Une guerre sans images peut-elle prendre fin ?

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« Une guerre sans images qui n’en finit pas ». C’est sous ce titre qu’Arafat Madabish a signé dans l’hebdomadaire Courrier International (1) un excellent article sur le conflit meurtrier mais néanmoins «invisible» du Nord Yémen. Dans ce texte l’auteur évoque cette «guerre sans images qui n’en finit pas»… Ce qui nous amène à poser la question : une guerre sans images peut-elle prendre fin ? N’est-ce pas l’agrément visualo-médiatique (photos, télés, documentaires, etc.) qui valide dans l’esprit du citoyen lambda que nous sommes, la réalité ou la non-réalité d’un conflit ? Un individu ordinaire est-il à même de saisir l’horreur s’il ne l’a pas visualisée sur un cliché photographique?

Le syndrome « Hiroshima mon amour » : non, tu n’as rien vu à Bagdad

Que l’on se réfère à certains conflits récents dits «sans images» : on pense évidemment à la première guerre du Golfe et à la surmédiatisation télévisée «factice» d’un événement qui était pourtant «la première crise de dimension internationale depuis la fin de la Guerre Froide» comme le rappelle Patrice Sawicki (2), dans son mémoire de maîtrise d’Histoire contemporaine sur le sujet (3).

On se souvient des images de la chaîne CNN aux premières heures de cette guerre et de la horde d’envoyés spéciaux des grandes chaînes internationales commentant des non-faits, (l’armée américaine se chargeant de fournir des images), ainsi que de leurs commentaires dithyrembiques : « Les photos aériennes de bombardements au laser diffusées par l’armée américaine sont extraordinaires » (Michèle Cotta) ; « Voilà des documents tout à fait extraordinaires. Des documents qui sont tout à fait impressionnant » (Jean-Pierre Pernaut); « Ce sont effectivement des images tout à fait étonnantes, dans quelques instants, d’autres images tout à fait étonnantes » (Gérard Carreyrou)». (4)

Des propos tenus alors même que les images diffusées étaient des « non-images » (lumières traçantes traversant un ciel nocturne, entre autres…), ce qui confirmait à tous l’intuition du sociologue Jean Baudrillard dans son livre «La guerre du Golfe n’a pas eu lieu» paru dès 1991(5) :

« Si nous n’avons pas l’intelligence pratique de cette guerre —nul ne peut l’avoir— ayons en du moins l’intelligence sceptique, celle de résister à la probabilité de quelque information, de quelque image que ce soit. Etre plus virtuels que les événements eux-mêmes, non pas rétablir la vérité, nous n’en avons pas les moyens, mais ne pas être dupes, et, pour cela, replonger toute l’information et la guerre dans la virtualité dont elles procèdent. Retourner la dissuasion contre elle-même. Etre météorologiquement sensible à la bêtise.» – Jean Baudrillard, 29 mars 1991 (6).

Faut-il visualiser l’horreur pour en prendre conscience ?

Les techniques visuelles (photographie ou vidéo) peuvent-elles, seules, rendre compte, et faire partager l’expérience d’un témoin direct ? La transmission écrite permet aux Historiens de reconstituer les conflits passés, comme elle nous permet de réaliser qu’ils ont existé, d’en prendre conscience. Lire L’Illiade, les chroniques de Commines, 1793 de Victor Hugo ou les Chouans de Balzac, par exemple, peut provoquer une même réaction émue que devant certaines photos des tranchées de la guerre de 14-18…

Une photo n’est donc pas indispensable ; ni pour témoigner avec empathie sur les victimes, ni pour fournir au monde et à l’Histoire une description sensible d’événements vécus, encore moins pour fournir une preuve tangible de l’existence d’un événement : les retouches (et autres petits arrangements techniques d’impression ou de prises de vues desdites photos) le démontrent.

La « preuve » héliographique…

Or dans l’article d’Arafat Madabish, une phrase particulièrement, interpelle : « Nos nombreuses tentatives d’obtenir une autorisation de photographier restent sans succès et il ne nous reste qu’à rebrousser chemin ». Est-ce à dire, là encore, que sans photo, sans la preuve héliographique de ce que l’on a vu, la visite est inutile ? Certes pas, puisqu’Arafat Madabish nous livre une magnifique description des événements tels qu’il les a vécus ; qu’aucune photo n’exprimerait mieux que ce qu’il décrit en quelques lignes, faute d’autorisation de photographier.

