Inde. Le tout assorti d’un refus total de l’aide internationale, et suivi de l’invasion du Pakistan oriental par les troupes indiennes, qui y ont réinstallé les indépendantistes au pouvoir et créé le Bangla-Desh. Cela nous rappelle quand même que le monde d’ «avant» (avant quoi?) était loin d’être simple. La formule anglo-saxonne «crise humanitaire complexe», de plus en plus utilisée pour désigner toutes sortes de crise majeures, produit un effet de réel trompeur.

En ce qui concerne Haïti, d’ailleurs, je trouve au contraire que la situation s’y est déroulée de façon caricaturalement simple. Les blessés du tremblement de terre ont été soignés, bien soignés dans leur grande majorité. Je dirais la même chose de l’épidémie de choléra, dont je précise qu’elle est sans rapport avec le séisme. Il fallait avoir la foi du charbonnier pour imaginer que le tremblement de terre allait être un nouveau départ pour le pays, qu’on allait désormais par exemple s’y loger et s’y soigner.

L’aide internationale a mal répondu dans le domaine des abris d’urgence, ce qui n’est pas un détail, mais le reste a été très correctement fait à mon avis. Personne ne contestera le mot d’ordre à la mode «Build Back Better», mais c’est un slogan dont la piété ne doit pas nous faire manquer l’essentiel, à savoir que personne ne le fera à la place des Haïtiens.

Grotius.fr : Y-a-t-il le bon argent privé d’un côté qui assurerait indépendance etc. et de l’autre, le mauvais argent public qui ferait des ONG des exécutants des pouvoirs publics nationaux, européens et internationaux ?

Rony Brauman : Non, cette division est une caricature, au-delà du fait que les organisations vraiment indépendantes sur le plan financier sont rares. Ce n’est pas une critique à l’égard des ONG qui n’ont pas cette possibilité. Ne serait-ce que parce qu’elles peuvent diversifier leurs sources de financement de manière à être le moins dépendantes possibles. De plus, être financé par un bailleur inter-gouvernemental n’empêche pas de faire du bon travail. Mon expérience des relations avec des bailleurs de fonds date des années 1980, les budgets ont augmenté de façon vertigineuse entre temps et je n’ai pas d’aperçu direct sur cette question.

Mais pour ce que j’en comprends par mes rencontres avec des responsables d’ ONG diverses et pour ce que j’en vois sur le terrain, les ONG ont des marges d’interprétation quand elles rédigent leurs proposals et signent leurs MOU (Memorandum of Understanding), pour le dire dans le jargon ONGiste. Elles ne sont pas de simples exécutantes dans la plupart des situations de travail si elles ont un cadre, des objectifs clairs et qu’elles se donnent la possibilité d’ajuster ultérieurement leurs actions. Je veux dire que dans la plupart des cas, hors conflits armés et déploiements de forces internationales qui ne constituent qu’une partie de l’aide, elles peuvent négocier leur positionnement  avec des bailleurs de fonds qui dans l’ensemble veulent aussi faire des choses utiles. De plus, on peut en toute indépendance faire des bêtises et en toute dépendance faire bien !

C’est dans les situations de conflits que cette question devient très sensible, le bailleur de fonds humanitaires étant généralement aussi un acteur politique direct ou indirect. L’agenda politique englobe alors inévitablement l’agenda humanitaire, celui-ci devenant un instrument de celui-là. On retrouve ici le caractère très englobant de l’appellation «humanitaire», qui masque la diversité des situations et des logiques d’action à l’oeuvre. À ma connaissance, seuls le CICR et MSF se tiennent systématiquement le plus possible à l’écart des forces armées internationales.

Grotius.fr : Les principes d’indépendance, de neutralité, d’impartialité ont-ils encore un sens, et notamment un sens pratique ?

Rony Brauman : Cette sainte trinité invoquée comme principes humanitaires fondamentaux ne me convainc pas du tout. Peut-être parce que je ne suis pas d’origine chrétienne ! Plus sérieusement, ce que je vous disais à l’instant au sujet de l’indépendance dans sa version financière est déjà une première raison. Je reviendrai sur cette notion de façon plus générale. Mais à ce stade je dirais que le principe humanitaire, c’est l’impartialité, traduction dans notre répertoire institutionnel du principe plus général d’équité. Autrement dit, l’engagement à se fonder sur les besoins pour programmer l’action, et non sur des sympathies, des affiliations d’ordre divers.

Les solidarités religieuses, ethniques, politiques n’ont rien de honteux et l’on peut sur ces bases rendre de très grands services, mais c’est dans un autre registre qu’elles se situent.

J’ajoute tout de suite que je ne me réfère pas à une conception universelle des besoins et de leur hiérarchie, telle que la fameuse pyramide de Maslow les représente. Ce serait ignorer leurs dimensions sociales, culturelles, et donc leurs variations selon les lieux, les moments, les circonstances ainsi que l’idée que l’on s’en fait et, last but not least, l’idée que l’on se fait de son rôle et de ses possibilités.

