Maladie un peu vite oubliée à l’Ouest, la tuberculose continue de faire des ravages en ex-URSS, notamment dans le milieu pénitentiaire où se développent également des formes de la maladie de plus en plus résistantes aux traitements. Dans le milieu carcéral post-soviétique, le travail des organisations humanitaires se heurte à un système de castes et de régulation semi-officielle, semi-mafieuse, qui complique encore un peu plus les soins et les traitements.
Printemps 2007, nous visitons avec MSF et le Comité international de la Croix Rouge les prisons kirghizes actives dans l’opération de lutte contre la tuberculose, et notamment le Sizo numéro 1, centre de rétention provisoire de la capitale Bichkek, et les colonies 27 et 31. Un voyage éprouvant, au cœur du système pénitentiaire kirghize.Vivant dans des cellules surpeuplées, mal ventilées, en manque criant de soins et d’hygiène, les prisonniers souvent fragiles car en mauvaise santé, sont des proies offertes à la maladie.
Quatre ans plus tard, les équipes des deux organisations humanitaires sont toujours sur place, et le nombre de malades ne diminuent pas, malgré leurs efforts. Chaque année, il y a entre 6 et 8 000 personnes atteintes par la tuberculose au Kirghizistan. Selon Sylvia Wuest, responsable du programme tuberculose pour la Croix rouge internationale (CICR), le taux de prévalence est 23 fois plus élevé dans le milieu pénitentiaire. Surtout, dans le civil comme en prison, la maladie est de plus en plus difficile à soigner, avec l’augmentation constante de formes de tuberculose multi-résistantes aux traitements.
La prison en ex-URSS, zone grise
La prison, au Kirghizistan comme dans le reste de l’espace post-soviétique, est un monde à part qui fonctionne selon sa propre logique et ses propres règles. Pour pallier le manque de personnel, les autorités kirghizes ont fermé les yeux sur le contrôle qu’y exercent les groupes mafieux et criminels dont les chefs sont les célèbres vori v zakone, les voleurs dans la loi, en russe. Si l’ordre règne, c’est bien grâce à ce subtil équilibre entre administrations officielle et officieuse, qui se partagent l’espace et les hommes. Drogue, business, politique, les affaires peuvent se régler à l’ombre des murs de la prison… Autre particularité, le système de «castes» qui prévaut : outre les leaders des prisonniers et leur cohorte, il existe des «collaborateurs», ceux qui travaillent avec l’administration, et des «intouchables», les prisonniers impliqués dans des affaires de mœurs. Ces deux dernières catégories sont sévèrement discriminées, vivent entre elles, et doivent éviter tout contact physique avec les deux premières. Dans les colonies, sortes de petits villages ceinturés par de hauts murs d’enceinte, les prisonniers déambulent ainsi librement, surveillés du coin de l’œil par des matons assez semblables à leurs pensionnaires, presque tous la cigarette fichée au coin des lèvres. Au Kirghizistan, les colonies numéros 27 et 31 sont réservées aux malades de la tuberculose, pour éviter ainsi une propagation plus grande de la maladie.
Dans ce contexte, comment et pourquoi traiter en prison ? « Nous considérons la colonie comme un hôpital, estime Sylvia Wuest, et nous suivons les seules règles d’un hôpital, dans le sens où nous traitons tout le monde, sur un pied d’égalité. Notre équipe d’une dizaine de personne va partout, en toute sécurité ». Malgré le manque de moyens, de personnel et les problèmes structurels, il est essentiel pour les organisations humanitaires d’être présentes dans le système carcéral, pour tenter de contenir l’épidémie de tuberculose. Car le passage par la case prison est courant au Kirghizstan comme dans les autres républiques post-soviétiques. En Russie par exemple, on estime qu’un quart de la population masculine y a déjà fait au moins un séjour dans sa vie. C’est donc autant un moyen de soigner les malades les plus vulnérables et délaissés que d’éviter une trop grande contagion vers le domaine civil.
