Peut-on parler d’un profil-type d’humanitaire ? Quelles sont les motivations des personnes qui s’engagent dans l’humanitaire alors que le droit d’entrée est si élevé ?
Le groupe de réflexion Club Autrement(1), crée en 1986 et présidé par Jean-Pierre Le Goff, a choisi en 2012 comme thème de son séminaire annuel « Engagement et militantisme – L’ancien et le nouveau ». En février s’est tenue la deuxième séance intitulée « Portée, limites et ambiguïtés de l’engagement humanitaire. Parcours de vie et leçons de deux générations ».
Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières et Guillaume Kopp, ancien Chef de mission au Sri Lanka et en Centrafrique, ancien responsable du Réseau national d’associations (Droit de Cité) ont été invités à présenter leurs parcours.
Ces deux récits de vie illustrent la diversité des parcours d’engagement dans les ONG et posent la question du profil des personnes qui s’engagent et travaillent dans les ONG humanitaires et de leurs motivations.
L’engagement humanitaire : un engagement
socialement et historiquement situé et construit
Les deux parcours présentés à Club Autrement sont représentatifs de leurs époques respectives : l’un dans un contexte de guerre froide et de bipolarisation et donc un engagement idéologique plutôt affirmé, et le second, dans un environnement caractérisé par la fin de la guerre froide, la dévalorisation et la fin annoncée des figures traditionnelles de l’engagement militant(2), ce dans un contexte réputé et revendiqué comme apolitique et neutre.
La question du contexte, qu’il soit politique, institutionnel ou associatif, est aussi importante que celle des motivations personnelles et individuelles des candidats à l’engagement humanitaire. Ces phénomènes sociaux liés au contexte ont une influence certaine sur les types d’engagement humanitaire et leur durée. Il s’agit donc d’un processus dynamique(3) dans lequel des interactions organisationnelles, institutionnelles et biographiques sont en jeu. Ces trois facteurs sociaux sont importants à prendre en compte car ils influencent le processus d’engagement et l’entrée en humanitaire, d’autant plus que cet engagement est encouragé, valorisé et médiatisé.
En effet, on note ces dernières années une multiplication d’offres de formations humanitaires (4)(formations courtes, longues, masters, formations Bioforce, Coordination Sud), d’informations sur les métiers de l’humanitaire (Tour de France, Salon des Solidarités, publication de nombreux guides, rencontres organisées par les collectivités territoriales, le MAEE…) et de dispositifs(5) publics et privés (volontariat, service civique volontaire, service civil européen, congé de solidarité, mécénat de compétences…) pour encourager l’engagement humanitaire. Sans oublier bien sûr les discours(6) que produisent les ONG elles-mêmes (communication, organisation de colloques, études internes, romans…).
Le recrutement d’humanitaires dépend des besoins en ressources humaines en fonction de l’existence ou non de lieux d’intervention(7), qui se sont multipliés depuis des années (tout comme les masses financières et le nombre des salariés et des volontaires au siège et sur le terrain). En définitive, les crises ou les catastrophes humanitaires déterminent l’envoi d’humanitaires sur le terrain. Mais pas seulement, car des choix politiques opérés par différents acteurs sociaux et institutions vont arbitrer la sélection quant aux lieux et aux nombres d’interventions, que ce soit les Etats, les bailleurs, les associations elles-mêmes, les médias ou encore les donateurs. *
L’envoi d’humanitaires dépendra donc de contingences internes et externes au champ humanitaire que le candidat à l’humanitaire ne peut pas contrôler, ce que l’association, par contre, essaie de faire. De plus, les associations sont soumises aux fluctuations des financements publics (Etat national, Etats-Unis, Europe, ONU…) et privés (dons des particuliers et des entreprises). Certaines, notamment les plus grandes, réussissent à être plus ou moins autonomes quant à la question des financements grâce aux donateurs privés et c’est ainsi qu’elles peuvent avoir à choisir les lieux d’intervention et les « causes à sauver ». Il faut également tenir compte du paramètre sécurité qui est déterminant quant à l’envoi d’humanitaires sur le terrain.
L’engagement humanitaire : un droit d’entrée élevé
Pour qu’il y ait engagement humanitaire, il faut que le candidat à l’engagement ait choisi l’humanitaire d’une part, qu’il soit disponible d’autre part et enfin qu’il soit sélectionné par l’ONG humanitaire. Or, depuis une dizaine d’années, nous assistons à une évolution du secteur dont les caractéristiques principales sont : une professionnalisation accrue(8) et un « droit d’entrée » en humanitaire élevé et sélectif. Cependant, certaines ONG reconnaissent qu’elles sont attentives à diversifier les profils et sont parfois amenées à privilégier les motivations personnelles plutôt que les compétences professionnelles.