Une autorisation obtenue sans difficulté par Sophie Ristelhuber en Irak (7), alors que son travail s’apparente pourtant davantage à la photographie plasticienne qu’au photo reportage journalistique. « Je me suis présentée aux Irakiens en tant qu’artiste. Et j’ai eu ce que les journalistes n’avaient pas : l’autorisation de circuler ». Une revendication artistique qui lui a permis de se déplacer librement dans un pays en guerre : « (…) Je connais un peu l’Irak pour y avoir beaucoup déambulé en janvier 2000. J’ai pu me rendre partout, sauf à l’extrême nord, au Kurdistan, alors interdit. » (8)

« Sans doute, comme artiste,  suis-je moi aussi en guerre… » (*)

Car voici qu’émerge depuis quelques années une nouvelle tendance du reportage dit « de guerre » : l’appropriation du sujet par des artistes. Voir (entre autres, le sujet est vaste !) le portfolio dans la revue Vacarme (9).

Dans son numéro consacré à ce sujet, la revue Vacarme croise différentes analyses de ces nouveaux rapports artistes-reporters : « En quelque sorte, photoreporters et artistes semblent contraints de se croiser, et peut-être de se confondre, en un étrange chiasme : les premiers cherchent l’image qui saura montrer ce qu’ils n’ont pas pu voir et tendent ainsi vers l’art (au moins au sens le plus neutre : pose, théâtralisation, montage) ; et les seconds recherchent l’image qui saura montrer ce qu’ils ne peuvent plus dire et tendent ainsi au reportage (voyages, immersions, longs travellings ou panoramiques de paysages, entretiens), étranges reportages sans information, sans message ni sens. » (10) Dans l’œuvre « Dreadful details », le plasticien Eric Baudelaire, choisit, lui, une voie fort contestée : la reconstitution en studio d’images de guerre (11).

Sophie Ristelhuber, quand à elle, explique sa démarche : « Là où le reporter de guerre comprime les significations dans une image la plus expressive possible pour signifier l’événement, l’artiste sépare, fragmente les éléments du conflit et explore séparément chacune de ses portées. »(12)

En admettant que l’artiste soit, effectivement, plus apte à rendre compte, à transmettre des émotions, que le journaliste, n’oublions pas que c’est le commentaire de ce dernier qui importe pour resituer pleinement les choses dans leur contexte. Sans oublier que tout témoignage étant subjectif et parcellaire, c’est leur croisement seul qui permettra d’appréhender une réalité forcément effleurée…

L’écriture « cosa mentale » (**)

Revenons à la « guerre sans images » du Yémen : obligé de rebrousser chemin en raison, paradoxalement, de son statut de journaliste, Arafat Madabish poursuit : « Du moins notre visite nous a-t-elle permis de constater la présence massive de l’armée, de lire la lassitude de la guerre sur les visages des soldats et de prendre la mesure des conséquences des attaques des houthistes et de leurs opérations contre les troupes ».

Décrivant sa déconvenue aussi bien que les sentiments qui l’assaillent au moment où il est sur les lieux, son témoignage s’humanise jusqu’à devenir celui d’un individu ordinaire confronté à la détestation de ce qu’il voit et ressent ; c’est la première partie de son article, riche d’impressions et dont la valeur artistique et littéraire est évidente…

Mais ce qui donne à cet article toute sa valeur sociologique (historique, géographique et politique), c’est aussi l’analyse factuelle et détaillée de la situation dans le pays, les citations directes d’acteurs humanitaires ou locaux rencontrés sur place : autant d’éléments qui permettent une meilleure compréhension du sujet, et plus largement du monde dans lequel nous vivons.

Or cette article, nous l’avons dit et redit, n’est illustré d’aucune photographie. Et c’est tout à fait secondaire, car aucune photographie n’eut apporté autant d’éléments tangibles que les mots.