Autre difficulté, améliorer les conditions de vie des malades (meilleure nourriture, moins de promiscuité, plus de soins) sans pour autant susciter l’envie des autres prisonniers… Car certains n’hésitent pas à échanger leurs crachats, pivot de la détection, pour se retrouver intégrés dans une colonie pour tuberculeux… et risquer d’être infectés à leur tour. Un trafic qui en dit long sur les conditions de vie dans le reste du système pénitentiaire… « Certains pensent avoir intérêt à tomber malade, pour avoir des conditions de vie supportables », confirme Francis Varaine, le « Monsieur Tuberculose » de MSF à Paris. Souvent mal informés, les prisonniers n’imaginent pas toujours les risques qu’il peut y avoir à contracter la maladie.
Car la tuberculose, à l’Est de l’Europe comme dans une partie de l’Afrique ou de l’Asie, présente des formes de plus en plus en plus difficile à soigner, réagissant de moins en moins aux traitements de première ligne. « En France, nous avons un peu oublié la tuberculose, et il y a très peu de cas, explique Francis Varaine. Mais en 1997, nous avons découvert ce qui se passait en Sibérie. Là-bas, les conditions sociales et médicales étaient catastrophiques, les gens mouraient de la tuberculose comme des mouches. Et le problème était encore amplifié en prison. C’est pour cela que nous avons décidé d’agir en Ex-URSS sur cette question. »
Depuis, en dehors du Kirghizistan, MSF et le CICR ont lancé des opérations dans le Caucase, et particulièrement en Arménie et en Azerbaïdjan, programmes depuis remis entre les mains des autorités. L’Ukraine aussi est un gros foyer d’infection, trop longtemps négligé par les autorités. Selon Natalia Kozhan, ancienne responsable de l’agence sanitaire nationale, qui s’appuie sur les chiffres officiels, il y aurait plus de 31 000 malades de la tuberculose en Ukraine et près de 4000 d’entre eux ont contracté une forme résistante.
En prison, la morbidité serait 16 à 20 fois plus élevée que dans le domaine civil. MSF a donc également décidé d’ouvrir une mission dans le pays, et spécifiquement dans la prison de Donetsk, une région à l’Est de l’Ukraine connue pour ses hauts taux de tuberculose (voir le portfolio de Micha Friedman sur le sujet). Là-aussi, MSF doit composer avec les conditions du système carcéral. « Nous en avons beaucoup parlé avant de nous lancer, confie Amine Dahmane, chef de la mission en Ukraine pour MSF. L’idée, c’est qu’en intervenant sur des questions médicales à l’intérieur de la prison, nous contribuons à l’humaniser. Et surtout, éviter une forme de double peine, la punition pour un crime ou un délit et la contamination par la tuberculose. Nous souhaitons faire prendre conscience aux autorités que la prise en charge de la population en prison a un impact sur l’état de santé du reste de la société ».
Un système anti-tuberculose à bout de souffle
En Ex-URSS, les taux de tuberculose sont près de 15 fois plus hauts que dans le reste de l’Europe. Outre les difficultés économiques et sociales auxquelles sont confrontées les anciennes républiques soviétiques, comment expliquer de telles différences ? « Les taux étaient sûrement élevés avant la chute de l’URSS mais c’est difficile à dire vu que tous les chiffres étaient faux, rappelle Francis Varaine. Mais il est clair que sous le régime communiste, de gros moyens étaient affectés au dépistage et au traitement. Après l’effondrement de l’URSS, cet équilibre précaire a été rompu ». Le système de lutte contre la tuberculose n’aurait en effet plus les moyens de ses ambitions, confirme Amine Dahmane : « Les établissements anti-tuberculose sont pléthoriques mais c’est un système qui fonctionne mal. Au lieu de diagnostiquer, et de traiter rapidement, en Ukraine, on met les patients en hospitalisation pendant six mois, ce qui favorise la contamination. Ils n’ont pas conscience que tout ce vieil ensemble dédié à la tuberculose est en réalité une partie du problème. »
L’accès aux médicaments, de mauvaise qualité, est lui aussi hiératique. Mal administrés, les traitements sont souvent interrompus, ce qui favorise les résistances au sein des organismes. Si les prisons ont bien été un incubateur, tous les éléments d’un cocktail explosif étaient donc réunis : l’étroitesse du lien entre la prison et le monde civil, la piètre qualité des médicaments en circulation et souvent en vente libre, les mauvaises habitudes thérapeutiques, et l’existence dans ces contrées d’une souche très prévalente, surnommé Beijing par le monde médical, qui à la capacité de développer des résistances très rapidement.