Les services des ressources humaines des ONG effectuent une sélection pointue des candidats à l’humanitaire en fonction des types de profils professionnels recherchés (« mouton à 5 pattes ») afin de limiter les risques liés au recrutement. Les exigences sont très hautes quant aux compétences, aux expériences professionnelles, au savoir-être et aux motivations. De plus, la pénurie d’emplois sur le marché du travail national, la massification des études supérieures et la médiatisation et valorisation du secteur humanitaire concourent au fait que les ONG reçoivent de nombreuses candidatures avec un niveau élevé de qualification. Les candidats sont donc nombreux pour peu de postes.
Cependant, paradoxalement, le secteur connaît un turnover(9) important de travailleurs humanitaires. La durée moyenne d’un engagement est de deux ans et le non renouvellement d’une première mission est de l’ordre de 60 à 70 %. De même, il semble difficile de fidéliser ceux qui confirment leur engagement(10).
Les candidats à l’humanitaire retenus par les ONG ont les ressources, les compétences et les savoir-être valorisés par le champ humanitaire, même si les profils et les investissements sont divers. Les ONG étant « élastiques »(11), elles sont en mesure d’accepter ces profils divers aux investissements variés alors que l’entrée en humanitaire est sélective. De même, pendant sa recherche de poste, le candidat à l’humanitaire se dote en amont d’une capacité importante d’adaptation au champ et à ses particularités afin de correspondre(12) à la représentation que propose le champ humanitaire de lui-même, et ce malgré ses représentations personnelles et ses idéaux (adoption de stratégies diverses qui parfois se cumulent : stage, bénévolat, formation…).
Enfin, les conditions matérielles de l’entrée en humanitaire, quels que soient le statut (volontaire, stagiaire, bénévole ou salarié) ainsi que les niveaux de rémunération/d’indemnités (inférieures à 30 % que dans les entreprises pour les salariés) et les durées de contrat (le plus souvent en CDD), concourent à une intermittence dans les missions et à une précarité de humanitaire. Pour certains humanitaires, ces conditions peuvent faire augmenter les coûts et les risques de cet engagement humanitaire qui varient en fonction du milieu social d’où l’individu est originaire. Pour d’autres, au contraire, cela peut constituer une véritable promotion sociale et le début d’une carrière à l’international.
Alors que les ressources humaines sont devenues un enjeu pour les ONG, il est à noter qu’il y a peu de recherches et d’études sur l’entrée et les déterminants de l’engagement humanitaire.
L’engagement humanitaire : une pratique sociale
entre engagement et travail ?
Dans l’analyse de l’humanitaire, il est généralement admis que l’activité humanitaire correspond à une pratique sociale à mi-chemin entre militantisme et activité professionnelle(13).
Ce statut hybride entre engagement et travail oblige à inventer des catégories nouvelles pour l’appréhender. Comment nommer et qualifier cette activité qui est menée à plein temps par des acteurs humanitaires aux statuts et aux pratiques divers en échange d’indemnités ou de salaires, qui ne correspond ni réellement à du bénévolat (même si les points communs sont nombreux, notamment en ce qui concerne la rhétorique du désintéressement, du don de soi) ni à du travail conçu de manière traditionnelle (il est demandé un fort engagement qui passe par «le don du travail» et ce même pour les salariés) ?
C’est ainsi que l’étude de l’entrée en humanitaire emprunte à la fois aux répertoires d’actions qui concernent l’engagement, le militantisme et l’activité professionnelle. Et pourtant, les acteurs humanitaires sont rarement étudiés sous l’angle de la sociologie du travail et de la sociologie des professions(14). Ils le sont, le plus souvent, selon les grilles d’analyse du bénévolat de la sociologie politique de l’engagement et du militantisme.
Comme Hély(15) et Simonet-Cusset(16) l’ont démontré, dans le cadre d’une étude du secteur associatif et des volontaires, l’analyse réalisée selon les grilles issues de la sociologie du travail, la sociologie des professions, la sociologie du bénévolat ou de la sociologie du militantisme politique et de la vocation permet de montrer les limites de l’opposition entre le secteur à but lucratif et le secteur associatif. Cela permet également de brouiller les frontières entre le salariat et le bénévolat/volontariat, et de renouveler les catégories issues de la sociologie du travail, qui a longtemps considéré le bénévolat et le volontariat comme une activité «hors travail» «pour sortir d’une représentation substantialiste de la valeur du travail associatif.»(17) (p.21).
L’engagement humanitaire : un engagement envers
« l’autre lointain » et envers soi-même ?
L’entrée en humanitaire constitue certes, un engagement, mais un engagement particulier puisqu’il est dirigé vers « l’autre lointain »(18).