Pourquoi les sans-abris du tremblement de terre de Port-au-Prince sont-ils le visage d’une «crise humanitaire», tandis que ceux du Zimbabwe ne défraient pas la chronique des ONG ? Pourquoi les violences au Darfour ont-elles un fort retentissement, tandis que celles du Venezuela ou de nord Mexique, bien plus élevées, sont hors radar humanitaire ? Pourquoi le sida et le paludisme sont-ils si hauts dans l’agenda, alors que les maladies métaboliques et les accidents de la route n’intéressent pas grand monde ? On peut se faire une idée de la réponse mais je veux souligner seulement une variation purement conjoncturelle de perception de ce que l’on appelle des besoins de base.

S’il me semble utile de remarquer qu’il n’y a pas de hiérarchie universelle des «besoins», c’est pour mieux souligner que la réponse à différents besoins doit être structurée selon un schéma de cohérence interne, certes toujours relative, toujours à amender de manière empirique, mais déterminant pour la qualité du service que nous entendons rendre.

Le principe d’impartialité organise cette cohérence mais s’applique différemment selon le contexte. En situation de conflit armé, pour atteindre les populations sous le contrôle des «ennemis de la paix», celles qui a priori sont le plus dans le besoin, on se tient à distance des militaires, quels qu’ils soient, y compris des casques bleus dans les opérations de maintien de la paix. En cas de catastrophe naturelle, au contraire, il n’y a aucune raison a priori de refuser de coopérer avec eux.

Au Pakistan, par exemple, nous avons très bien fonctionné avec l’armée pakistanaise lors des inondations de 2010 comme lors du tremblement de terre de 2005.  Il importait d’être présent dans toute la mesure du possible auprès des gens les plus touchés, peu importe en l’occurrence si c’était grâce aux militaires ou non, donc en toute indépendance ou non. Nous revendiquons une liberté d’action pour atteindre des «victimes prioritaires» et pour ce seul motif.

La neutralité n’a de sens, par définition, qu’en situation de conflit. Elle ne signifie rien pour MSF au Malawi ou au Kenya, où nous avons des missions Sida. En revanche, au Darfour, lorsque la campagne pour une intervention armée internationale a commencé à monter et faire sentir ses effets sur le terrain, MSF-France a estimé devoir prendre une position de neutralité inhabituelle mais à mon avis indispensable : il s’agissait de se mettre à équidistance du gouvernement, en confirmant la réalité des crimes de masse commis par ses troupes et ses milices, et des «interventionnistes» du type Save Darfour et Urgence Darfour en contestant la réalité du génocide dont ils parlaient. Mais pour d’autres, y compris dans le mouvement international MSF, la neutralité consistait à rester en dehors de la controverse. Je pense que, là encore, ce ne sont ni le droit ni la morale qui permettent d’opter pour l’une ou l’autre de ces positions, neutres toutes les deux à leur façon.

Ce sont les idées plus ou moins explicites que nous nous faisons de notre jeu dans l’arène politique où nous nous affairons, c’est-à-dire de notre rôle d’acteur dans le conflit et de nos responsabilités. C’est cela qu’il faut argumenter au cas par cas.

Faut-il  en conclure que la neutralité n’est qu’un affichage commode et non un principe permettant de guider l’action ? C’est ce que j’ai cru pendant longtemps, au point de tenter de l’enlever de notre charte, sans succès d’ailleurs. Mais j’ai évolué sur cette question, comme sur d’autres. Je persiste à penser que la neutralité dans son sens juridique, que je résume comme le refus de prendre part à des controverses impliquant les belligérants, est d’abord un impératif qui s’applique au CICR en raison de son statut international unique, et pas aux autres, donc.

Mais en ce qui concerne les ONG, et pour MSF en particulier, je la comprends maintenant selon une définition que m’a soufflée Claudine Vidal, membre du conseil scientifique du CRASH : une modération dans le rejet ou l’adhésion, une résolution à ne pas se laisser embarquer dans un excès de sympathie ou dans un mouvement d’hostilité. Comprise de cette manière, la neutralité redevient un principe utile, c’est-à-dire pouvant aider à la réflexion sur des positionnements concrets en situation de conflits armés.

Grotius.fr : Et plutôt parler d’interdépendance que d’indépendance. Ce qui force à penser le concret, l’existant.

Rony Brauman : De qui et de quoi pense-t-on être indépendant ? C’est extrêmement vague. Dans la pratique, aucun d’entre nous n’est indépendant. Ni à titre individuel, ni à titre collectif. A fortiori, personne ne peut prétendre agir dans un pays étranger en toute indépendance. On utilise le mot «indépendance» parce qu’il est consacré par l’usage mais il faut y réfléchir pratiquement sous la forme d’un jeu sur différents liens d’interdépendances.

Propos recueillis par Jean-Jacques Louarn.

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn

Jean-Jacques Louarn est journaliste à RFI.