La tuberculose, « maladie de pauvres », n’est pas la priorité des chercheurs
Actuellement, dans leurs programmes en milieu pénitentiaire, les équipes médicales ont accès, grâce notamment à l’argent du Fonds mondial, à deux protocoles de traitements, nommés DOTS et DOTS +. Mais nombreux sont les spécialistes de la tuberculose qui tirent la sonnette d’alarme. « La molécule qui est à la base du traitement DOTS est très efficace pour des tuberculoses classiques, décrypte Francis Varaine. Mais rendez-vous compte, elle date des années 60 ! Rien n’a été entrepris depuis ! Il ne faut pas s’étonner ensuite que des résistances se développent. DOTS + non plus n’est pas très efficace. C’est un traitement qui doit durer deux ans, ce qui est extrêmement long ».
La durée du traitement est un élément-clé de la réussite ou non d’un traitement anti-tuberculose, ce que confirme Sylvia Wuest du CICR à Bichkek : « C’est tout le problème dans les prisons. A leur libération, il est très difficile de suivre les malades, qui sont généralement pauvres et sans domicile alors que le suivi est très lourd. Nous perdons souvent leur trace ». A l’entrée des pays baltes (ex-républiques soviétiques où le taux de prévalence de tuberculose multi-résistante est également élevé) dans l’Union Européenne, certains avaient espéré que la recherche s’intéresserait à nouveau à la question. « Mais tout le monde s’en fiche, poursuit Francis Varaine. Parce que contrairement au sida, qui touche aussi nos États, la tuberculose est une maladie de pauvres et il n’y a pas de marché commercial à espérer derrière. »
Récemment, un nouveau protocole de six mois, mis en place grâce aux efforts de la Fondation Damien (Belgique) et de l’Institut tropical d’Anvers a été testé avec succès au Bangladesh, et pourrait inaugurer une amorce de changement dans les traitements de la tuberculose. Il est plus que temps. Les médecins voient en effet apparaître un danger plus grand encore, des formes ultra-résistantes de la tuberculose, cette fois-ci totalement incurables. Selon l’OMS, 33 cas de cette tuberculose mortelle ont été comptabilisés au Kirghizistan cette année.
Les dangers multipliés de la co-infection.
L’autre risque majeur est la rencontre de deux épidémies, la tuberculose et le Sida. Les Nations Unies estiment maintenant le nombre des contaminés par le VIH à 1,5 millions en Europe de l’Est. Lors de la dernière conférence mondiale sur le Sida, qui a eu lieu en septembre 2010, l’Unicef a ainsi rappelé que dans aucune autre région du monde, le virus ne se propage aussi rapidement. Le pays le plus gravement touché est l’Ukraine : 1,6% de la population de ce pays (15.000 nouveaux cas déclarés en 2008), est contaminée par le virus, estime l’OMS.
Là encore, l’effet amplificateur de la prison joue à plein. La drogue y circule assez librement, sans oublier la transmission sexuelle, qui bien que taboue dans l’univers carcéral, joue un rôle certain dans la propagation du VIH. Et toujours ce même cercle vicieux : les patients ont d’autant plus de chance d’attraper la tuberculose qu’ils sont affaiblis par le sida. Si la tuberculose est contractée sous sa forme multi-résistante, les chances de guérison sont faibles. Pour l’une comme l’autre des maladies, il y a donc urgence.
Voir le reportage photo réalisé par Misha Friedman, lauréat 2010 du prix « Stop tuberculose »
Pour aller plus loin :
le rapport de l’OMS sur la tuberculose dans le monde rappelle les principaux chiffres pour 2010 et donne trois conclusions :
– La mortalité dans le monde reste encore élevée avec 1,7 millions de décès enregistrés en 2009, ce qui équivaut à 4 700 morts par jour.
– On enregistre les taux les plus élevés de tuberculose multirésistante, notamment dans certaines parties de l’ex- Union soviétique.
– Le taux d’incidence mondiale qui est retombé à 137 cas pour 100 000 en 2009 après avoir atteint un record de 142 pour 100 000 en 2004, décroit trop lentement.
Mathilde Goanec
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