La coopération des acteurs humanitaires et des pouvoirs publics en France, face aux crises axquelles le monde est confronté, n’est plus adaptée. Les modalités de ce partenariat sont dépassées. Ce n’est pas seulement une question de moyens alloués à des projets humanitaires. C’est aussi un problème de manque de coopération entre les acteurs qui interviennent…
C’est le constat qui ressort du rapport intitulé «Analyses et propositions sur l’action humanitaire dans les situations de crise et post-crise» rédigé par Alain Boinet, directeur général et fondateur de l’ONG Solidarités International et Benoit Miribel, directeur général de la Fondation Mérieux, et à la demande du ministre des Affaires étrangères et Européennes, M. Bernard Kouchner. Ce rapport réalisé en toute indépendance par ses auteurs est aujourd’hui sur le bureau du Ministre. Les humanitaires attendent avec intérêt la lecture qu’en fera M. Bernard Kouchner et les décisions qui seront prises pour améliorer d’un côté les relations entre pouvoirs publics et humanitaires et de l’autre optimiser les fonds alloués au niveau français à l’action humanitaire. Ce rapport est pour l’instant sous embargo. Il sera dévoilé dans son contenu – ses analyses et ses recommandations, le 22 juin devant le Conseil stratégique pour la coopération non gouvernementale. Entretien avec Alain Boinet et Benoit Miribel…
Grotius.fr : Quel est l’origine de ce rapport que vous avez remis au ministre des Affaires étrangères et Européennes, M. Bernard Kouchner, il y a quelques semaines ?
Alain Boinet – Benoit Miribel : Cette mission nous a été confiée par Bernard Kouchner en juillet dernier suite à des échanges que nous avons pu avoir avec lui et certains de ses collaborateurs, Eric Chevallier en particulier, depuis 2008.
Ces échanges portaient d’abord sur le partenariat entre les ONG et les pouvoirs publics, avec ce constat établi de notre part : ce partenariat n’est plus adapté au monde global dans lequel nous vivons, intervenons aujourd’hui. Il y a donc un processus de réflexion qui a débouché sur cette décision du Ministre de nous demander un rapport dont les objectifs ont été posés dans une lettre de cadrage de mission.
De notre côté, nous avons souhaité constituer un comité de réflexion restreint composé de François Grünewald, Anne Héry, Philippe Ryfman et Kathrin Schick qui a pu réagir librement à chacune de nos étapes clés.
Pour réaliser ce rapport nous avons rencontré cent-vingt personnes, à la fois des acteurs de l’humanitaire, des grandes institutions caritatives, des fondations, des collectivités locales, des représentants des pouvoirs publics, notamment au Ministère français des Affaires étrangères et Européennes. Des entretiens donc en France mais aussi à l’étranger, par exemple à Bruxelles, à la Commission européenne. Et puis nous avons effectué deux missions sur le terrain, l’une en RD Congo réalisée par Alain avec Régis Koetschet, l’autre en Haïti effectuée par Benoit.
Grotius.fr : L’objectif premier de ce rapport était de faire un état des lieux de ce qu’on pourrait appeler «l’humanitaire français», ses différents intervenants du secteur privé et du secteur public et notamment de produire des recommandations à l’attention du ministre Bernard Kouchner sur le partenariat entre ONG et les pouvoirs publics. L’autre versant de ce rapport étant de resituer cet humanitaire français dans le contexte international, donc d’examiner sa relation avec des intervenants comme la Commission Européenne et l’ONU. Pour faire vite, disons de replacer l’action de tous les intervenants français dans le cadre de la gouvernance mondiale de l’humanitaire…
Alain Boinet – Benoit Miribel : Ce rapport comporte effectivement plusieurs niveaux d’analyse. D’abord un état des lieux de l’humanitaire en France, côté acteurs de l’humanitaire à proprement parler – ONG, Fondations etc., et nous analysons aussi la relation de ces acteurs avec les pouvoirs publics.
Ces organisations humanitaires travaillent en relation avec des acteurs européens et onusiens. C’est un autre niveau d’analyse. Et cela dans un contexte particulier, celui de la globalisation, de la complexité de l’environnement mondial, que l’on pense, par exemple, à la réforme humanitaire des Nations Unies.
Certes ce rapport est d’abord centré sur la capacité humanitaire internationale disponible depuis la France car c’est un rapport pour le ministre des Affaires étrangères de la République française, mais il s’inscrit clairement dans une perspective mondiale, avec un niveau européen et un niveau Nations Unies qui sont des acteurs majeurs.
Mais il est important de souligner que nous nous sommes mis en tête de suivre les besoins des bénéficiaires sur le terrain au service de quoi interviennent les acteurs privés et les acteurs publics. L’une de nos questions clés étaient donc de savoir si la mobilisation des moyens actuels privés et publics répondaient aux besoins des populations vulnérables.
