Quel rôle pour la recherche dans l’action humanitaire ?

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Nous publions ici une traduction en français du texte en anglais d’Eleanor Davey, auparavant chercheure à ODI et actuellement au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI).

Dans un dossier consacré aux liens entre la recherche et à la pratique de l’action humanitaire publié dans Grotius International, François Audet caractérise ces relations d’ « amour-haine ». Cela peut être parfois vrai, mais il me semble que la comparaison avec un premier rendez-vous galant un peu maladroit est plus pertinente.

En effet, ces relations sont marquées par de la bonne volonté mais aussi de l’incertitude. Quelles sont les intentions de l’autre ? Essaie-t-il d’obtenir de moi quelque chose à laquelle je ne souhaite pas m’associer ? A-t-il vraiment ce que je recherche ? Le sentiment d’un potentiel, des possibles amenés par la découverte de nouvelles idées et d’expériences en constitue une des grandes attractions. Mais il y a toujours le risque que les nouveaux horizons s’éloignent sous le coup de pressions variées. Tout le monde est occupé, et l’entretien d’une relation demande des efforts. Bien sûr, nous partageons les mêmes intérêts, mais est-ce suffisant ? En fin de compte, peut-être ne parlons-nous pas le même langage ?

Il y a évidemment des limites à cette analogie (et pas seulement dans le nombre de sous-entendus que chacun pourra y voir). Comme le montrent d’autres contributions de ce dossier – ici et  –, l’idée que les rencontres entre recherche et pratique sont marquées par la discrétion et le repli sur soi est manifestement fausse. La recherche a profondément modelé la pratique humanitaire et certaines questions de recherches ne sont soulevées que lorsque la pratique intervient. Les allers-retours entre pratiques, politiques et recherches – que ce soit au sein des universités, des think-tanks ou dans les organisations opérationnelles – sont monnaie courante, au moins chez ceux qui ont fait une carrière humanitaire sous une forme ou une autre, à l’instar de François Audet lui-même. Et la génération actuelle d’universitaires et de praticiens n’est pas la première à penser qu’elle gagnerait à mettre en lien et à confronter leurs savoirs et leurs expériences.

Pour reprendre l’analogie avec un premier rendez-vous, quels que soient les succès ou les expériences antérieures, chaque relation doit trouver sa propre voie. Les initiatives visant à encourager les partenariats entre organisations opérationnelles et institutions de recherche, tel que ELHRA et le financement qui lui est associé R2HC, sont confrontées au fait que ces partenariats ne sont forts que de la conviction des personnes qui les mettent en place. Inversement, les personnes avec des expériences de collaboration trouveront peut-être plus facile d’identifier de nouveaux interlocuteurs, mais ils auront également à travailler afin d’établir la même relation de confiance. Une confiance qui ne signifie pas qu’on y sacrifie son indépendance de pensée et d’action mais qu’au contraire, on contribue à la préserver.

Les articles du dossier de Grotius sont intéressants à d’autres titres, en particulier au regard de la recherche humanitaire française (et parfois francophone). Philippe Ryfman fait allusion à une « approche française » de la conduite des études humanitaires, tout en arguant d’un manque de place dans l’article pour justifier de ne pas l’expliciter. Ailleurs, d’autres ont exploré les différences politiques et opérationnelles entre l’humanitaire français et anglo-saxon, ou ont contribué à introduire le sujet de la recherche ou de l’histoire de l’aide. Néanmoins, à ma connaissance, il n’y a pas de tentative visant à définir l’existence et les formes d’une recherche proprement française de l’action humanitaire. Si l’appel de Ryfman à la création d’un champ pluridisciplinaire doit être compris comme une réaction au fait que jusqu’à maintenant le trait distinctif de la recherche française est son respect pour les frontières disciplinaires, alors on pourrait se poser la question de son caractère exportable – tout autant que de son caractère distinctif d’ailleurs.

En réalité, comme le montrent quelques-uns des projets de recherche mentionnés, et en faisant la part des réalisations et des obstacles dont Ryfman et Audet font état, les choses sont déjà plus complexes. De nouvelles initiatives, telles que le Fonds Croix-Rouge, visent également à favoriser, à terme, la recherche francophone pas seulement en France mais au-delà.

En affinant un peu le cadre, un clivage existe également entre les espaces de débat anglophone et francophone (et entre ceux-ci et ceux d’autres langues). Une référence à certains titres des publications permet d’illustrer cette difficulté. Combien de rapports publiés en anglais ont mis en garde leurs lecteurs du sens premier de l’expression « Mind the gap » – un avertissement de sûreté du métro de Londres ? Et qu’est-ce qu’un public hors de France peut comprendre de l’expression « La valise ou le cercueil » – associée à la guerre d’Algérie – lorsque celle-ci est appliquée à la République centrafricaine ?

Bien que ces divisions déterminent en partie les trajectoires publiques des résultats de recherches, la manière avec laquelle elles structurent d’autres niveaux de relations entre pratique et recherche est moins claire. Il est logique qu’une combinaison de facteurs – tels que les valeurs et les cultures des différentes institutions (chercheurs, organismes d’aide, médias, bailleurs de fonds), les liens géographiques entre les pays, les priorités opérationnelles des organisations, l’environnement professionnel des universitaires, leurs méthodologies et épistémologies, ou encore la nature du financement disponible – concoure à façonner les différents types de questions en autant d’éléments de débats, de manière différente, aux niveaux national et international.

Il est plus difficile de voir quelles pourraient en être les implications : nous pouvons certes convenir qu’il y a plus d’expertise en langue française qu’en langue anglaise concernant le Mali, mais nous aurions du mal à voir en quoi l’environnement francophone dans lequel se développe la pratique et la recherche a façonné ce savoir. De même, quelles en sont les conséquences dans la façon dont « nous » (qui ? où ?) comprenons les expériences au Mali par rapport à d’autres expériences ? De ce point de vue, la recherche et la pratique sont effectivement intrinsèquement liées, mais d’une manière difficile à saisir et donc susceptible d’être négligée ou rejetée.

Il y a un certain nombre d’efforts à fournir pour faciliter la collaboration entre les agents divers, le public et les analystes de l’action humanitaire, car les liens ne sont pas encore aussi diversifiés et inclusifs qu’ils devraient l’être. Néanmoins, le désir mutuel d’engagement et l’augmentation des réseaux de communication semblent être une chose positive. Après tout, rien n’est pire que d’un « blind date ».

 

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La rédaction de Grotius International.

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