Quand les images transcendent les géographies de la peur, pour inventer un nouveau territoire

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A l’occasion des 50 ans de l’indépendance de l’Algérie, Grotius International revient sur le documentaire algérien à travers le témoignage de trois acteurs et spécialistes de la question. Après Khedidja Oulm, doctorante à l’université Paris 8, c’est Habiba Djahnine, réalisatrice, qui s’intéresse à la « décennie noire » dans les films de la nouvelle génération des documentaristes algériens.

Dans ma proposition, j’ai choisi de puiser dans tous les genres des arts cinématographiques (documentaire de création, fiction, film expérimental). En questionnant les films sélectionnés, mon objectif est de comprendre ce qui traverse la société où je vis, en l’occurrence la société algérienne. Je suis en effet convaincue que les images filmées aident à mettre en lumière l’imaginaire qui travaille une société, quand bien même elles ont pour particularité la liberté de création et l’indépendance du geste cinématographique.

Les violences politiques comme préoccupation majeure

Depuis plus de quinze ans la création artistique en Algérie, tous les genres confondus, a été marquée par les thématiques liées aux violences qui ont traversé la société. Comme une toile de fond, cette guerre atroce et à plusieurs visages, qui opposait les islamistes extrémistes d’un côté et l’armée algérienne de l’autre, n’a pas cessé de prendre des formes nouvelles, jusqu’à se généraliser et à atteindre toute la population, sans épargner aucun individu. Les mots pour définir cette multitude de conflits sanglants sont nombreux : « guerre civile », « guerre contre les civiles », « lutte anti-terroriste »… Les mots comptent beaucoup, mais je ne vais pas m’attarder sur ce sujet ici… Pour ne parler que des images, elles nous montrent le champ et le hors-champ de cette décennie et ses conséquences parmi lesquelles la mort, l’exil, la disparition, l’étouffement, la claustration… Cela tranche avec très beau foisonnement intellectuel et politique qu’a connu le pays de 1988 à 1992. La naissance du multipartisme et de la liberté d’association a permis la création de centaines d’organisations et associations pour répondre au besoin impérieux qu’avaient les Algériens de s’exprimer.

Et l’art dans tout ça ? La jeunesse a réellement cru au changement. La rue et les espaces publiques sont devenus des espaces de transformation de l’individu et de son émergence. Mais ceux qui décident avaient d’autres desseins, caractérisés par leur machiavélisme. La société allaient être plus muselée qu’elle ne l’a été dans le passé. Les attentats avaient remplacé les protestations et les processions vers les cimetières ont pris la place des belles marches pour la liberté. Malgré tout cela, malgré la peur, certains cinéastes ont continué à travailler. A construire de nouveaux territoires d’expression, intégrant la question de la langue, de l’espace de vie, de la claustration, de la transhumance dans leur travail qui dessine une palette du cinéma algérien tel qu’on voudrait qu’il soit. Documentaires, fictions, films expérimentaux… Films réalisés par les Algériens vivant en Algérie ou bien par la diaspora… Certains de ces films, par leur pertinence, construisent pour nous la possibilité de transcender la géographie de la peur. La notion de géographie de la peur évoque ici la question du territoire, réel ou imaginé, qui est envahi par la terreur, l’inquiétude, le lieu inconnu d’où peut survenir la violence. Au même moment qu’il est le lieu commun a tous.

La rue et ses cadavres

Pour cela j’ai sélectionné des courts-métrages tournés par des cinéastes algériens émergents,  loin des noms les plus connus comme Malek Bensmail, Tarik Teguia, Djamila Sahraoui, Rabah Zaimeche… Cette sélection m’évite aussi de produire des généralités sur les films, car pour moi toute œuvre est une entité libre, mais qui peut multiplier la possibilité de faire le travail de croiser les images fabriquées.

Aboubakar Hamzi est un jeune réalisateur. Il s’intéresse à travers El Berani, sa première création, au jeune algérien comme étranger dans son propre pays et à son désir de départ vers un ailleurs incertain. Tout le monde connaît le phénomène des  « Harragas » qui a connu une évolution phénoménale en Algérie. Mais partir pour aller où ? Rester pour quoi faire ? Telles sont les questions qui bourdonnent dans la tête des personnages, bien réels, comme Aboubakar, dit Bouba qui vit à Oran, une ville de l’ouest.

Djamil Belloucif partage sa vie entre Alger et Genève. Il fait partie des jeunes réalisateurs algériens formés à l’étranger. Dans son film Bîr d’eau, il met en scène l’arrivée de clandestins sur une terre inconnue. Il réinvente ainsi la langue des sans-terre, crée en même temps un dialogue et une solidarité au-delà des frontières. Il y a comme un désir de réappartenir à l’humanité sans se soucier des identités, ni des langues… Hélas, ses personnages en pâtissent. Quant à Ammar Bouras, plasticien issu de l’école des Beaux Arts d’Alger, il vit et travaille dans la capitale. Un aller simple revient sur l’errance et la peur des hommes et des femmes menacées de mort par les islamistes dans les années 90. Il propose une géographie de la peur, avec pour seul port d’attache son répondeur qui enregistre la voix des siens.

Amina Djahnine qui vit aujourd’hui en Suisse après avoir passé sa jeunesse en Algérie, regarde la rue à partir d’un balcon. La rue qui a contenu tant de dangers, portant la mémoire des corps gisants sur le sol, portant la mémoire des traumatismes… Pourquoi ? Elle a elle-même vécu cette violence et tente d’exprimer à quel point le premier espace qui est touché est celui de la rue et donc de la présence ou non présence du corps dans ce lieu. Elle montre le contraste d’une rue tranquille mais qui peut basculer à tout moment dans l’horreur.

Pour finir, il y a le travail très créatif et difficile à classer de Tahar Kessi, une fiction qui s’éloigne des formes habituelles de narration. On ne retrouve ni linéarité, ni de propos tacite. Tout se fabrique dans un monde onirique qui côtoie le réel. Ce film nous propose une réflexion sur le monde et sur le cinéma, un va et vient entre ce qu’on voit et ce qu’on croit voir, ce qu’on entend et ce qu’on croit entendre. Un voyage sensitif et sonore. Des images qui s’évanouissent dans une totale pénombre ou bien dans un espace où la lumière est aveuglante.

Ces cinéastes d’aujourd’hui, en fabriquant des images et des formes cinématographiques nouvelles, proposent une ligne qui percute avec l’impossibilité de dire l’indicible. L’indicible de la violence. C’est pour cette raison, entre autres, qu’ils proposent une nouvelle topographie et une nouvelle façon d’approcher cet art. Ils transcendent la géographie de la peur enfouie dans chaque recoin de l’âme et ils contribuent par cela à construire un nouveau territoire du cinéma en Algérie.

 

Habiba Djahnine

Habiba Djahnine

Habiba Djahnine, documentariste et fondatrice de l’association « Cinéma et mémoire ». Filmographie: 2011 : Avant de franchir la ligne d’horizon, 2010 : Autrement citoyen, 2007 : Lettre à ma sœur.