Grotius.fr : Ce rapport est toujours sous embargo. Il ne s’agit donc pas ici d’en dévoiler les conclusions, c’est-à-dire d’abord vos recommandations, mais peut-on cependant évoquer la partie prospective…
Alain Boinet – Benoit Miribel : Dans ce rapport il y a deux niveaux de prospective : tout d’abord celui des acteurs humanitaires privés et publics. En France nous avons l’expérience de trente années de partenariat avec les pouvoirs publics.
Nous avons aussi une expérience à l’international, nous avons donc des points de comparaisons forts. La deuxième prospective pourrait se résumer ainsi : à quoi les humanitaires, dans l’urgence et la reconstruction, aujourd’hui sont-ils confrontés selon les crises et les catastrophes ? Et à quoi seront-ils confrontés demain, quelles sont les tendances lourdes ?
Sur la première partie, le constat que nous avons fait est le suivant : le partenariat entre acteurs humanitaires et les services du ministère des Affaires étrangères et européennes, l’Agence française de développement (AFD) etc. est plutôt bon en règle générale. Mais c’est un partenariat qui date, qui remonte à près de 30 ans, qui a très peu évolué.
Nous notons donc à la fois des progrès et des régressions. Pour ce qui est plus spécifiquement du partenariat ONG-pouvoirs publics dans le domaine de l’urgence et la reconstruction, le constat que nous établissons est que celui-ci est très restreint en France. Mais, il est aussi vrai que ce partenariat dépend aussi des ONG et que celles-ci manquent souvent de volonté, de coordination et de réflexion pour faire progresser ce partenariat, en toute liberté. Pour résumer, on se contente de l’existant, on n’espère pas grand-chose de nouveau, on investit peu dans cette relation et on va chercher ailleurs.
C’est un partenariat qui n’est plus suffisamment adapté à la mondialisation de l’aide humanitaire. Ce partenariat a changé de nom au fil du temps, mais peu de moyens et de méthodes. Pour dire vraiment les choses, il y a dans les faits très peu de partenariat entre les pouvoirs publics et les acteurs humanitaires, les ONG particulièrement. Des évolutions sont certes à relever mais cela reste marginal par rapport aux capacités des ONG qui ont considérablement progressé.
Enfin quand on compare ce qu’on fait avec la Commission européenne à Bruxelles, avec les Britanniques de DFID (Department for International Development), avec les agences des Nations Unies, voire avec les Américains d’OFDA, nous nous rendons que nous sommes restés sur un modèle qui date.
Cependant, la création d’un Centre de Crise opérationnel 24h sur 24, la création au sein du ministère des Affaires Etrangères et Européennes d’une Direction Générale de la Mondialisation, du développement et des partenariats avec en son sein une Mission pour la société civile et la création d’un Conseil Stratégique pour la coopération non gouvernementale sont des signes qui témoignent d’une adaptation de l’outil diplomatique de la France à la mondialisation.
Nous comprenons l’initiative du ministre de nous demander ce rapport dans ce contexte et nous en espérons des progrès réels pour l’humanitaire.
Enfin quand nous constatons les grands défis qui sont devant nous – pensons par exemple aux questions démographiques, de surpopulation et d’urbanisation, il est urgent pour «l’humanitaire français» d’évoluer. Nous aurons de plus en plus à intervenir dans des situations urbaines.
Nous sommes confrontées à de nouvelles difficultés, ce qui suppose d’autres moyens. Nous en avons déjà fait l’expérience concrète. Citons Kibéra au Kenya, le plus grand bidonville après Soweto. Kibéra, c’est un million de personnes qui vivent dans les alentours de Nairobi. Lors des troubles politiques suite à la présidentielle de fin 2007, les humanitaires sont intervenus dans ces bidonvilles et nous sommes, là, face à des besoins et des modalités d’aide différents des zones rurales.
Concernant Port-au-Prince, nous devons tirer toutes les leçons du dispositif humanitaire international. Il est encore un peu trop tôt pour ça. Quatre mois après le séisme nous sommes toujours dans une phase d’urgence-post-urgence. Avec cette question qui se pose dès aujourd’hui : comment reconstruire Port-au-Prince et Haïti ? Quand et comment commencer ? Qui a la réponse?
Grotius.fr : Dans ce rapport réaffirmez-vous l’indépendance du non gouvernemental vis-à-vis des pouvoirs publics, des Etats etc. ?
Alain Boinet – Benoit Miribel : Il est clair que le rapport remis à Bernard Kouchner insiste sur les principes humanitaires que sont l’impartialité des secours, l’indépendance des ONG dans l’attribution des aides, hors critères ethniques, religieux ou politiques – c’est sur cette base que l’on attribue des secours aux populations.