Entrer en humanitaire signifie participer à des actions qui se déroulent à l’étranger pour le bénéfice de personnes qui sont étrangères et qui subissent des difficultés d’ordre social, économique, médical… dans leurs pays d’origine. En effet, il ne s’agit pas de s’engager pour « l’autre proche » vivant en France, comme c’est le cas de l’engagement associatif en France, mais d’un engagement pour des personnes qui objectivement n’appartiennent pas à la catégorie sociale de l’engagé et qui vivent à l’étranger. La dimension « étranger » (s’engager pour des étrangers et mener des actions à l’étranger) nous semble primordiale pour analyser et comprendre l’engagement humanitaire.
L’engagement humanitaire est un processus qui est influencé par des éléments organisationnels et institutionnels, comme nous venons de le décrire, mais également par des éléments biographiques et qui fait référence à un acte intime, relevant de l’histoire individuelle.
Les auteurs consultés s’accordent à dire que les études en sciences sociales ne font, curieusement, presque jamais l’objet d’un ancrage empirique pour étudier le champ de l’humanitaire. Et d’ailleurs, lorsque l’humanitaire est analysé, il s’agit souvent d’approches macrosociologiques et il est rarement question de l’engagement dans les ONG envisagé d’un point de vue individuel. En effet, malgré l’importance que prend le champ de l’humanitaire, il est à noter « (…) la presque inexistence de travaux sur l’engagement et les déterminants de cette activité.»(19) (p30).
Et ces déterminants personnels sont peu étudiés pour plusieurs raisons. D’une part, car ils sont difficiles d’accès. En effet, il nous semble que les ONG, par manque de temps, par volonté de privilégier les études internes, par méfiance envers les sciences sociales, ne répondent pas toujours positivement aux demandes d’entretien et d’observation des chercheurs et des étudiants. D’autre part, l’accès à ces déterminants personnels ne peut se faire lors des entretiens socioanthropologiques et se base en partie sur ce que révèle l’individu. Enfin, ces notions sont difficilement mesurables, comparables et posent la question de la preuve/vérification, ce qui constitue une difficulté supplémentaire.
(1) http://www.politique-autrement.org/spip.php?rubrique2
(2) Ion (Jacques.), La fin des militants ?, Editions de l’Atelier, Editions Ouvrières, 1997
(3) Stangherlin (Gregor), Les Acteurs des ONG. L’engagement pour l’autre lointain, L’Harmattan (Logiques Politiques), 2005
(4) Quelles formations pour quels métiers?, Alain Le Guyader, 1er novembre 2011, Rien qu’en Ile-de-France, il existe plus de 50 offres de formations en humanitaire (2010)
(5) Simonet (Maud), Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute « Essais », 2010
(6) Juhem (Philippe), « La logique du succès des énoncés humanitaires : un discours sans adversaires », in Mots, n°65, 2001
(7) Mercier (Michèle), La marche du crabe. L’humanitaire du XXIe siècle, Actes Sud, 2002
(8) Quéinnec (Erwan), Igalens (Jacques), Les organisations non gouvernementales et le management, Editions Vuibert, 2004
(9) Loquercio (David), Hammersley (Mark) et Emmens (Ben), Understanding and addressing staff turnover in humanitarian agencies, Commissioned and published by the Humanitarian Practice at ODI, Humanitarian Practice Network number 55, June 2006
(10) Coordination Sud, TransfaiRH, Enjeux de gestion des ressources humaines pour les associations françaises de solidarité internationale, novembre 2011 http://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/CSUD-Etude-enjeux-gestion-RH-BD1.pdf?9d7bd4
(11) Zunigo (Xavier), Volontaires chez Mère Teresa, Belin (sociologie), 2003
(12) Comme le rappelle Siméant (2002), il s’agit de la rencontre d’un certain habitus et d’un effet de miroir.
(13) Dauvin (Pascal), Siméant (Johanna) et C.A.H.I.E.R, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Presses de Sciences Po, 2002
(14) Le Naëlou (Anne), « Pour comprendre la professionnalisation dans les ONG : quelques apports d’une sociologie des professions », in Revue du Tiers Monde n°180 Tome XLV Octobre-Décembre 2004 ONG : les pièges de la professionnalisation , sous la direction de Le Naëlou (Anne ) et Freyss (Jean)
(15) Hély (Matthieu), « A travail égal, salaire inégal : ce que travailler dans le secteur associatif veut dire», in Sociétés contemporaines, n°69, 2008, p.125-148
(16) Simonet-Cusset (Maud), « Penser le bénévolat comme travail pour repenser la sociologie du travail », in Revue de l’IRES, n°44, 2004, pp.141-155
(17)Hély (Matthieu), « A travail égal, salaire inégal : ce que travailler dans le secteur associatif veut dire», in Sociétés contemporaines, n°69, 2008, p.125-148
(18) Stangherlin (Gregor), Les Acteurs des ONG. L’engagement pour l’autre lointain, L’Harmattan (Logiques Politiques), 2005
(19) Dauvin (Pascal), Siméant (Johanna) et C.A.H.I.E.R, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Presses de Sciences Po, 2002
Chadia Boudarssa
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