L’artiste-plasticien contemporain
« caricaturiste-médiateur » de l’information ?

Ce qui m’amène à une conclusion très personnelle : et si les artistes étaient les véritables possibles médiateurs de communication entre les cultures ? L’avantage de l’artiste sur le journaliste, nous l’avons vu, c’est sa capacité à s’intégrer, à s’immiscer, à se faire accepter, à se fondre dans son sujet afin de mieux l’appréhender, à dégager des lignes de force que le journaliste, lui, n’a ni le temps ni le recul nécessaire pour voir. Le travail de bien des artistes palestiniens n’occulte pas le message qu’ils veulent faire passer, ils sont parfaitement conscients de la portée symbolique de leur action (13) ; mais le recadrage contextuel géographique, historique et politique par des journalistes spécialisés est nécessaire pour en saisir pleinement la portée concrète et pragmatique.

J’en veux  pour preuve les caricatures de presse qui, depuis presque deux siècles, font la Une de nos quotidiens internationaux et ne sauraient être considérés comme dérangeantes ou aliénantes, contrairement aux images de propagandes, d’où qu’elles viennent…

Par conséquent, je plaide pour le maintien d’une presse écrite (sur papier ou sur Internet) déontologiquement responsable, apportant tous les éléments concrets pour situer et appréhender l’événement que l’on doit connaître, effectuant ainsi une compilation des sources visuelles autant qu’écrites, et en réalisant la synthèse argumentée dans un tiers temps. Car dans ce tandem délicat image et texte, ne faut-il pas laisser à la représentation visuelle l’indicible, le transfert de questionnement, la puissance de suggestion, l’imagination réflective ; et à l’écrit  la précision textuelle,  l’évocation circonstanciée, la spatialisation temporelle et l’ajustement tant sociologique que politique des événements ? La question reste ouverte, bien sûr…

(1) – Page 24 de Courrier International n°988 du 8 au 14 octobre 2009. Extrait d’un article initialement paru dans «Asharq Al-Awsat »
(2) – « La guerre du Golfe (1990-1991) à la télévision française, exemple de traitement de l’information télévisée sur le monde arabe »
(3)Lire particulièrement son introduction. D’autres infos
(4)Source
(5) – Dans lequel il expliquait que cette absence de sentiment de réalité était due au basculement dans l’irréalité d’une représentation pure, sans référent. La photo étant le référent, la preuve…
(6) – Libération
(7)Sur Sophie Ristelhuber
(8)Entretien avec Sophie Ristelhuber
(9)Portfolio : Éric Baudelaire, An-My Lê, Sophie Ristelhueber & Gilles Saussier sur le site :
(10) Vacarme
(11) – Eric Baudelaire « Dredful details » à Visa pour l’Image
(12) – Rue 89
(13)Blog Le Monde
(*) – Extrait d’un texte de Sophie Ristelhuber (imprimé en 4ème de couverture d’un livre d’artiste) qui intègre, très librement traduite, une citation « De Rerum Natura » de Lucrèce : «Qu’est-ce que je fais là, anéantie sur le toit de cette voiture ? Est-ce que je me dis qu’il est doux de se tenir sain et sauf sur le rivage à regarder les autres lutter au milieu des courants déchaînés et des vents furieux. Non qu’il y ait du plaisir à tirer du malheur d’autrui, mais il est doux d’être épargné par un tel désespoir ? » Sans doute, comme artiste, suis-je moi aussi en guerre. »
(**) – Dépassant les théories antiques d’imitation et d’émanation, Léonard de Vinci dans Le Traité de la Peinture (1490) marque une transition dans l’histoire de l’art en qualifiant la peinture de « cosa mentale » (schéma mental / processus intellectuel). Chez Léonard, le peintre et le penseur ne font qu’un : une peinture doit avoir été conceptualisée avant de pouvoir être réalisée.
JL Chalumeau – les théories de l’art – Thémathèque Vuibert 1994
Sur la pensée de Léonard : Serge Bramly – Léonard de Vinci – J.C. Lattès 1988

Isabelle Matheron

Isabelle Matheron

Isabelle Matheron est consultante en communication.

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