C’est pour cela que l’on doit être indépendant. Nous réaffirmons ces principes de façon tout à fait claire. Un point de repère important pour nous – car c’est également un engagement officiel, institutionnel, c’est le consensus européen sur l’action humanitaire.
Ce consensus a été avalisé par la Commission européenne, le parlement européen et les Etats membres dont la France. De notre point de vue c’est important qu’il soit respecté et mis en œuvre. Il n’y a là aucune ambiguïté, aucun doute. Une fois que l’on a dit cela, nous pensons qu’il faut tenir compte de la réalité de la mondialisation. Nous sommes dans l’interdépendance aujourd’hui.
La mondialisation, c’est l’interdépendance des acteurs, des peuples, de leurs activités. La question est : comment, en respectant les principes humanitaires, améliorer le partenariat avec les pouvoirs publics?
Dans la mise en œuvre du respect de ces principes humanitaires et du respect des ONG, nous pensons qu’en France ce partenariat est en-deçà de ce qui devrait être. C’est à la fois une question de fonds alloués, car l’aide humanitaire répond à des besoins concrets et précis en matière de secours d’urgence en direction d’une population.
Mais une fois cette évidence posée, il faut ajouter de la complexité à ce propos. La France mobilise plus de moyens qu’on ne le croit dans le domaine de l’aide humanitaire, plus de moyens que souvent les ONG ne le savent.
La question n’est peut-être pas tant celle des montants mais plutôt celle de l’identification de ces fonds dispersés, de leur emploi et de la synergie générée et de leur visibilité. Y-a-t-il là une stratégie ? Une coordination?
Un autre volet ne concerne pas les moyens : nous pensons là plutôt au partenariat en termes de réflexion, d’évaluation, d’échanges. Cela peut porter par exemple sur le fonctionnement du Comité d’aide humanitaire et alimentaire (COHAFA) au sein de la Commission européenne.
Comment peut-on dans le cadre d’un partenariat ONG-autorités françaises optimiser notre relation pour que le représentant français dans ce Comité prenne en compte les analyses, les propositions des humanitaires?
Il faudrait que nous puissions dire à ce représentant : voilà ce que nous pensons, par exemple de la situation au Soudan, à Haïti, et ce afin que les pouvoirs publics puissent témoigner de la position des ONG, en plus de ce que celles-ci doivent faire par ailleurs. Donc une grande partie de ce rapport fait des recommandations qui ne portent pas sur les moyens financiers en tant que tel. Nous sommes aussi dans des propositions d’organisation, de coordination.
Grotius.fr : Que va-t-il advenir de ce rapport maintenant qu’il est sur le bureau du Ministre ?
Alain Boinet – Benoit Miribel : Ce qui est positif, c’est que Bernard Kouchner nous ait demandé ce rapport car c’est un moyen d’exprimer ce qui nous semble important. Ce rapport l’intéresse et nous espérons bien sur qu’il en fasse quelque chose de positif. C’est aussi courageux de sa part, car il connait l’indépendance d’esprit et d’action des auteurs de ce rapport. Nous avons formulé cinq grands thèmes de recommandations après avoir fait état de la capacité humanitaire et mis en avant les enjeux humanitaires actuels.
Nous disons, nous, que sommes responsables du rapport, des analyses et des recommandations que nous faisons, le ministre, lui, est responsable de ce qu’il en fera. Que pourra-t-il en faire ? Que voudra-t-il en faire?
On espère qu’il en tirera le plus profit. Si Nous devons tenir compte des contraintes budgétaires, nous pensons qu’il existe malgré tout de réelles marges de manœuvre, tant sur le plan financier qu’en matière de concertation et de coopération. Et ce chacun dans son rôle. L’Etat ne doit pas se comporter comme une ONG et les ONG doivent occuper toute leur place sans aucune confusion des rôles.
Bernard Kouchner nous a demandé de présenter le 22 juin ce rapport devant le Conseil stratégique pour la coopération non gouvernementale qu’il préside. Il est probable que la diffusion du rapport interviendra à ce moment-là. C’est au Ministre d’en décider. Une conférence dite de restitution doit être par ailleurs organisée, ouverte aux acteurs de l’humanitaire et aux pouvoirs publics.
Pour conclure, disons que si Bernard Kouchner nous a demandé ce rapport c’est qu’il a sûrement l’intention d’améliorer le partenariat entre pouvoirs publics et acteurs privés de l’humanitaire. Notre espoir est là et c’est pour cela que nous avons réalisé ce rapport ensemble, à partir de tous les témoignages et analyses que nous avons recueillis parmi les acteurs privés et publics.
Jean-Jacques Louarn
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